Egypte : les défis économiques d’un régime politique crispé

par Olivier Le Cabellec, Economiste au Crédit Agricole

Depuis le « printemps arabe » de 2011, l’Égypte n’a pas réussi à stabiliser sa situation politique qui reste tendue. Et depuis 2014, le pouvoir militaire se crispe de plus en plus ce qui affecte la popularité et la légitimité du président-général Al-Sissi, alors que la situation sécuritaire reste précaire.

Par ailleurs, les déséquilibres macro-économiques accumulés depuis 2010 et l’effondrement des recettes en devises (tourisme, Canal de Suez et transferts des émigrés) ont rendu nécessaire une aide externe importante du FMI et des pays du CCG pour soutenir les réserves en devises de la Banque centrale.

Une des conditions du plan FMI est l’adoption d’un régime de change flottant (une première au Moyen-Orient), qui a abouti à la dépréciation de 57% de la livre égyptienne en 2016. Ce nouveau régime de change va permettre une plus grande réalité des prix et va favoriser un rééquilibrage naturel de la balance commerciale. Mais il va aussi propulser l’inflation au-delà de 20% en 2017 ce qui pourrait provoquer des tensions sociales. Par ailleurs, le contrôle des capitaux reste actif début 2017, ce qui affecte l’activité des entreprises.

Point positif, le gouvernement a su relancer l’activité, et la hausse du PIB devrait s’établir à 3,3% en 2017 après 3,1% en 2016. Mais ce regain de croissance creuse les déficits budgétaires et courants et les recettes en devises continuent de se tarir. Par ailleurs, l’État est surendetté en raison des mesures prises pour tempérer l’instabilité sociale.

Le rating reste donc contraint par l’endette- ment public et l’incertitude quant à la réussite du plan de soutien du FMI. En revanche, la reconstitution progressive des réserves de change a légèrement réduit le risque de liquidité à court terme. Mais si l’Égypte est privée durablement de ses recettes en devises, la question de la liquidité souveraine se reposera vite.

Crispation du pouvoir militaire et affaiblissement des soutiens des pays du Golfe

Après la chute de Moubarak en 2011, l’Égypte a connu une expérience démocratique, mais malheureuse avec un gouvernement islamique rigide, peu performant économiquement et vite impopulaire. En 2013, le pays est donc revenu à un régime militaire, suite à un coup d’État « légitimé » ensuite par les urnes. Mais le général Al-Sissi est de plus en plus confronté au problème de la baisse de sa popularité, à l’affaiblissement de certains de ses soutiens externes (surtout celui de l’Arabie saoudite) et au renforcement d’autres (les États-Unis de D. Trump). Tous restent toutefois attachés à ne pas trop déstabiliser un pays-clé dans la région. Le pouvoir se crispe néanmoins de plus en plus sur fond de retour des députés Moubarakistes en 2015 et d’une forte détérioration de la situation sécuritaire avec de nombreux attentats des frères musulmans. Les risques sociaux semblent assez contenus à ce stade, mais le risque inflationniste est en forte hausse à presque 25% fin 2016. Le chômage est trop élevé (12,6% fin 2016), et ce, d’autant que la population progresse de 2,2% par an.

Les grandes difficultés économiques ont nécessité une aide du FMI et l’adoption d’un régime de change flottant

Après quatre années de croissance médiocre en raison de la situation politique et sociale, le rebond de 2015 (4,2%) issu du soutien apporté par les investissements publics et une politique de grands travaux, ne se reproduit pas en 2016 : la crois- sance du PIB va décélérer à 3,1%. Effectivement, le pays a souffert d’une contraction de 9% de la production industrielle, pénalisée par le change surévalué et le contrôle des capitaux.

Les difficultés économiques se sont accentuées en 2016, en raison d’un environnement externe difficile, mais aussi d’une politique monétaire rigide incompatible avec les objectifs économiques de relance keynésienne. Cette politique a eu pour effet d’augmenter les ratios de dette sans relancer suffisamment la croissance. Les déficits commercial et courant se sont donc encore détériorés pour atteindre respectivement 12% et 5,5% du PIB. La croissance reste donc déséquilibrée.

Cette situation a naturellement pesé sur les réserves en devises qui ont chuté de 35 Mds USD avant 2011 à 15,5 Mds à mi-2016, un niveau inférieur au minimum de trois mois d’importations. Les IDE en baisse (issus majoritairement des pays du Golfe) et l’arrêt des facilités de paiement de l’Arabie sur la dette pétrolière ont achevé de provoquer une crise de liquidité à l’issue inévitable, en raison de la forte surévaluation de la livre (deux fois son cours du marché noir). La Banque centrale (CBE) a donc été contrainte de lâcher la défense du taux de change fixe de 8,8 par USD et a adopté un régime de change flottant, par ailleurs une des conditions du FMI à son plan de soutien. Le cours de la livre s’est donc effondré à 18,7, une dépré- ciation de 57% en 2016. Début 2017, la CBE essaye d’assouplir le contrôle de capitaux, pour faciliter l’accès au dollar pour les importateurs, mais conserve encore des listes de produits prioritaires. Le marché cherche actuellement le cours d’équilibre de la livre entre 18 et 19 EGP par USD. Celle-ci pourrait encore se déprécier de 10% par an compte tenu de l’inflation et du déficit courant. La dévaluation aura aussi un effet mécanique sur le PIB calculé en USD qui va tomber de 330 Mds USD en 2016 à 187 en 2017.

Le plan de soutien du FMI

Le soutien financier externe apporte indéniablement une aisance de liquidité à court terme. L’aide des multilatéraux (FMI, ADB et BM) et des pays du Golfe s’élève à 19 Mds USD (soit 6% du PIB) et permet le redressement des réser- ves en devises à 23 Mds USD. Ces réserves devraient progresser en 2017 à environ 30 Mds USD, compte tenu des décaissements à venir et du succès d’une émission internationale de 4 Mds USD à long terme, fortement sur-souscrite début 2017. De plus, le change flottant favorise le rééquilibrage naturel de la balance commerciale : les exporta- tions devraient être soutenues par un regain de compétitivité et les importations s’ajuster par les prix.

Le scénario de sortie de crise le plus favorable est celui de l’acceptation par les marchés d’une perturbation économique à court terme, avec un pic d’inflation qui redescend progressivement grâce à l’effet de base, des réserves de change stabilisées à quatre mois d’importations et un change selon un peg glissant d’environ 10% l’an. Ceci favoriserait les anticipations des investisseurs et permettrait aussi de redresser le solde courant.

Un double surendettement préoccupant

Malgré un environnement plus favorable, le surendettement reste une grande fragilité. La contraction des recettes d’exportations en 2016 et les aides de multilatéraux ont provoqué une forte hausse de la dette externe à 177% des recettes d’exportation à fin 2016. Cette dette va encore progresser en 2017, car le déficit courant restera élevé (5,2% du PIB), les versements de l’aide vont se poursuivre et le pays a repris son cycle d’emprunt en dollars américains. La découverte d’un champ gazier off- shore géant donne de grand espoir d’indépendance énergétique, voire d’exportations potentielles, mais son exploitation ne débutera qu’à moyen terme.

L’État est surendetté. La dette publique s’élève à 93% du PIB fin 2016, un ratio beaucoup trop élevé pour un pays émergent. Elle est essentiellement financée par les banques locales, à 84% en mon- naie locale, ce qui limite l’exposition de l’État et du secteur bancaire au risque de change. Cette dette a un peu augmenté, suite à la dépréciation de la livre et pourrait progresser à environ 100% du PIB en 2017. Le déficit budgétaire, considérable, n’est jamais passé à moins de 5% du PIB depuis dix ans. En effet, le gouvernement, qui a vu ses recettes diminuer par l’effet de la crise, n’a modifié que marginalement en 2016 sa politique généreuse de subventions, car la priorité est de contenir l’agitation sociale. En 2016, le déficit devrait atteindre encore 12% du PIB et les prévisions pour 2017 n’envisagent qu’une amélioration marginale à 10%. Le coût de financement local est trop élevé à 20% début 2017. Le plan de soutien des bailleurs de fonds soulage les contraintes de liquidité, mais ne règle pas le problème de fond de l’Égypte : le déficit budgétaire structurel est le prix à payer des tensions politiques et sociales latentes du pays.

Au total, le pays est donc entré dans une zone de double surendettement externe et public à mi- 2016. Cela reste une zone de danger, si le plan FMI ne produit pas l’ajustement espéré.

Incertitude sur la réussite du plan

La réussite du plan de soutien est espérée, mais encore incertaine, car plusieurs risques se profilent. Les principales sources d’entrée de devises sont en baisse. Le tourisme se contracte de 30% en 2016 sous l’effet des attentats terroristes et il est peu probable que la dévaluation les redresse. Les recettes du canal de Suez, corrélées au prix du pétrole, baissent de 4% et les transferts des émigrés égyptiens chutent de 14% en dollars américains, en raison de la crise dans les entreprises des pays du Golfe qui les emploient. Si cette tendance perdure et prive durablement le pays de ses recettes en devises, la question de la liquidité se reposera vite et les réserves de change pourraient à nouveau baisser à moyen terme.

Le deuxième risque est une très forte hausse de l'inflation, principalement importée, et notamment sur les produits agro-alimentaires et de santé. Nourrie en 2017 par la chute de la livre, la baisse des subventions, et la mise en place d’une TVA, elle pourrait dépasser les 20% à 25% et créer des tensions sociales. Les réactions de la population à un environnement très inflationniste sont encore inconnues. La crédibilité de la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale est encore à tester. Si elle met presque fin au marché noir et restaure la compétitivité, la CBE manque encore un peu de compétence et d'autonomie. La crispation du pouvoir militaire est peu propice à un équilibre naturel des forces de marché et l'interventionnisme de l'armée pourrait perturber la donne, alors que les conditionnalités sont socialement douloureuses. Le retour à une croissance équilibrée nécessitera des réformes structurelles plus profondes, et notamment une amélioration de la gouvernance et de l’environnement des affaires qui reste très médiocre.

Si la politique économique du pays est sans doute plus facile à mettre en œuvre depuis le chan- gement du régime de change, malgré le contexte géopolitique et régional tendu, la réponse aux défis structurels est régulièrement différée par les effets des chocs politiques internes ou externes.

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