Etats-Unis : le retour des déficits jumeaux

par Philippe Ithurbide, Directeur de la Recherche, Didier Borowski, Responsable de la recherche macroéconomique, et Monica Defend, Responsable de la Stratégie, Adjointe au Directeur de la Recherche chez Amundi

Deux événements récents ont transformé l’environnement macro-financier : (1) la hausse de la volatilité des actions, et (2) sur le front de la politique économique, l’accord bipartite obtenu au Congrès américain pour l’augmentation des dépenses publiques. Si ce dernier apporte un élan positif à la croissance sur le court terme, il devrait également entretenir de l’incertitude (et par conséquent de la volatilité sur les marchés).

En effet, c’est la première fois que les États-Unis votent des mesures de stimulation de l’économie alors que celle-ci est proche du plein-emploi. Même si l’ampleur de ces dépenses n’est pas exceptionnelle, elle s’ajoute aux réductions d’impôts en place depuis le début de l’année et augmente la nature pro-cyclique de la politique budgétaire. Les inconvénients sont nombreux et bien connus.

  • Une hausse des dépenses accompagnée d’une baisse des recettes fiscales n’est jamais compensée par l’accélération de l’activité qui en découle. Le déficit du budget fédéral va donc encore se creuser et dépasser 5 % du PIB en 2019 d’après nos estimations, un record pour une économie en expansion.
  • En situation de plein-emploi, des mesures de relance budgétaire ont plus de chance de générer de l’inflation, notamment sur le front des salaires.
  • Dans ce contexte, la Fed doit rééquilibrer le policy mix en réduisant le caractère accommodant de sa propre politique : la probabilité de quatre relèvements des taux cette année (un par trimestre) s’en trouve 
donc accrue. Et dans ces conditions, les taux d’intérêt à long terme risquent de grimper de manière plus nette.

La hausse des taux d’intérêt va-t-elle soutenir le dollar ?

Au début des années 80, la politique budgétaire expansionniste du Président Reagan a provoqué une dégradation brutale des déficits budgétaire et commercial (les déficits jumeaux), mais également une appréciation sensible du dollar.

Toutefois, les conditions sont radicalement différentes aujourd’hui. À l’époque, la Fed était résolue à relever ses taux pour maîtriser l’inflation, et c’est la hausse des taux réels qui avait soutenu le dollar.

Aujourd’hui, le contexte est différent, et ce pour plusieurs raisons :

  • Premièrement, les conditions sont nettement moins inflationnistes; en moyenne, au cours du cycle actuel, l’inflation est descendue à son niveau le plus faible depuis le début des années 60.
  • Une approche graduelle est nécessaire de la part de la Fed, car un resserrement brutal des conditions 
monétaires entraînerait à coup sûr un krach obligataire et une nouvelle crise économique et financière.
  • D’autre part, la relance budgétaire pro-cyclique va probablement donner lieu à une hausse plus marquée des importations (et par conséquent à une plus grande dégradation du déficit commercial) qu’une relance 
budgétaire contra-cyclique.
  • Enfin, une autre dégradation est à prévoir sur le front de la balance des revenus. Les paiements d’intérêts 
sur la dette détenue par des investisseurs étrangers vont mécaniquement augmenter avec la hausse des taux nominaux. Aujourd’hui, les passifs américains pèsent pour près de 180 % du PIB, dont environ 60 % liés à des instruments de dette. Toutes choses étant égales par ailleurs, une hausse des taux nominaux de 100 pb devrait donc avoir un impact négatif de près de 0,6 % du PIB sur la balance des revenus (en plus du déficit commercial).
  • En définitive, le creusement des déficits jumeaux pourrait peser sur le dollar en 2018, ce qui ne manquera pas d’inquiéter davantage la Fed quant aux conséquences inflationnistes de la politique budgétaire en l’absence de réaction de sa part. Au final, l’incertitude entourant la fonction de réaction de la Fed devrait maintenir la volatilité à des niveaux élevés.

Le point de vue des stratégistes

Pourquoi la hausse des rendements à long terme est appelée à durer

Trois facteurs expliquent selon nous la hausse des rendements souverains à long terme. Chacun d’entre eux devrait continuer d’exercer des tensions sur les taux au cours des prochains mois.

1. La nette révision à la hausse des anticipations du marché concernant les taux des Fed funds, dans le sillage du vote de la réforme budgétaire.

Pour l’instant, les investisseurs, tout comme nous, anticipent trois relèvements des taux en 2018.

2. La confirmation de la réduction de l’arsenal des mesures de relance monétaire.

Un autre facteur expliquant la hausse des rendements à long terme internationaux est la diminution drastique des achats nets d’emprunts d’État de la BCE à partir de début 2018 (le rythme du programme d’achat de dette publique a été réduit d’environ 60 %). C’est également l’une des raisons de la hausse de la prime de terme en Allemagne et sur d’autres marchés.

3. L’augmentation des besoins de financement du Trésor américain

D’après nos calculs, les émissions nettes de bons du Trésor américain à long terme pourraient s’élever à 800 milliards USD en 2018 et 970 milliards USD en 2019 (en raison du creusement des déficits et des non-réinvestissements de la Fed), soit quasiment le double des sommes empruntées par le gouvernement fédéral en 2017. Si ces montants ne sont pas absolument inédits (les émissions nettes de bons du Trésor américain ont représenté 1 000 milliards USD en 2012 et même 1 600 milliards USD en 2010), il est en revanche anormal que les déficits se creusent autant à ce stade du cycle économique.

Selon notre analyse, le seuil critique à partir duquel le rendement à 10 ans des bons du Trésor donnera lieu à un double marché baissier sera d’environ 3,5 %.