20 ans de libéralisation de l’énergie : l’heure de vérité ?

par Raphaël Boroumand, Docteur en économie, enseignant-chercheur, économiste à L'Observatoire Eurogroup Consulting

La libéralisation prônée par la Commission Européenne visait à casser les monopoles électriques et gaziers nationaux considérés comme inefficaces. A l’aval, l’arrivée de nouveaux entrants innovants et compétitifs devait offrir aux consommateurs résidentiels le choix entre différents fournisseurs et mettre ainsi un terme aux rentes de monopoles. La libéralisation des marchés de détail devait conduire à une baisse des prix de l’électricité et du gaz pour le plus grand bénéfice des consommateurs européens. Les objectifs sont louables mais, au 20ème anniversaire de ce big bang institutionnel, le compte n’y est toujours pas…

Toute politique de concurrence n’a de pertinence que si elle tient compte des spécificités techniques et économiques du produit ou service concerné. La concurrence est un processus. Elle ne se décrète pas et n’est pas une résultante automatique de l’ouverture d’un marché. Offrir aux consommateurs la possibilité d’opter pour un fournisseur alternatif n’est pas gage de concurrence. Par ailleurs, le simple fait de changer de fournisseur n’implique ni dynamisme de marché ni garantie de gain financier pour le consommateur. Dès lors, le si populaire indicateur de « taux de changement de fournisseur » (c’est-à-dire le nombre de consommateurs qui ont quitté leur fournisseur historique pour un autre fournisseur) ne constitue pas un indicateur fiable du niveau concurrentiel d’un marché. C’est un trompe-l’œil qui peut voiler l’absence de concurrence effective. En effet, de nombreux consommateurs font des choix irrationnels en optant pour un fournisseur alternatif plus cher. Rien d’étonnant quand ces consommateurs sont face à des offres commerciales complexes dont le coût final n’est pas lisible. Un marché libéralisé ne signifie donc pas un marché dynamique.

La libéralisation est utile si elle génère une baisse des prix, l’innovation produit/service ou des gains de productivité. Croire que la libéralisation des télécommunications et de l’aérien sont duplicables à l’électricité, c’est faire preuve d’une naïveté ou d’un dogmatisme effarant. Il faut analyser une industrie telle qu’elle est et non pas sous le prisme d’idées reçues ou de croyance en une « Main invisible » qui rendrait les marchés efficaces et efficients sans risque de défaillance.

L’électricité est un produit très spécifique qui ne bénéficie pas de la révolution technologique dans les télécommunications (émergence du mobile) ou de vagues d’innovations successives. Il n’offre pas le potentiel d’offre de différents bouquets de services de l’aérien (du low cost au très haut de gamme avec une large palette d’options en termes de services). Le low cost dans la fourniture d’électricité n’a aucun sens. Le secteur de l’électricité est resté figé sur son ancien modèle avec des contraintes de réseaux et une fiscalité qui cantonnent la concurrence aval à un petit segment de la chaîne électrique sans leviers d’innovation ou de différenciation significatifs dans la fourniture de biens aussi homogènes qu’un kWh d’électricité ou un m3 de gaz. L’espace concurrentiel est donc restreint. Comment alors inciter les consommateurs à se muer en consomm’acteurs du processus de libéralisation ? Il suffisait de lire les travaux bien connus de l’économiste libéral Joseph Schumpeter pour savoir qu’il ne peut y avoir de concurrence sans différenciation. L’innovation et la différenciation sont les bras armés de la concurrence. La « Main invisible » est une énigme, pour ne pas dire une chimère. Le bilan en demi-teinte de la libéralisation était donc prévisible. Même la Grande-Bretagne, souvent citée comme référence, a connu de nombreuses années de parallélisme des stratégies-prix entre six fournisseurs qui se partageaient le marché (leur part de marché cumulée était de plus de 90%). En l’absence de menace concurrentielle crédible, ces derniers bénéficiaient d’un pouvoir de marché collectif au détriment des ménages. Ils répercutaient les hausses de leur coût d’approvisionnement bien plus que les baisses avec un suivisme zélé. Ce type de comportement est permis lorsque le régulateur ne joue pas son rôle de surveillance des marchés. En effet, comment s’étonner que des entreprises privées cherchent à éviter une guerre des prix pour maximiser leur marge ? Dès lors, quel intérêt pour les consommateurs d’une libéralisation qui substitue une rente d’oligopole à une rente de monopole ? Notre propos ne vise nullement à revenir à l’ancien modèle de monopole mais à rendre la concurrence bénéfique pour les consommateurs.

Comment dépasser la quadrature du cercle ? Ne perdons pas espoir. Avec la fée électricité, la lumière est au bout du tunnel. Avec la digitalisation du secteur et cette « troisième révolution industrielle » qui combine le numérique et les énergies renouvelables, les fournisseurs se transforment pour devenir agiles à partir de nouveaux « business models » qui devront contribuer à la transition énergétique vers une économie décarbonée. Cette profonde mutation s’observe chez les énergéticiens historiques comme chez les nouveaux entrants. La concurrence n’est pas dans la fourniture d’électricité ou de gaz en tant que commodités mais bien dans l’offre de services en management de l’énergie et de solutions d’efficacité énergétique. Les fournisseurs d’énergie se transforment en architectes de solutions énergétiques afin de répondre aux nouvelles attentes clients. Ces leviers d’innovation dans les services peuvent faire émerger une dynamique concurrentielle atone depuis 20 ans à la condition d’une régulation pro-concurrentielle au bénéfice des consommateurs ! Le nouveau monde de l’énergie est en marche avec comme marqueurs le digital et la différenciation dans les services. La révolution « énergies renouvelables + interactivité digitale » est une rupture bien plus fondamentale que celle de la libéralisation.

NOTES

Energie. Economie et politiques, Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, édition Deboeck, 2015

Economie du bien commun, Jean Tirole, Presses Universitaires de France, 2016