Asie émergente : des signes conflictuels sur la voie de la reprise

par Edgardo Torija-Zane, économiste chez Natixis

Avec la conviction que le pire de la crise mondiale est derrière, les investisseurs internationaux ont retrouvé leur appétit pour le risque. Le marché actions a repris de la vigueur depuis mars, recouvrant en partie ses niveaux d’avant le crack de fin 2008.

Cependant, les signes d’une véritable reprise dans la région restent rares. Si la croissance économique de la plupart des pays reste affectée par la crise financière mondiale, leurs politiques macro-économiques vont se trouver face à de nouveaux défis.

Les marchés asiatiques retrouvent de l’optimisme…

Si les réponses monétaires agressives à la crise à l’échelle mondiale ont inondé les marchés de liquidités, les pousses de printemps (« green shoots ») apparues dans les données économiques en provenance des États-Unis (augmentation des ventes de logements, baisse du rythme des pertes d’emploi) et de Chine (rebond de l’investissement, la production industrielle et des ventes automobiles) ont fait apparaître la notion d’une crise dont le pire serait désormais derrière nous. Les marchés monétaires et du crédit n’étant plus entièrement bloqués, les investisseurs ont retrouvé depuis mars leur goût du risque, transférant des fonds depuis des investissements perçus comme sûrs tels que les bons du Trésor US vers des actifs à plus fort rendement. Ce mouvement bénéficie les marchés émergents.

Alors que l’appétit du risque revient aux investisseurs et que les flux internationaux entrants s’intensifient, les valeurs asiatiques reprennent des couleurs. D’autres marchés actions ont eux aussi été les témoins d’un fort redressement mais l’Asie s’est mieux comportée que les marchés développés et que les marchés émergents. Parmi les marchés asiatiques, le redressement est particulièrement marqué en Chine, à Hong Kong et à Taiwan, où les marchés actions bénéficient aussi des achats de fonds d’actions chinois, stimulés de leur côté par l’explosion du crédit. Les principaux indices ont grimpé de près de 50 % depuis début mars, dans le sillage du plongeon de l’année dernière, mené en l’occurrence par les flux sortants de capitaux.

Le marché asiatique obligataire est lui aussi remonté, les spreads se resserrant sur le marché des CDS pour les titres souverains. Sans grande surprise, la plupart des monnaies asiatiques se sont récemment appréciées par rapport au dollar US. Depuis début mars, le won coréen s’est renforcé de 15 %, la roupie indonésienne de 14 % et la roupie indienne de 5 % environ.

… mais les indicateurs conjoncturels ne sont pas tous encourageants

Le cycle actuel des flux entrants de capitaux, limité d’ailleurs aux investissements de portefeuille (les prêts syndiqués restent relativement rares, alors que les banques internationales ferment le robinet du crédit1), semble quelque peu lié aux conditions particulières qui prévalent sur les marchés développés de capitaux, où les taux d’intérêts sont très faibles, plutôt qu’à l’existence de signaux clairs d’une véritable reprise économique dans la région.

En Asie, certains signes de redressement sont clairement encourageants. A commencer par la Chine, où nous notons déjà que l’activité manufacturière s’intensifie, soutenue par le déploiement du paquet fiscal et par le boom du crédit bancaire encouragé par le gouvernement. Les nouveaux prêts entre janvier et avril 2009 ont totalisé plus de 5 milliards de RMB, contre 4,9 milliards de RMB sur l’ensemble de l’année 2008. L’augmentation des prêts bancaires a aussi déclenché une reprise du marché immobilier et du marché automobile (les ventes des voitures ont progressé de 14 % sur les quatre mois de cette année par rapport à la même période en 2008). On observe également des évolutions positives en Inde, un pays partiellement isolé de la récession globale par son vaste marché domestique et sa faible dépendance aux exportations. La croissance du PIB indien s’est accélérée au premier trimestre 2009 (progression en rythme annuel de 3,7% en T109, contre seulement 0,4% en T408). L’Indonésie, autre pays relativement moins exposé à la demande extérieure, s’est aussi montrée assez résiliente.

Le pays (exportateur net de marchandises) bénéficie également d’un certain regain de la demande étrangère pour ses ressources naturelles2.

Enfin, il convient aussi de noter que les gouvernements, partout en Asie, ont pris des mesures monétaires et fiscales musclés depuis la fin 2008 pour stabiliser les économies ou au moins pour les aider à ne pas tomber plus bas. Les banques centrales ont réduit les taux d’intérêt et les gouvernements ont substantiellement accru leurs dépenses (cf. infra), en ciblant essentiellement les dépenses en infrastructures. Grâce à des dépenses fiscales rapides et en dépit d’une amorce de désendettement des ménages très endettés, la Corée du Sud a évité la “récession technique” au premier trimestre, rebondissant à 0,1 % après s’être contractée de 5,1 % en glissement trimestriel sur 4Q083. 

Cependant (et en dépit d’efforts de politique macro-économique), la situation ne s’améliore pas beaucoup dans de nombreuses économies. Plus particulièrement, les pays dont l’activité globale dépend lourdement d’exportations manufacturières technologiquement sophistiquées, pour lesquelles la demande s’est effondrée, sont les plus touchés par la crise. Taiwan et la plupart des économies d’Asie du Sud-est font face à une sévère contraction de la production et sont entrés dans une violente récession.

Singapour et Hong Kong, deux économies très ouvertes et spécialisées de surcroît dans les services financiers ont vu leur PIB se contracter brutalement. À Singapour, la contraction du PIB sur le dernier trimestre est la quatrième consécutive (avec un taux annualisé de 14 %).

Les dernières données conjoncturelles ne sont guère encourageantes. Les exportations ont diminué sur les six derniers mois avec des taux à deux chiffres. L’industrie manufacturière et l’emploi sont touchés de plein fouet. Les chiffres du commerce extérieur en Chine, dont on attendait une amélioration en avril (sous la forme d’une diminution de la contraction annuelle des exportations) ont en fait été plutôt décevants, avec une contraction des exportations culminant à 22,6 %, alors que le déclin n’était que de 17,1 % en mars. Les importations continuent également de chuter (-8,1% en volume). Mauvaise nouvelle pour l’Asie émergente, la reprise chinoise semble n’avoir eu jusqu’à présent qu’un impact limité dans la région.

Les défis pour la politique macro-économique

Il y a un an à peine, la surchauffe et l’inflation tirée par des prix record des matières premières étaient les deux principaux soucis de la politique macro-économique en Asie. Quelques mois plus tard, on s’inquiète de l’état de santé des systèmes financiers et du ralentissement violant de la croissance économique. Comme nous l’avons déjà mentionné, les gouvernements et les banques centrales ont pris d’importantes mesures pour empêcher la crise financière mondiale de se transformer en récession domestique.

Actuellement, le débat porte sur le caractère approprié de cette réaction, une politique expansionniste excessive risquant de compromettre la soutenabilité macro-économique à moyen terme.

En Chine par exemple, où les banques ont assoupli les normes d’octroi du crédit, les prêts d’entreprise connaissent une hausse très rapide en dépit de la chute des profits des entreprises. Dans un rapport sur les banques chinoises publié en mai dernier, l’agence de notation de crédit Fitch a alerté quant à l’apparition de signes de détérioration de la qualité des actifs des banques chinoises.

Selon ce rapport, Les prêts non-performants devraient augmenter au fil du temps. Risque sous-jacent : si la détérioration du portefeuille des banques menaçaient la stabilité du système financier, les autorités chinoises se verraient contraintes d’adopter une réponse agressive, comme elles l’ont fait par le passé, avec des politiques de limitation de la consommation, soit en imposant des taux de rémunération des dépôts pour augmenter la rentabilité des banques, soit en augmentant les taxes pour recapitaliser les banques. Au final, la demande domestique va croître à un rythme plus lent et non plus rapide, ce qui est le but de l’assouplissement actuel des normes d’octroi du crédit.

Concernant le paquet fiscal, on avertit qu’il pourrait être excessivement axé sur l’investissement (déjà élevé à 40 % du PIB) et pas assez orienté sur le soutien de la consommation privée, susceptible d’exacerber les surcapacités de production, notamment des entreprises orientées à l’exportation.

En Inde, la plupart des critiques portent sur le caractère véritablement souhaitable d’un énorme paquet fiscal, qui va augmenter le déficit public déjà élevé (proche du 7 % du PIB) et la dette publique (estimée à 75 % du PIB en 2008). Dans le sillage de la détérioration prévue du processus de consolidation fiscale début 2009, Standard & Poors a révisé la perspective (de stable à négative), de la dette souveraine de l’Inde (la qualification de la note est BBB-).

Il est difficile de juger si le degré de réponse politique de la Chine et de l’Inde au ralentissement est suffisant. Il n’y a en fait aucun critère objectif permettant d’évaluer si les gouvernements en font trop (augmentant le risque d’une inflation indésirable à l’avenir) ou trop peu (et ne parvenant pas à éviter un ralentissement fort). Dans le cas de l’Inde, il Asie Émergente 6 sera crucial de préserver la crédibilité fiscale en signalant que ces paquets fiscaux sont exceptionnels et disparaîtront sitôt la reprise venue.

Pour les pays asiatiques émergents très dépendants des exportations manufacturières (c’est-à-dire l’ASEAN et les nouvelles économies industrialisées, NEIs), le financement d’un déficit budgétaire creusé n’apparaît pas comme une menace grave, ces économies présentant habituellement des taux d’épargne élevés et des ratios de la dette publique faibles. Toutefois, il est peu probable que le paquet de relance soit suffisant pour ramener rapidement la croissance économique, à moins qu’il n’offre un changement radical de prix relatifs afin d’orienter la production vers les besoins de la demande domestique, en augmentant par exemple le revenu disponible des ménages. L’appréciation des taux de change pourrait aussi aller dans ce sens, mais nécessitera un changement de l’orientation stratégique de la politique monétaire, celle-ci concentrée, après la crise de 1997 à éviter l’appréciation des devises et à favoriser l’accumulation de réserves de change. Un tel changement est fortement improbable dans le contexte actuel, car il pourrait nuire les industries exportatrices, déjà très affectées par la crise. Par ailleurs, il requerrait plus de coordination entre les politiques monétaires des pays (afin d’éviter les comportements individualistes, cherchant la compétitivité des prix en gardant des monnaies sous-évaluées) et une plus forte réglementation des flux de capitaux, afin d’éviter les effets indésirables de flux spéculatifs à court terme.

Enfin, le dernier obstacle est le propre succès de la stratégie de l’accumulation de réserves, qui a permis une diminution de la vulnérabilité financière externe. Contrairement à ce qui s’est passé en 1997-98, lors de cette crise, aucun pays de la région n’a pas demandé de l’assistance financière multilatérale.

Perspectives et risques

Le récent redressement des marchés asiatiques, conduit par un regain d’appétit pour le risque et le dégel des flux entrants de capitaux ne signifient pas pour autant que l’on aperçoit la lumière d’une reprise durable au bout du tunnel.

Hormis la Chine, l’Inde et l’Indonésie, où la demande domestique est forte, une reprise rapide dans la région est improbable, compte tenu de la dépendance à la demande externe des pays du G3, qui devrait rester faible, dans le sillage du processus de désendettement déclenché par la crise. La reprise de la Chine est une bonne nouvelle pour la région, même si celle-ci n’entraîne pas encore un redémarrage soutenu des importations chinoises, ce qui bénéficierait la zone. L’importance de la Chine est pourtant croissante. Ce pays est désormais le principal marché d’exportation des pays émergents d’Asie.

Bien que l’on attende un deuxième trimestre 2009 meilleur que le premier, sur fond de reprise des exportations et de diminution des coûts de financement, l’Asie devrait faire face à un environnement difficile. Si le redressement n’est pas assez rapide et si la production demeure à ses faibles niveaux actuels, on observera des effets « de second tour » de la crise, avec des pertes d’emploi qui porteront un coup supplémentaire à la consommation et à la demande domestique. Autre risque, probablement moins probable mais pas moins préjudiciable, une remontée soutenue du prix des matières premières, dans un contexte de regain de la spéculation sur ces marchés. Si les prix du pétrole (qui avaient déjà rebondi de 35 à 70 USD/b depuis le début 2009) poursuivaient sur cette voie, les excédents de la balance des paiements courants se transformeront en déficits pour de nombreux pays importateurs d’énergie. Une demande déprimée des pays du G3, associée à une dégradation des termes de l’échange, semble être le principal scénario de risque.

NOTES 

  1. Le volume en cumul annuel sur l’année (52,7 milliards USD jusqu’au 26 mai) des prêts syndiqués en Asie (hors Japon) plonge de 74 % en glissement annuel. La Chine a connu la plus forte baisse, avec des volumes s’effondrant de 89 % en glissement annuel pour s’établir à 1,9 milliards USD. 
  2. En tant que deuxième producteur mondial de caoutchouc, l’Indonésie bénéficie aussi d’une demande accrue de gants en caoutchouc, du fait de la diffusion de la grippe H1N1.
  3. Selon la Banque de Corée, sans les dépenses fiscales d’urgence, le PIB se serait contracté d’au moins 0,6 % au premier trimestre par rapport au trimestre précédent.

Retrouvez les études économiques de Natixis