Fin d’un mauvais rêve ?

par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM

Avec la fin des confinements, le redémarrage progressif de l’activité, la baisse notable des nouveaux cas de malades, les espoirs qui se multiplient sur la découverte d’un vaccin, les marchés semblent renouer avec un certain optimisme. Certes, la récession est sévère, mais elle a été créée un peu artificiellement et les dettes issues de la crise sont absorbées par les Banques Centrales. Alors, où est le problème ? C’était juste un mauvais rêve ? Peut-on « acheter » un scénario de sortie de crise si rapide ?

Cette crise du « grand confinement », comme l’a nommée le FMI, a provoqué un arrêt quasi instantané des grandes économies internationales et engendré ainsi l’une des pires récessions de l’histoire contemporaine.

Nous sommes donc passés en quelques semaines d’un scénario de croissance attendue assez solide et bien synchronisée internationalement de plus de 3,0 % à une récession mondiale désormais estimée autour de – 3,0 %. Les chiffres sont particulièrement impressionnants aux États-Unis et en zone Euro, avec des récessions de l’ordre de – 7,0 % à – 9,0 % attendues pour 2020. Pour l’instant, un rebond de 5,8 % est anticipé pour l’économie mondiale en 2021, mais beaucoup d’incertitudes pèsent sur ces estimations qui paraissent assez peu fiables. Il est clair qu’il y aura une phase de rattrapage, mais le rebond sera freiné par des consommateurs devenus prudents par une forte hausse du chômage, ce qui explique en partie la hausse des taux d’épargne. Cela devrait donc ensuite peser sur l’investissement des entreprises. Par ailleurs, le secteur des services de proximité, du tourisme et des loisirs risque d’être profondément affecté. Une reprise lente apparaît ainsi comme le scénario le plus probable. Après la crise de 2008/2009 (la grande récession), le PIB américain n’avait retrouvé son niveau d’avant crise qu’à l’automne 2010. En zone Euro, qui avait subi une réplique avec la crise des obligations souveraines en 2011, le niveau d’activité n’a été retrouvé qu’au printemps 2015… Dans la situation actuelle de réouverture progressive des économies avec les freins imposés par les mesures sanitaires, nous pensons qu’il faudrait donc 2 à 3 ans pour retrouver une activité « normale » proche de celle de 2019. Cette hypothèse de base sera importante pour évaluer les marchés actions.

Reste qu’à court terme, le pire semble passé : les économies se « déconfinent » un peu partout et un plancher assez solide semble avoir été atteint sur la diffusion du virus, qui s’estompe sérieusement. Les marchés considèrent aussi que, si une nouvelle vague d’épidémie devait survenir, les gouvernements réagiraient moins strictement : les stocks de masques se reconstituent, les hôpitaux sont moins engorgés, la logis- tique est mieux organisée… et le confinement strict coute très cher ! Cet optimisme renaissant est également alimenté par les espoirs de découverte d’un remède ou d’un vaccin, qui se multiplient ces dernières semaines autour d’avancées plus ou moins sérieuses émises par des entreprises du secteur de la pharmacie ou de la biotechnologie. Si cette éventualité devait se produire (souhaitons le), il y aurait à coup sûr une impulsion positive sur les marchés.

À plus long terme, au-delà des aspects sociétaux et des thèmes naturels bénéficiaires de cette crise et qui vont encore attirer davantage de capitaux (la technologie, la santé, les bonnes pratiques en matière d’enjeux ESG…), nous pensons que sur le plan économique, trois sujets devront être suivis avec attention au cours des prochains mois, avec des impacts potentiels importants pour les marchés :

1 – La question de la signification des dettes, surtout publiques, et de la valeur des monnaies.

En quelques semaines, les Banques Centrales ont absorbé les surplus de dettes créés par les pays pour subvenir à la crise, mettant de fait entre parenthèses (définitive ?) la question de la maîtrise des finances publiques. Pour le cas de la France, l’équivalent de 15 % du PIB de dettes sera ainsi créé, et immédiatement absorbé par la Banque Centrale. Dans ces conditions, si ces dettes sont éternellement portées, pourquoi ne pas continuer et alimenter des programmes d’investissement dans des secteurs d’avenir ou des programmes de redistribution ? C’est probablement ce que vont réclamer les différents mouvements politiques qualifiés de « populistes » prochainement, et une réponse négative sera difficile à justifier et surtout, à faire accepter. La valeur intrinsèque de ces dettes est donc aussi posée, de même que la valeur des monnaies sous- jacentes. Actuellement, les plus importantes d’entre elles se stabilisent les unes par rapport aux autres, et notamment l’euro vis-à-vis du dollar car les politiques menées de part et d’autre de l’Atlantique sont similaires. L’or est l’un des grands bénéficiaires de cette problématique et continuera probable- ment à le rester dans les prochains mois. Cet environnement peut également être propice à la formation de bulles d’actifs : avec des taux à 0 et des dettes gouvernementales à la va- leur douteuse, les flux peuvent continuer à alimenter les actifs réels, dont l’immobilier, les actions et l’or.

2 – La question de la mondialisation, très décriée actuellement.

L’internationalisation des chaînes de production a mis en évidence certaines fragilités dans les situations d’urgence. Par ailleurs, d’un point de vue écologique, la multiplication des frêts aériens et maritimes laissent un impact carbone. Des mouvements de raccourcissement des chaînes de valeur et le « produire local » vont connaître un essor, ce qui sera positif sur le plan sociétal et écologique. Mais ces processus seront longs à mettre en place. Ils pourraient créer à terme davantage d’inflation par une montée des coûts de production. À suivre, même si ce sujet ne semble pas être une préoccupation à court terme. La version négative serait une guerre commerciale qui engendrerait des mouvements de protectionnisme. Historiquement, de tels mouvements ont des effets négatifs sur le commerce mondial et l’activité à long terme. Actuellement, le thème de la guerre commerciale avec la Chine est assez populaire aux États-Unis, surtout au sein de l’électorat naturel de Donald Trump. Un risque de surenchère existe donc, au moins jusqu’aux élections présidentielles de novembre prochain. À moyen terme, nous avons souvent souligné dans ces colonnes que l’enjeu est celui d’une forme de domination mondiale, le leadership américain étant de plus en plus contesté par la Chine sur le plan monétaire et technologique principalement. Pas encore militairement heureusement. Cette thématique sera source de volatilité pour les marchés et le sujet est loin d’être épuisé.

3 – La question autour de l’Union européenne et de l’euro.

Alors que les négociations au sujet du Brexit s’éternisent, cette crise a encore montré une désunion désespérante entre les pays de la zone. La monnaie unique est une construction politique mais qui, d’un point de vue économique, est difficile à maintenir en l’état. Régulièrement, les investisseurs internationaux doutent de ses fondements et testent ainsi fréquemment sa solidité, ce qui engendre des phases d’extrêmes tensions. Une fois la crise sanitaire passée, il est possible que nous assistions à nouveau à de telles périodes, surtout qu’en 2021 il y aura des élections générales en Allemagne et que les sujets des finances publiques et de la solidarité financière en Europe seront à nouveau posés. Angela Merkel et Emmanuel Macron avaient surpris positivement les marchés en faisant une avancée significative vers une mutualisation des finances publiques. Leur plan de 500 Mds¤, sous la forme de subventions, et non de crédits, à destination des secteurs ou des régions les plus touchés serait financé par un emprunt émis au nom de la Commission européenne. Ce projet doit toute- fois être validé par l’ensemble des 27 pays de l’Union, et déjà 4 pays souhaitent transformer le plan de subventions en crédit, remboursables (Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède). Un compromis sera probablement trouvé, mais les divergences financières se sont accentuées durant cette crise. Aujourd’hui, la BCE achète des titres gouvernementaux ita- liens, espagnols et français… Notre pays s’éloigne des pays « core »(1) au vu de ses ratios de déficit et surtout d’endettement.

Taux d’intérêt : les courbes des taux sont « sous contrôle »

Il n’y a pas eu d’éléments vraiment nouveau depuis notre dernière publication. La convergence des taux d’intérêt mondiaux autour de 0 % a eu lieu. Désormais, les obligations gouvernementales des pays considérés comme les plus sûrs et qui sont des références pour les marchés mondiaux se stabilisent autour de 0 % : de – 0,50 % pour le Bund allemand à + 0,65 % pour le T-Notes 10 ans américain. Il peut y avoir quelques oscillations autour de ces niveaux en fonction de l’actualité économique et des anticipations plus ou moins rapides de reprise, mais les variations seront faibles à notre avis. Les Banques Centrales ont en effet donné un cap assez clair sur le niveau des taux monétaires qui vont rester stables et à leurs niveaux actuels pendant plusieurs mois.

Donc globalement, la performance des marchés obligataires ne proviendra pas de mouvements de baisse des taux, mais dépendra du « portage ». De ce point de vue, nous pensons que les obligations d’entreprise sont intéressantes.

Sur les marchés du crédit, les écarts de rendement entre les titres de qualité (compartiment « Investment Grade ») et les emprunts d’État se sont réduits au cours des dernières semaines. Avec des Banques Centrales acheteuses de titres « Investment Grade » et des États à la rescousse de fleurons nationaux souvent bien notés, ce segment offre un « filet de sécurité » appréciable pour les investisseurs, notamment sur la partie courte (1-3 ans) disposant de davantage de visibilité. Sur le compartiment « High Yield » (titres moins bien notés), le choc a été plus violent, dans le sillage des marchés actions, mais les mesures prises par les Banques Centrales ont permis une baisse des tensions. Ce compartiment reste attractif au vu des rendements générés (autour de 6,0 % en Europe dans l’ensemble). Il faudra bien entendu surveiller l’évolution des taux de défaut mais le marché anticipe déjà un scénario très négatif qui pourrait offrir ainsi des points d’entrée. Compte tenu de la volatilité actuelle, il est préférable de détenir ses titres « Investment Grade » et/ou « High Yield » dans une optique de long terme pour se prémunir d’éventuels problèmes de liquidité durant les éventuelles périodes de stress et pouvoir profiter du rendement offert sur toute la période de l’investissement.

Sur les obligations émergentes, le « mix » a aussi un peu changé. Elles ont été assez résilientes cette année car les rendements ont baissé en accompagnement du mouvement général de baisse des taux, ce qui a amorti la baisse globale des devises. Aujourd’hui, sur les dettes locales gouvernementales, un portefeuille diversifié offre un rendement de l’ordre de 5 %, mais avec des monnaies qui présentent un potentiel de revalorisation à moyen terme.

Actions : les marchés ont déjà anticipé le creux de la récession…

Comme bien souvent, les marchés anticipent. Historiquement, le creux des marchés précède de 3 à 6 mois celui de la fin de la récession. En admettant effectivement que le pic de l’épidémie soit passé et que les économies repartent progressivement, nous pourrions sortir techniquement de la récession dans les prochains mois. Dans ce cas de figure, le creux des marchés de fin mars ne serait plus revu. C’est le scénario qui se dessine actuellement dans une situation où, de surcroît, les investisseurs étaient assez prudents, voire très inquiets. Et le rebond actuel les prend une fois de plus à contrepied ! Mais attention, nous avons le sentiment qu’il y a peu de potentiel de forte progression des actions à partir des niveaux actuels.

Nous pensons que des niveaux de multiples de capitalisations « normaux » devraient se situer entre 15 et 20 sur l’indice S&P 500 des actions américaines, qui constituent la référence pour les marchés internationaux. Ces métriques se situent plutôt dans la fourchette haute des observations historiques, mais une prime se justifie actuellement. D’une part, parce que les taux d’intérêt « sans risque » sont proches de 0 %, ce qui signifie qu’on actualise des flux futurs de bénéfices et de dividendes à des taux plus bas, et que donc la valeur instantanée est plus élevée. D’autre part, l’indice S&P 500 comprend plus de 20 % de valeurs de croissance du secteur technologique, naturellement plus chères car bénéficiant de davantage de potentiel de développement.

Encore faut-il savoir quels bénéfices retenir pour cette évaluation. Ceux de 2020 vont baisser beaucoup, de l’ordre de 40 % par rapport à ceux de 2019 en raison de la récession sévère actuelle. Cela donnerait des niveaux de 100 à 110 dollars de bénéfice par indice contre un peu plus de 160 dollars en 2019, et donc un PER(2) instantané sur les résultats 2020 de l’ordre de 27 à 29. Si l’on admet que la situation est exceptionnelle et qu’un retour à une certaine normalité interviendra assez rapidement, c’est-à-dire près de 150 USD par indice, cela donnerait un niveau d’indice S&P 500 de 2 250 pour un PER de 15, et de 3 000 pour un PER de 20. Or, il cote déjà près de 3 000 actuellement. Il nous semble donc que les marchés ont déjà acheté assez rapidement un retour à la normale. À moins effectivement d’estimer qu’un niveau de valorisation plus élevé se justifie avec la faiblesse des taux, ce qui donnerait un niveau d’indice à 3 750 pour un PER de 25. Pourquoi pas, après tout, surtout dans une situation où les politiques monétaires peuvent créer des bulles. C’est la raison pour laquelle nous maintenons une appréciation « neutre » sur les actions. En termes de positionnement, nous pensons qu’il peut y avoir ponctuellement un rattrapage du style « value/ cyclique » avec la thématique de la reprise de la croissance. Mais la tendance de fond est clairement en faveur des valeurs de croissance. Le segment des petites valeurs semble également intéressant car moins cher globalement, aux États-Unis comme en Europe.

Notre scénario central

En synthèse, nous n’adhérons pas un retour rapide à la situation « d’avant », même si nous comprenons ce scénario et qu’il est possible. Cette crise aura marqué les esprits et illustré certaines fragilités dans l’organisation de nos économies qui ne s’effaceront pas rapidement selon nous. Il y aura des implications à long terme (relocalisations, recentrages sur des aspects plus sociétaux et écologiques, nouvelles organisations du travail…) qui peuvent être bénéfiques mais aux conséquences difficiles à interpréter immédiatement pour les investisseurs.

Finalement, nous conservons le scénario que nous avions expliqué lors de notre publication du mois dernier : après une phase de forte baisse initiale, puis de fort rebond, nous pensons que nous nous situons dans une troisième phase sans grande tendance pour les actions.

Dans ces conditions, les segments obligataires crédit et émergents sont attractifs alors que les taux gouvernementaux vont rester quasi nuls.

NOTES

  1. (Pays Core : France, Allemagne / Pays Périphériques : Portugal, Italie, Grèce, Espagne.
  2. PER : Price Earning Ratio. Indicateur d’analyse boursière : ratio de cours divisé par le bénéfice.