La BCE ajuste sa stratégie monétaire pour « gagner du temps » et maintenir sa crédibilité

par Christophe Morel, Chef économiste, et Maryse Pogodzinski, Économiste chez Groupama AM

Ces dernières semaines, les banquiers centraux européens ont multiplié les interventions pour décrire la nouvelle gestion du PEPP : initialement introduite dans les minutes du comité de politique monétaire de la mi-décembre 2020 (1), P. Lane a ensuite décrit les fondements de cette stratégie dans un discours fin février (2), et C. Lagarde a prolongé la pédagogie lors de la conférence de presse de la réunion de la BCE le 11 mars 2020 (3). Cette stratégie est présentée comme transitoire, le temps du PEPP. Cependant, nous pensons qu’elle pourrait être plus structurante et durable que suggérée par la BCE.

1. La BCE s’est définie un nouveau vocabulaire

Pour cette gestion monétaire, la BCE s’appuie sur des nouveaux éléments de langage :

  • désormais, la BCE dispose d’une « boussole » (compass) à savoir les conditions de financement (financing conditions) ;
  • ces « conditions de financement » (financing conditions) doivent être distinguées des « conditions financières » (financial conditions), notamment parce qu’elles excluent les évolutions des marchés actions et de la devise ;
  • ces conditions de financement comportent des indicateurs sur l’amont du financement (upstream) et des indicateurs sur l’aval (downstream). L’amont correspond à des indicateurs de marché et l’aval, à des indicateurs sur le crédit et sur le comportement bancaire ;
  • cette gestion monétaire ne relève absolument pas du « contrôle de la courbe des taux » (yield curve control) dans le sens où la BCE a une approche « holistique » (holistic) qui repose sur une multiplicité d’indicateurs ;
  • l’objectif final, l’ancrage (anchor), est la stabilité des prix appréciée par l’inflation réalisée et les anticipations d’inflation à moyen/long terme.

Source : Groupama AM

2. Cette nouvelle stratégie de politique monétaire fait intervenir un objectif intermédiaire, les « conditions de financement »

Pour mémoire, la BCE dispose de 3 instruments de politique monétaire, à savoir les taux directeurs, les achats d’actifs et les opérations de refinancements. Désormais, elle se définit un objectif intermédiaire consistant à maintenir les conditions de financement favorables. La définition de cet objectif intermédiaire comporte plusieurs intérêts :

  • par cet objectif intermédiaire, la BCE améliore sa « forward guidance », ce qui diminue les incertitudes et ce faisant les primes de risque.
  • En soi, des conditions de financement favorables soutiennent directement la demande privée (consommation et investissement).
  • Enfin, en déterminant cet objectif intermédiaire plus évident à atteindre que l’objectif final de stabilité des prix, la BCE se donne les moyens de ne prendre aucun risque avec sa crédibilité susceptible d’être entachée si elle ne parvient pas à ramener l’inflation à 2% avant longtemps. D’ailleurs, une récente intervention de P. Lane (4) suggère que la BCE a bien en tête cette menace pour elle, et pour les autres banques centrales.

Cet objectif intermédiaire de conditions de financement favorables doit permettre de parvenir à l’objectif final défini comme la stabilité des prix appréciée par l’inflation réalisée et les anticipations d’inflation à moyen/long terme. Là encore, en élargissant l’objectif final aux anticipations d’inflation à moyen/long terme, la BCE se donne des moyens supplémentaires pour maintenir sa crédibilité. En effet, la perspective d’une inflation durablement à 2% ne dépend pas directement de la BCE et de fait, ne sera pas atteint avant plusieurs années. En revanche, les décisions de politique monétaire de la BCE ont plus d’impact sur les anticipations d’inflation moyen terme, notamment sur les anticipations de marché, ce qui soutient sa crédibilité.

Source : Groupama AM

Dans la politique monétaire conventionnelle, les taux d’intérêt ont un impact sur la croissance et l’inflation. Mais en retour, les perspectives sur la croissance et l’inflation déterminent aussi les décisions de politique monétaire ; c’est la « fonction de réaction ». De la même manière, dans cette approche, les 3 instruments de politique monétaire sont censés avoir un impact sur les conditions de financement ; à l’inverse, ces conditions de financement détermineront la politique de gestion des achats d’actifs dans le cadre du PEPP. Si les conditions de financement se détériorent, la BCE devraient accélérer ses achats d’actifs ; à l’inverse, si les conditions s’améliorent, la BCE se déclare prête à ralentir ses achats.

Source : Groupama AM

3. La mesure des conditions de financement : l’amont/l’aval en 4 piliers

Dès lors, se pose la question de la mesure des « conditions de financement » (question à « 1 million d’euros » pour I. Schnabel(5)). Ces conditions de financement reposent sur une multiplicité d’indicateurs justifiant l’expression d’approche « holistique ». Elles comportent d’une part des indicateurs de marché (upstream), et d’autre part, des indicateurs reflétant la situation de crédit (downstream).

Notre interprétation des récentes interventions des banquiers centraux est que les indicateurs de marché comportent 2 piliers, à savoir d’un côté les taux d’intérêt (3 mois, 10 ans, …) et d’un autre côté les spread (prime de terme, spread corporate, spread souverain). De la même manière, les indicateurs de crédit comportent 2 piliers distinguant le comportement bancaire (enquête trimestrielle de la BCE auprès des banques) des données mensuelles de crédit (consommation, entreprises, habitat).

Source : Groupama AM

4. L’ancrage s’élargit aux anticipations d’inflation à moyen/long terme

Outre l’inflation réalisée, la BCE élargit son objectif final à l’ancrage des anticipations d’inflation à moyen/long terme. Pour l’essentiel, deux sources permettent d’apprécier ces anticipations d’inflation à moyen/long terme : les points-morts d’inflation déduits des obligations indexées à moyen/long terme et les résultats de l’enquête trimestrielle de la BCE auprès des prévisionnistes. En pratique, nous suggérons de suivre les points-morts d’inflation 5 ans dans 5 ans, et les prévisions des économistes sur l’inflation à 5 ans. Très clairement, les points-morts ont quitté la zone suggérant un risque déflationniste. En mettant en perspective ces anticipations de marché avec celle des économistes, nous en déduisons que les anticipations d’inflation à moyen terme sont actuellement sur un niveau de 1.8% (cf. graphique 1).

Certes, les taux d’intérêt se sont récemment tendus. Mais cette hausse des taux provient de la prime d’inflation : les taux réels restent historiquement bas. En ce sens, cette tension est souhaitable pour la BCE. Par ailleurs, toutes les primes de risque restent contenues qu’il s’agissent des prime de terme, des primes sur la dette souveraine ou sur la dette d’entreprise. Par conséquent, les conditions de financement en amont ne constituent pas un véritable élément d’inquiétude. Cela explique pourquoi la BCE n’a pas accéléré ses achats d’actifs avec la tension sur les rendements obligataires (graphique 2).

En revanche, les données les plus récentes sur le financement en aval sont moins favorables. En effet, la dernière enquête de la BCE auprès des établissement de crédits montrent que les banques sont moins enclins à prêter (graphique 3), que la demande de crédit de la part des entreprises a chuté (graphique 4) ; en combinant ces deux informations, la perspective est donc négative sur le crédit (graphique 5). La prochaine publication de cette enquête prévue le 20 avril prochain sera donc déterminante pour en déduire la « réaction » de politique monétaire de la BCE.

NOTES

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