Après le temps politique, le temps des marchés…. Il est venu le temps des illusions !

par Xavier Lépine, Président du Directoire de La Française

Pour une fois l’été fut calme, les marchés ont oublié le crack de début d’année, le Brexit de mi-année et la torpeur estivale ont incité le peu d’activité des marchés à prolonger les tendances avec ce qu’il faut de volatilité pour rompre la monotonie des travailleurs aoutiens !

Alors profitons de ce répit pour tenter de comprendre ce qui se passe structurellement. Plusieurs constats et réflexions viennent à l’esprit :

  • Les économies et les marchés financiers ont été soutenus entre 1990 à 2007 par la globalisation et l’intégration économique dans la mondialisation des pays émergents. La création de richesse était bien "palpable".
  • Depuis 2007, c’est l’assouplissement monétaire et le quantitative easing qui soutiennent les marchés financiers et l’économie. x
  • Depuis la crise, l’économie industrielle n’est toujours pas repartie et c’est l’économie dans les services qui a pris le relais, cette dernière étant beaucoup moins inflationniste pour ne pas dire déflationniste.
  • La digitalisation et l’uberisation de la Société liquéfient une partie du "capital" des ménages ; cette meilleure utilisation du capital (louer une chambre en Airbnb revient à mobiliser un capital jusqu’alors stérilisé) contribue à la déflation.
  • * Au total, le rôle des Banques Centrales et singulièrement de la BCE est devenu primordial.

Le "temps de la formation de la crise" de l’euro, comme celle des sub-prime a été d’une douzaine d’années, de la formation de la bonne idée salvatrice à sa transformation en désastre.

La crise de l’euro fut résolue à grand renfort de discours "le temps des marchés doit s’adapter au temps politique" et d’interventions de la Banque Centrale Européenne qui s’est substituée au pouvoir politique via les multiples plans d’intervention pour soutenir les pays périphériques en rachetant leur dette.

John Stuart Mill (1867) avait déjà bien analysé la situation : "Market panics don’t destroy capital ; they merely reveal the extent to which it has been previously destroyed by its betrayal in hopelessly unproductive works"(1). Bien avant Joseph Schumpeter et sa fameuse théorie de la création destructrice, on comprend bien que la responsabilité des crises est in fine celle des Etats et de l’inadéquation de leurs politiques économiques (soutiens trop importants aux activités périmées) ou monétaires (accès aux financements trop facile et trop bon marché).

Ainsi, après nous avoir expliqué que le temps politique est plus long que celui des marchés, la réalité 5 ans plus tard est en demi-teinte :

  • Sur le plan des risques financiers, tout ce qui est du ressort de la supervision et de la régulation est sous contrôle : de CRD4 à IFRS version XXX en passant par Solvabilité 2 et la résolution bancaire, l’arsenal prudentiel et règlementaire est tellement omniprésent que l’on se demande maintenant si les effets de bord ne vont pas peser trop fortement sur la croissance. Entre logorrhée et diarrhée de diktats, indéniablement, l’encadrement des acteurs privés met globalement le système économique et financier à l’abri d’une nouvelle crise majeure provenant du secteur financier privé.

Par contre, sur le plan politique notamment en Europe, les avancées sont extrêmement faibles et nous sommes très loin de la Fédération des Etats Unis d’Europe. Quant aux réformes structurelles, pour nombre de pays à commencer par la France, elles ressemblent beaucoup à des promesses électorales…

De fait, l’innovation majeure est incontestablement celle des taux négatifs et singulièrement des taux longs.

Cette politique inédite dans l’Histoire répond aussi à une situation totalement inédite, combinant de multiples facteurs indépendants mais convergents quant à la solution :

  • L’endettement des Etats, endettés entre eux et auprès, in fine, des particuliers. La mondialisation qui est globalement déflationniste.
  • Le passage accéléré d’une économie industrielle à une économie de services via la digitalisation ; le malthusianisme n’existent pas dans la production de services digitaux.
  • L’uberisation de la Société qui se traduit par la socialisation du profit et une pression déflationniste supplémentaire.
  • Le double phénomène démographique et simultané lié au papy-boom et à l’allongement significatif de la durée de la vie.

Ainsi entre les pressions déflationnistes fortes, la nécessité de rendre supportable la dette accumulée, les problématiques de création de richesse liées à l’allongement de la durée de la vie, il n’y a guère comme solution que l’annulation de la dette et donc la ruine des créanciers. C’est ce qui se pratiquait autrefois comme la répudiation de la dette (la faillite des 2/3 en France en 1797 qui avait vu la spoliation des épargnants) ou encore l’Allemagne des années 20 et 30 avec l’hyper-inflation.

L’interdépendance des économies et le poids de l’activité financière dans l’économie (il s’échange tous les jours sur les marchés de capitaux l’équivalent du PIB mondial annuel) rend peu probable le "grand soir" avec une remise à zéro des compteurs. Quoiqu’il en soit ce dernier ne serait pas décidé à l’initiative d’un Etat ou d’une Banque Centrale.

De fait, dans beaucoup de pays, dont la zone euro, La Banque Centrale, de garant de la solvabilité du système (i.e. prêteur en dernier ressort) est de fait aujourd’hui prêteuse en premier ressort, par sa politique de Quantitative Easing et donc de rachat systématique et massif de dettes jusqu’à rendre négatifs les taux d’intérêts à 10 ans !

La compréhension même du fonctionnement de l’économie est difficile et on peut légitimement s’interroger sur le rôle, les limites et les risques créés par une économie se développant autour d’une Banque Centrale. Raisonner à l’envers n’est pas évident : investir 100 à 10 ans pour récupérer 95 n’a de sens que si le pouvoir d’achat des 95 est supérieur à celui des 100 d’aujourd’hui…

Le questionnement autour de la Banque Centrale est donc essentiel pour comprendre ce qui peut arriver :

  • Maurice Allais, notre prix Nobel d’économie (1988) avait une idée très arrêtée sur le rôle des banques commerciales et celui de la Banque Centrale : les banques commerciales ne doivent pas créer de monnaie et ce doit être le privilège exclusif de la Banque Centrale… de fait de par sa politique de quantitative easing, la BCE est passée en l’espace de quelques années de 10 à 30 % de la masse monétaire. Aujourd’hui on peut également estimer les actifs de la dette française détenue par la BCE à un tiers du PIB Français… A l’origine la BCE achetait la dette de l’Etat et depuis peu elle achète la dette corporate Investment Grade… on pourrait très bien imaginer qu’elle décide demain de soutenir un secteur de l’économie en difficulté que ce soit en dette comme en actions (titrisation immobilière, secteur automobile…). Quel serait alors le plafond théorique ? 100 % du PIB ? La richesse nationale, soit 6 fois le PIB ? De fait la Banque du Japon n’est plus seulement prêteuse en premier ressort mais également investisseuse en premier ressort puisqu’elle rachète déjà des actions des REITS !
  • Pousser à l’extrême on comprend bien que cela reviendrait à une économie totalement administrée par la BCE. De fait, la capacité d’éviction des concurrents par une Banque Centrale est infinie car c’est elle qui impose les conditions…
  • La Banque Centrale peut-elle alors faire faillite ? Avec 100 Mrds d’euros de fonds propres et 3 500 Mrds de total de bilan, la BCE ne passerait pas aujourd’hui les stress tests du simple fait du risque de taux… sauf que c’est elle qui impose les taux de refinancements et donc décide in fine du profit qu’elle voudrait faire si la valeur de son portefeuille se dégradait.
  • Le principal risque est celui de la perte de confiance : les agents économiques peuvent prendre le chemin du bas de laine pour thésauriser des billets ou de l’or si les taux de rémunération des dépôts sont trop négatifs ou s’ils craignent que la Banque Centrale n’explose.
  • Question centrale : si l’on admet que le niveau de risque est constant, où sont les risques si la Banque Centrale ne peut pas faire faillite et que c’est elle qui porte l’essentiel du financement de l’économie ? Nous n’avons pas de réponse aujourd’hui si ce n’est quelques connaissances sur un plan théorique :

    • Lorsque le coût marginal est nul, l’équilibre de long terme conduit également à un profit marginal nul.
    • De même, si les taux d’intérêts sont durablement nuls la croissance tend inexorablement vers zéro car une part importante de l’emprunt est dirigée vers le financement des déficits de l’Etat et des investissements non générateurs de croissance. Si l’argent est à taux zéro et que la dette est perpétuellement renouvelée (i.e. sans être remboursée), la création destructrice ne peut se produire et la croissance tend également vers zéro. 

    • Face à l’augmentation des déficits publics, l’agent économique craint une hausse des impôts et thésaurise plus, et ce d’autant plus que la rémunération de son épargne tend également vers zéro et donc qu’il consomme moins… le cercle vicieux s’enclenche. 


Ces incertitudes permanentes expliquent pour partie les flash kracks qui se manifestent depuis quelques temps et qui continueront de se manifester.

Invariablement, les questions sans réponses se reposeront : "que se passera-t-il si et surtout quand… " :

  • La BCE arrête de racheter de la dette : qui va financer l’économie ? Les déficits budgétaires ? A quel prix ?
  • Les tensions politiques reprennent en Europe : banques italiennes, élections Française ou Allemande etc. 

  • A un moment donné, l’incompréhension sur le fonctionnement de la BCE peut l’emporter : le déficit budgétaire des Etats est indirectement financé par la Banque Centrale qui bien qu’indépendante n’a pas le choix. Or qui est derrière la Banque Centrale, si ce ne sont des Etats qui n’ont pas de gouvernance unifiée ?
  • Si l’Europe est considérée comme la zone fragile, elle n’est malheureusement pas la seule à être inquiétante…
  • La Chine continue de ralentir : la bourse chinoise a perdu 30 % de sa valeur ruinant une bonne partie des épargnants Chinois qui n’ont ni système de protection sociale, ni système de retraite. Si l’activité se ralentit fortement, l’exode rural se ralentira également et les immeubles neufs construits ne trouveront pas preneurs… entrainant une nouvelle crise avec les conséquences que l’on peut imaginer en matière de ralentissement mondial et de dévaluations compétitives de toutes parts. 


Ces incertitudes pèsent et se retrouvent d’ailleurs dans l’évolution du cours de l’or : les "Trumperies" éventuelles n’incitent pas à prendre du dollar à court terme, la rémunération négative à 10 ans du Franc Suisse calme l’appétit sur cette devise refuge etc. et l’or pourrait bien de nouveau jouer son rôle puisque nous ne sommes pas loin de la barbarie et donc de la "relique" qui l’accompagne.

En parlant de barbarie, il est intéressant de noter que l’Etat Islamique a décidé de battre de la monnaie : il s’agit de pièces en or… car il est évident que personne n’accepterait une monnaie fiduciaire émise par l’EI ; et cet or provient de la vente de pétrole réglée en or car l’EI refuse le dollar…

Alors si nous vivons aujourd’hui dans le temps des illusions créées par l’hélicoptère monétaire, il n’en demeure pas moins que celui-ci peut durer longtemps : 12 ans pour les 2 dernières crises systémiques… et sur le plan purement théorique, la BCE a encore de la marge avant de venir saturer son bilan.

Dans cet environnement quelles sont les attentes des investisseurs ?

  • En termes d’objectif de performance : il est clair que même si nous sommes encore victimes de l’illusion monétaire, l’objectif de performance des investisseurs baisse en sympathie avec celle des taux d’intérêts. Les rendements à 2 chiffres sont possiblement atteignables pour certaines entreprises mais ils ne sauraient constituer une norme. De fait, un rendement idéal recherché pour un portefeuille diversifié se situe aujourd’hui entre 3% et 5% par an.
  • La tolérance à la perte a également augmenté. L’investisseur a conscience qu’aujourd’hui il ne peut plus espérer gagner de l’argent sans prendre de risque. Sa problématique est que l’espérance de rendement est devenue bien inférieure au risque de perte, la hantise du trou noir influence profondément l’allocation d’actifs des investisseurs.
  • Les capacités de refinancement étant très importantes et très bon marché du fait des politiques monétaires des banques centrales, la liquidité est un sujet moins important et au total on comprend aisément l’engouement pour les actifs dont la prime d’illiquidité est élevée : l’immobilier, y compris l’habitation comme les actifs de portage à risque de crédit modéré.

Pour les actifs financiers traditionnels, les marchés continueront de suivre les évolutions macro-économiques plus que micro-économiques et il y a tout lieu de penser que la réunion de septembre du G20 se traduira par le maintien des politiques actuelles, un Keynesianisme supporté par les Banques Centrales. On sait que l’issue de ces politiques se traduira par l’euthanasie du rentier et donc dans le cas présent des papy-boomers, sauf si d’ici là de nouveaux modèles économiques et sociétaux ne voient le jour.

Il est ainsi probable que les marchés resteront prudemment haussiers. Haussier car les taux négatifs ne peuvent que conduire à prendre des actifs à duration longue porteur de rendement : immobilier (y compris les REITS), high yield, taux émergents, actions à fort dividendes et/ou à forte visibilité. Prudemment car nul ne sait quand la fête sera finie !

Sur le plan purement chartiste (analyse sur données à long terme), ces stratégies sont déjà en place :

A – Ceux qui sont rentrés dans un chemin de hausse depuis quelques mois :

Typiquement il s’agit des actions des marchés émergents : Le trend baissier, amorcé lorsque la tendance positive à LT a été cassée, est terminé depuis maintenant plusieurs mois.

Par voie de conséquence, l’ensemble des marchés : le MSCI World… Et le FTSE 100, dont on a du mal à comprendre si le rebond est dû à l’effet change ou la conviction que finalement le Brexit serait plus une opportunité qu’une menace pour les entreprises anglaises.

B – Les marchés qui semblent vouloir sortir de la période de « momotage » et qui sont historiquement caractérisés par des mouvements baissiers de faibles amplitudes. Le marché américain est dans ce contexte spécialement attractif : sa profondeur se traduit par une plus faible volatilité et les taux américains à 10 ans sont positifs de 1,6%.

C – Ceux qui viennent toucher les bornes hautes du trend baissier mais qui, pour le moment, n’en sont pas sorti... Généralement des marchés plus volatils et moins profonds que les précédents : typiquement les pays de la zone euro.

Les indices d’indicateurs d’activité (ou de la perception de l’activité) restent très fragiles.

A – Le pétrole : l’amplificateur de l’économie a cassé sa tendance baissière mais n’a pas beaucoup "de fuel" à court terme, il semble vouloir s’installer dans un couloir 40 – 55…

B – L’indice d’activité du commerce mondial cherche à casser sa tendance baissière à l’instar de l’Europe Stoxx 600 mais semble également manquer de conviction.

C – Les Banques Centrales… prêteuses en premier ressort ?

Au total, l’impact des politiques non conventionnelles des banques centrales s’est clairement essoufflé et si d’un côté les marchés cherchent à reprendre leur tendance haussière, les investisseurs ont du mal à y croire tant la situation parait artificielle.

De l’impact des taux zéro sur les marchés d’actions. L’exemple du Japon : de la très forte volatilité… pour ne rien faire.

Et du coté des devises… Là également la tendance haussière du dollar qui avait été cassée il y a de deux ans semble proche de repartir : taux d’intérêts qui ne sont pas négatifs, puissance militaire dans un univers de bruits de botte, élections en France puis en Allemagne, différentiel de croissance économique entre zones… A mon sens, seul l’élection de Trump pourrait casser la reprise à la hausse du dollar.

En conclusion, si la majorité des marchés cherche à reprendre des tendances haussières, le principal facteur de hausse réside toujours dans les taux bas, toujours plus bas. Cette situation perdurera car les grandes banques centrales n’ont pas vraiment le choix :

  • La dette historique accumulée n’est supportable que si elle ne coûte rien et que le capital n’est jamais remboursé
  • Les taux de chômages sont toujours importants, spécialement en Europe du Sud, et l’activité économique traditionnelle n’est pas suffisante pour le résorber significativement
  • La tentation de politiques Keynesienne – relance par la demande – est forte un peu partout du fait de la dégradation du niveau de vie des classes moyennes et la montée du populisme qui en résulte.

Nous – investisseurs, travailleurs, hommes politiques, retraités etc. – craignions tous la crise et avons le sentiment confus de vivre sur un volcan, d’où les flashs cracks périodiques car la panique n’est jamais loin quand on a le sentiment que les actifs sont trop chers, que le monde entier est corrélé et que des facteurs exogènes généralement politiques surgissent violemment (Syrie et le flux de réfugiés, Ukraine…).

Si nous vivons aujourd’hui dans le temps de l’illusion avec une grande complaisance résultant des politiques des Banques Centrales, les issues positives existent et se mettront en place notamment grâce à la technologie mais le chemin est étroit et difficile et la volatilité sera plus instable que jamais.

Dans ce contexte, la recommandation de l’asset manager est de privilégier un mixte de :

  • Actifs liquides :

    • marchés d’actions historiquement les plus résistants (US)
    • marchés de crédits à spreads (quête de rendement) : dette subordonnée, coco, taux des 
pays émergents…
    • fonds de performance absolue non directionnels (risk premia) ou de gestion technique où 
la compétence des gérants prime sur la direction des marchés. 

  • Et une surpondération des Actifs illiquides (mark to model)

    • fonds de dette corporate pour le portage,
    • immobilier : avec les taux immobiliers à 1 %, le seul facteur limitant du prix devient le 
remboursement du capital sur 20 à 25 ans pour les particuliers (et donc l’immobilier résidentiel y compris pour les institutionnels et cela d’autant plus qu’il est probable que l’on incite les particuliers à liquéfier une partie de leur gigantesque patrimoine immobilier) et l’immobilier tertiaire n’est en risque que via les taux longs car peu de constructions se sont faites "en blanc" que ce soit en France comme en Allemagne,
    • l’or car il jouera sa valeur refuge dans les moments de tension.

NOTES

  1. Les crises de marché ne détruisent pas le capital : elles (les crises de marché) ne font que révéler l’étendue de ce qui a été préalablement détruit par des activités désespérément non productives.