Atterrissage anglais

par Hervé Juvin, Président de L’Observatoire Eurogroup Consulting

Affolement sur les marchés pris à contre pied, déferlement de la rumeur, multiplication d’annonces contradictoires et fantaisistes, c’est peu de dire que le referendum britannique sur le Brexit bouscule les entreprises. Au-delà des modalités d’une nouvelle relation de la Grande Bretagne avec l’Union européenne – de grâce, ne disons pas l’Europe ; in ou out de l’Union, la Grande Bretagne reste en Europe ! – la situation est celle d’un atterrissage en catastrophe. D’autres diraient ; d’un retour au réel. L’économie ne conduit pas le monde.. Les citoyens peuvent décider contre leur intérêt économique. Et la politique l’emporte sur la bonne marche de l’entreprise.

Rappelons-nous ; nous étions en 1990. Le Mur de Berlin était tombé, l’Etat de droit s’étendait partout, et la mondialisation réduisait le monde à un vaste marché unifié. L’économie prenait le pouvoir. Toutes les questions politiques étaient solubles dans la croissance. Les entreprises, les investisseurs, les contribuables, mettaient les offres publiques, fiscales et sociales en concurrence. Toujours plus d’argent, toujours plus de technique, toujours plus de droit, voilà ce qui devait en finir au plus vite avec ces vieilleries qui s’appelaient souveraineté, frontières, Nations. Le marché, l’entreprise et la croissance tenaient les clés du futur. Comme le disait Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative ».

Acteur central de l’utopie mondialiste, l’entreprise s’est retrouvée en apesanteur. Hors sol. Pour nombre de dirigeants, la cause était entendue ; le marché mondial et les promesses de l’abondance généralisée en avaient fini avec la politique. Toute décision collective était jugée à ses effets économiques. La société des individus avait pour seule logique la poursuite illimitée par chacun de son intérêt particulier, pour loi la concurrence et pour cadre l’entreprise privée. Celle-ci devenait légitime à faire prévaloir ses intérêts contre, et par-dessus les préférences collectives. Plus question que les frontières, les systèmes fiscaux ou sociaux, les préférences culturelles ou les traditions entravent le déploiement du commerce et la rentabilité de l’investissement. Etait juste, et bon, et vrai, ce qui servait la bonne marche des affaires. Et l’entreprise de se persuader bien vite que son agenda dicte l’agenda des élus, et en finisse avec des survivances nationales, religieuses ou sociales condamnées par l’histoire.

L’illusion aura duré vingt ans. Vingt ans, avant que la crise de 2007-2008 rétablisse les Etats sur le devant de la scène – l’avaient-ils vraiment quittée ? Vingt ans, avant que le Président de la Shell le reconnaisse ; « à la fin, les Etats sont toujours les patrons. » Vingt ans avant que, dans un séminaire très fermé tenu récemment à Londres, les dirigeants des plus grandes sociétés d’assurance en conviennent ; le premier risque est géopolitique, et il grandit rapidement. Vingt ans avant que les élections présidentielles en Autriche, qui ont balayé les partis traditionnels, comme le referendum britannique et l’étonnante percée de Donald Trump, mais aussi de Bernie Sanders aux Etats-Unis, ne le rappellent ; l’économie ne fait pas la loi, et il y a une vie après la croissance et le marché.

Cette illusion est aussi un piège stratégique. La fiction d’un monde plat, l’utopie d’une uniformisation des lois, des mœurs et des cultures, font commettre des erreurs. Parce que le mouvement d’uniformisation suscite un mouvement contraire de différenciation. Parce que le modèle du nomade réveille le souci des frontières. Parce que le totalitarisme de l’individu de droit appelle la chaleur du « nous » et la nostalgie du commun. Parce que la décomposition des Nations provoque la montée de tous les dangers communautaires ou identitaires. Et voilà que les entreprises découvrent qu’elles ne font pas les lois – et, quand elles prétendent les faire, qu’elles s’exposent à des retours violents. Voilà qu’elles découvrent qu’elles ne sont qu’une partie d’un système complexe, dans lequel les institutions, la sécurité, la confiance, le lien social, jouent un rôle aussi et plus grand que leur management, leur innovation et leur performance. Voilà qu'elles découvrent enfin que les écosystèmes, les cultures, les structures sociales, comptent davantage dans la vie des hommes que leurs produits ou leurs services, aussi excellents soient-ils.

La leçon sera-t-elle entendue ? Fait social récent, l’entreprise doit respecter les sociétés telles qu’elles sont. Elle doit être consciente que l’ordre politique tôt ou tard s’impose à elle. Que le droit des contrats ne règle pas tous les rapports humains. Que la résilience des Nations dépasse, et de loin, celle des organisations économiques. Et elle doit mesurer la portée dévastatrice de l’affirmation ; « les terres, les hommes et l’argent sont des marchandises comme les autres. »

Comme l’ethnologie, comme l’économie politique, la science politique est peut-être la discipline la plus utile pour le stratège des temps à venir. Il suffit de le savoir.

A lire :

  • Achille Mbembé, « Le temps de l’inimitié », La Découverte, 2016
  • Karl Polanyi, « La grande Transformation », Tel, Gallimard, 1983
  • Gilles Lipovetsky, Hervé Juvin, « Controverse sur l’Occident mondialisé », Grasset, 2010