Cinq évolutions clés de la dette émergente

par Kristjan Mee, Stratégiste chez Schroders

Comme beaucoup d’autres actifs, la dette émergente a enregistré des pertes considérables du fait de la pandémie de coronavirus (Covid-19). En analysant plus en profondeur les performances globales, cinq évolutions intéressantes ont attiré notre attention.

1) Sorties massives de capitaux hors des actifs des marchés émergents

En termes absolus, les sorties de capitaux hors des actifs des marchés émergents ont atteint des niveaux sans précédent. L’Institute of International Finance (IIF) estime qu’en mars seulement, les sorties de portefeuille se sont élevées à 83 milliards USD, dont 52 milliards USD d’actions et 31 milliards USD d’obligations, comme le montre le graphique ci-dessous. Toutefois, en pourcentage du total des actifs, les sorties de capitaux sont moins prononcées que lors de la crise financière mondiale.

En 2008 et 2009, la décollecte des fonds en obligations émergentes a été équivalente à la collecte des années précédant la crise. Compte tenu des entrées importantes de capitaux enregistrés ces dernières années, en particulier dans les fonds en devise forte, il existe un danger que les sorties de capitaux continuent de peser sur les actifs des marchés émergents. Cela dit, la base d’investisseurs est probablement plus stable aujourd’hui, avec un pourcentage plus élevé d’investisseurs institutionnels.

Un autre point à noter est que le graphique ci-dessous montre uniquement les flux de non-résidents, c’est-à-dire des investisseurs étrangers. Ces dernières années, une caractéristique importante du marché a été l’augmentation des investisseurs domestiques ou résidents.

Ces deux facteurs devraient limiter l’ampleur des sorties de capitaux in fine.

Flux cumulés vers les marchés émergents des portefeuilles d’investisseurs non-résidents (en milliards USD)

Source : IIF, données au 31 mars 2020.

2) Pénurie de dollars et injections de liquidités

Historiquement, un facteur important de la performance des actifs des marchés émergents a été la disponibilité et le prix des financements en dollars US. En mars, les investisseurs et les entreprises, anticipant le confinement, se sont rués vers les liquidités et les conditions de liquidité du dollar US se sont considérablement détériorées.

Afin d’atténuer la pression sur le marché du dollar offshore, la Réserve fédérale (Fed) a annoncé plusieurs mesures, notamment des lignes de swaps de devises avec d’autres banques centrales, et la possibilité pour les pays détenant des titres du Trésor américain d’échanger temporairement ces obligations contre des liquidités.

Ces mesures ont apporté un certain soulagement aux marchés émergents. Toutefois, seuls certains pays émergents peuvent actuellement participer aux programmes. Pour les pays qui n’ont pas directement accès à la Fed ou qui font face à des sorties de capitaux persistantes plutôt qu’à des problèmes de liquidité à court terme, les mesures ne permettent guère de réduire les tensions. Néanmoins, la forte amélioration de la liquidité en dollars, conjuguée à des taux d’intérêt proches de zéro, pourrait devenir un obstacle majeur pour les marchés émergents une fois la crise actuelle résolue.

3) Grande disparité des performances de la dette émergente en monnaie forte

La correction des obligations émergentes en devise forte a été caractérisée par une grande dispersion des performances et par une concentration des pertes sur un petit nombre de pays, comme le montre le graphique ci-dessous.

Dans l’indice JP Morgan EMBI Global Diversified, les dix pays qui ont connu le plus grand élargissement des spreads en 2020 représentaient moins de 10 % de l’indice en début d’année, mais ont contribué à près de 40 % des pertes enregistrées depuis le début de l’année.

Bien qu’on s’attende à ce que certains pays performent moins bien que d’autres, le fait que de lourdes pertes se concentrent dans quelques pays clés souligne l’importance d’éviter les plus gros risques sur les marchés émergents.

Plus précisément, le Liban, l’Équateur et l’Argentine étaient déjà en difficulté avant que la crise du Covid-19 ne s’intensifie, et le Liban a fini par faire défaut sur sa dette en mars. D’autres pays vulnérables, souvent dépendants des exportations de matières premières, ont également vu les spreads de leurs obligations en dollars se creuser fortement.

Le sort de ces pays dépend probablement des actions du Fonds monétaire international (FMI) et des créanciers internationaux. Les obligations décotées offrent des rendements séduisants mais s’accompagnent d’incertitudes importantes, et l’attractivité doit être évaluée pays par pays.

Un petit nombre de pays a principalement contribué aux pertes subies sur la dette émergente en monnaie forte

Evolution des spreads depuis le 31 décembre 2019 (en pbs)

Source : JP Morgan, données au 24 avril 2020. Données de l’indice JP Morgan EMBI Global Diversified.

4) Pour la dette émergente en devise locale, la plupart des pertes proviennent du repli des devises

Comme le montre le graphique suivant, la composante devises de l’indice JP Morgan GBI-EM Global Diversified est en baisse de 15 % depuis le début de l’année. La composante taux d’intérêt, en revanche, a été positive jusqu’à mi-mars.

Lorsque l’illiquidité extrême des emprunts d’États développés a entraîné une forte hausse des rendements, les emprunts d’État émergents ont également cédé du terrain. Depuis, la performance des devises et des obligations a de nouveau divergé, celle des supports obligataires étant maintenant quasiment positive pour l’année. Cette divergence s’explique en partie par les actions des banques centrales des marchés émergents considérées comme bénéfiques pour les obligations mais défavorables pour les devises, au moins initialement.

Performances des composantes taux et devises de la dette locale émergente en 2020 (rebasé à 100)

Source : Schroders, JP Morgan, données au 24 avril 2020. Données de l’indice JP Morgan GBI EM Global Diversified.

Les devises émergentes sont en baisse depuis des années et, dans certains cas, n’ont jamais été aussi bon marché. Par exemple, le peso mexicain est aussi bas en termes réels qu’en 1994 après la « crise de la tequila », comme le montre le graphique suivant.

Dans la plupart des pays émergents, les comptes courants sont désormais proches de l’équilibre après des années de déficits importants. Toutefois, pour certains, un excédent pourrait être nécessaire, au moins pendant un certain temps, en raison des sorties de capitaux étrangers. Le moyen le plus rapide pour y parvenir est de réduire les importations.

Par ailleurs, le dollar US pourrait finir par s’affaiblir, et ainsi soutenir les devises des marchés émergents. Toutefois, comme c’est le cas pour les obligations en monnaie forte, le niveau et les perspectives de reprise ne sont pas identiques pour tous les pays.

Taux de change du real mexicain (rebasé à 100)

Source : Schroders, JP Morgan, Refinitiv Datastream. Données au 24 avril 2020.

5) Les banques centrales des marchés émergents ne relèvent pas leurs taux, au contraire, elles lancent des programmes d’assouplissement quantitatif

La principale différence par rapport aux crises précédentes est que les banques centrales des marchés émergents n’ont pas relevé les taux d’intérêt pour défendre leur devise. Par exemple, la banque centrale sud-africaine a réduit ses taux d’intérêt à un plus bas historique malgré l’effondrement du rand. De plus, un certain nombre de banques centrales ont commencé à acheter des obligations en monnaie locale afin d’apporter de la liquidité et de limiter la hausse des rendements obligataires à long terme. L’assouplissement quantitatif dans les marchés émergents, jusqu’à présent impensable, est devenu une réalité.

Qu’est-ce qui a causé ce changement de cap ? Tout d’abord, la faiblesse de l’inflation et les écarts de production négatifs rendent la situation plus gérable pour les banques centrales des marchés émergents. De plus, compte tenu de l’évolution des marchés de capitaux locaux, le risque d’asymétrie de devises dans les pays qui empruntent en devises étrangères est moindre. Il existe toutefois des exceptions notables, comme la Turquie, dont la dette en devises étrangères est encore importante. En outre, les coûts induits par le confinement lié au Covid-19 étant importants et probablement financés par des emprunts d’État supplémentaires, les banques centrales pourraient élargir leur arsenal pour préserver la stabilité des marchés.

Si l’assouplissement quantitatif dans les pays émergents est un signe de sophistication croissante, il n’en présente pas moins un double risque. D’une part, certains pays émergents enregistrant d’importants déficits budgétaires pourraient être tentés de s’appuyer sur le financement des banques centrales. Compte tenu de l’affaiblissement du contexte institutionnel dans les marchés émergents, cela pourrait éroder la confiance et conduire à une hausse des rendements obligataires, précisément ce que les programmes d’assouplissement quantitatif sont destinés à prévenir. D’autre part, l’assouplissement de la politique monétaire a clairement un impact négatif pour les devises des marchés émergents. En mars encore, les banques centrales des marchés émergents utilisaient leurs réserves de devises étrangères pour défendre leurs monnaies ou au moins ralentir le rythme de leur dépréciation, ce qui indique qu’elles ne laisseront pas les monnaies complètement à la dérive.

Quels seront les facteurs de stabilisation des marchés émergents ?

Bien que la plupart des marchés aient réagi positivement aux mesures sans précédent prises par les banques centrales et les gouvernements dans le monde, certains pays émergents ont eu du mal à reprendre pied. La communauté internationale devra probablement intervenir et aider les pays les plus vulnérables face aux turbulences économiques et aux sorties de capitaux.

Les pays du G20 ont déjà accepté un moratoire de la dette, gelant le remboursement des prêts bilatéraux pour les pays à faible revenu jusqu’à la fin de l’année. Le FMI dispose actuellement d’une réserve de 800 milliards USD qu’il pourrait utiliser pour aider ces pays. Mais l’aide du FMI a souvent été conditionnée à la soutenabilité de la dette dans le passé et pourrait prendre un certain temps à mettre en place. Outre un allègement de la dette, les pays émergents bénéficieraient grandement de la reprise progressive de l’activité économique mondiale et du repli du dollar.

L’avantage pour les investisseurs est que la tourmente pourrait créer des opportunités importantes. La dernière fois que certains actifs des marchés émergents étaient aussi bon marché qu’aujourd’hui, au début des années 2000, les crises dans certains grands pays émergents ont contribué à construire la base d’une reprise durable.