De l’Holocène à l’Anthropocène, une histoire française

par ‎ Hervé Juvin, Président d'Eurogroup Institute

Qui a suivi le sommet mondial des géologues, le 30 août dernier à Capetown ? Si votre réponse est non, vous auriez dû. Lors de ce sommet, les géologues présents sont tombés d’accord : la plupart des changements de la planète sont désormais principalement causés par l’action humaine. Certains se souviennent du Pliocène, du Crétacé, du Jurassique, etc. Eh bien, nous voilà entrés pour de bon dans l’Anthropocène ; l’ère où l’homme façonne le monde.

Les effets des activités humaines – transport, urbanisation, chauffage et climatisation, agriculture industrielle, déforestation et artificialisation des sols, énergie nucléaire, exploitation minière, etc. – sont devenus déterminants dans l’évolution du climat, des espèces animales et végétales, et de la géologie elle-même.

Bonne ou mauvaise nouvelle ? Défi certainement, pour ceux qui ont confondu la croissance avec le progrès et continuent d’évaluer celui-ci selon des modèles et des systèmes comptables qui considèrent toujours les ressources naturelles comme surabondantes, inépuisables et donc gratuites, et les services de la nature comme un acquis dont il est superflu de se préoccuper. Défi, et opportunité pour les pays qui, comme la France, ont joué un rôle pionnier dans la reconnaissance de l’interdépendance homme-nature, dans la protection de l’environnement et dans l’exploration des systèmes vivants complexes qui permettent la vie humaine sur cette planète. Ils ont accumulé un capital de connaissance, de savoir être et de savoir-faire, qui s’annonce essentiel pour ce siècle engagé ; sauront-ils le mobiliser à bon escient ?

Il y a plus de deux siècles, ce sont les poètes, les peintres et les écrivains qui ont éveillé dans la conscience européenne le sentiment de la nature et, déjà, de la responsabilité humaine dans l’évolution de l’environnement. Le sentiment de la nature vient aux Anglais avec le poète Wordsworth, le premier à célébrer la beauté de la campagne anglaise et des solitudes écossaises ; au même moment, en France, c’est Jean-Jacques Rousseau qui invente la beauté des montagnes, des forêts, des étangs, jusqu’alors qualifiés d’horribles accidents de la nature. Le souci de maîtriser l’action humaine sur la biodiversité et les paysages naturels suit ; dès 1853, est fondée à Paris la Société Impériale Zoologique d’acclimatation. Elle deviendra la Société Nationale de Protection de la Nature et portera avec le Touring Club de France la première loi sur la protection des sites et paysages de France (1906), juste avant que soit créée la Ligue de Protection des Oiseaux.

Aux Etats-Unis, le Président Théodore Roosevelt a déjà créé le premier parc national, le célèbre Yellowstone. Poursuivant une grande tradition, les sciences de la nature, comme les sciences humaines, sont un domaine d’excellence des chercheurs français ; Claude Lévi Strauss invente l’écologie humaine avant la lettre, en défendant les peuples dits « sauvages » contre l’uniformisation de la modernité industrielle, et ce n’est pas par hasard que les glaciologues français, comme Claude Lorius et Jean Jouzel, sont les premiers à produire les preuves d’un changement du climat, en étudiant des carottes glaciaires sur des dizaines de milliers d’années dans les années 1980…

La France est le premier pays au monde à se doter d’un Ministère de l’environnement, en 1971, et à fédérer les associations de protection de la nature dans une fédération nationale unique, France Nature Environnement, qui sera l’acteur structurant du Grenelle de l’Environnement (2008). Cette initiative française réunissant les acteurs sociétaux de l’environnement a fait école dans le monde, jusqu’au Brésil et aux Etats-Unis. Elle consacrait la vitalité des associations de protection de la nature, qui remplissent de par la loi des missions de service public et sont les interlocuteurs permanents des pouvoirs publics et des entreprises dans les instances de concertation.

Sur le plan international, c’est encore la France qui a été à l’origine de l’Union internationale de Conservation de la Nature, fondée en 1958, et basée en Suisse, Union qui restera longtemps de gouvernance française, avant que la Fondation créée pour financer ses actions, le World Wildlife Fund, ne fasse sécession avec les fonds collectés et n’adopte une logique anglo-américaine en confiant sa gouvernance aux grandes entreprises privées.

Au moment où les Etats Unis prétendent être les pionniers de la lutte contre le dérèglement climatique, font la leçon au reste du monde, acclimatent des indicateurs et des classements, des obligations de reporting et de conformité et même des produits financiers qui font de la nature un business comme un autre, il vaut la peine de rappeler le capital français dans ce domaine d’avenir, le potentiel d’emplois et d’activité qu’il représente … et cette curieuse aptitude française à gâcher ses meilleurs atouts. Nombreux sont les candidats à la présidentielle qui semblent considérer que croissance et qualité environnementale s’opposent, et que pour quelques points de croissance en plus, il est bien possible de sacrifier la qualité de la terre, de l’air et de l’eau.

Sans doute, mais attention au prix à payer ! Une chose est certaine ; une population de mieux en mieux informée, exigeante et consciente des risques sanitaires, biologiques et environnementaux qui globalement augmentent, est de moins en moins prête à sacrifier son espérance de vie pour la croissance, et saura désigner les responsables d’une dégradation de la santé publique, de la qualité des aliments, de la fécondité des eaux et des terres, de la biodiversité animale et végétale. Et elle va le dire de plus en plus fort ; toute politique au temps de l’Anthropocène sera une politique de la vie, c’est-à-dire une politique qui subordonne l’économie, la justice et le droit, au maintien d’un environnement sain et bienveillant à l’aventure humaine.

A LIRE

  • Jean-Michel Valentin, Red Team Analysis, « anthropocene era economic insecurity-1 », 2016
  • Baudouin de Bodinat, « La vie sur Terre – réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes », Edition de l’Encyclopédie des nuisances, 2008
  • Paolo Servigne et Raphaël Stevens, « Comment tout peut s’effondrer », Seuil, 2015
  • Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, « L’événement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous », Seuil, 2013