Economies développées : un cas de figure historique

par Sylvain Broyer et Costa Brunner, économistes chez Natixis

Bien après la crise financière, la crise économique a atteint une dimension globale au quatrième trimestre. Non seulement les PIB se contractent dans l’ensemble des économies développées, mais les symptômes y sont les mêmes : toutes les composantes de la demande évoluent de façon comparable. Un tel cas de figure est, à n’en pas douter, historique. 

Observons d’abord les composantes de la demande aux Etats-Unis, au Japon, au Royaume-Uni et en zone euro au quatrième trimestre 2008(1). Nous verrons ensuite, en guise d’explication, que ces économies ont subi un « arrêt soudain » dont les implications à moyen terme ne sont pas optimistes.

Au quatrième trimestre 2008, les ménages américains, japonais, européens et britanniques ont réduit leurs dépenses de consommation.

Pourtant leur revenu courant n’évolue pas partout au même rythme, toutes ces économies n’ayant pas la même position dans le cycle. On vérifie d’ailleurs que la perte de confiance des ménages est plus forte dans les pays où le chômage a déjà remonté.

La baisse synchrone de la consommation dans les économies développées au quatrième trimestre 2008 s’explique donc peu par une contrainte commune de financement interne, le revenu courant des ménages. Elle s’explique d’abord par le moindre recours au crédit, ce qui est nouveau à l’exception du Japon.

Cette contrainte de financement externe n’est pas le fait exclusif du durcissement des conditions d’offre de crédit bancaire. Elle est aussi volontaire comme le montre le recul de la demande de crédit des ménages, qui reconstituent une épargne de précaution.

Au quatrième trimestre 2008, l’investissement ne se contracte plus seulement (en GA) aux Etats-Unis et au Japon, mais désormais aussi en Europe. Il s’effondre même au Royaume-Uni.

La baisse de la construction se généralise. Elle se stabilise aux Etats-Unis et au Japon mais s’aggrave au Royaume-Uni.

L’investissement productif s’effondre, ce qui traduit sans surprise la baisse de la demande courante et anticipée.

Mais l’interruption similaire de l’investissement productif aux Etats-Unis, en Europe et au Japon en fin d’année 2008 révèle principalement une contrainte grandissante sur les financements externes auxquels les entreprises ont habituellement recours. La contrainte est évidente sur les actions et croissante sur les autres financements externes, puisque l’on observe une moindre croissance de la dette monétaire et obligataire, une moindre croissance du crédit bancaire.

En conséquence de cette contrainte grandissante sur les financements externes, les entreprises ont de plus en plus recours à leur épargne pour financer la production courante, ce qui ne laisse plus de place à l’investissement. La baisse des taux d’autofinancement devrait se poursuivre.

Les exportations s’effondrent au quatrième trimestre 2008 dans toutes les économies développées et particulièrement au Japon qui subit une dramatique appréciation du yen avec le débouclage des positions spéculatives.

Sans surprise, on voit les importations baisser au quatrième trimestre 2008, à l’exception du Japon.

L’analyse économétrique suggère que cette baisse des importations dans les économies développées est liée en premier lieu à l’effondrement de l’investissement, dans une moindre mesure aux exportations (réexportations), et marginalement à la consommation sauf dans le cas américain. Aucun de ces trois facteurs n’explique la hausse des importations japonaises ; elle résulte de l’appréciation du change déjà évoquée.

Cette décomposition montre bien que la source de l’effondrement du commerce extérieur réside, en pesant sur les investissements, dans la contrainte grandissante de financement externe à laquelle sont exposées les entreprises.

Les pays du G7 représentant un peu plus de 50% de l’économie mondiale par le PIB, la contraction synchrone de leur commerce extérieur a conduit à l’arrêt complet du commerce mondial et contribué à la chute du prix des matières premières affrétées.

La crise des économies développées se sera donc propagée à d’autres régions du monde.

Déstockage industriel

Au quatrième trimestre 2008, les stocks ont contribué à la contraction du PIB au Royaume-Uni et probablement en zone euro. Fortuitement, ils ont contribué à la croissance du PIB aux Etats-Unis, et au Japon mais après une forte contraction le trimestre précédent.

Deux explications à cette divergence peuvent être avancées : 1/ le rôle partiel de résidu statistique que les comptabilités nationales donnent à la composante des stocks ; et 2/ le caractère provisoire des comptes publiés : nous attendons une forte révision à la baisse des stocks et exportations américaines en deuxième lecture du PIB le 27 février.

Mais au-delà, les évolutions de la demande suggèrent qu’un déstockage industriel est à l’œuvre dans l’ensemble des économies développées. Celui-ci s’observe bien, à l’exception du Japon (peut-être en raison du change qui a favorisé une hausse des importations), dans les enquêtes PMI (estimation en volume des variations de stocks de produits finis par rapport au mois précédent).

La tendance relevée dans les enquêtes PMI se confirme en janvier 2009, ce qui présage d’une poursuite du déstockage au premier trimestre 2009.

On l’a vu, la contraction synchrone, et par ses symptômes similaire, des économies développées au quatrième trimestre 2008 est peu liée au(x) cycle(s). Elle traduit avant tout des contraintes communes de financement externe des ménages et des entreprises, lesquelles s’expriment par une baisse de la consommation et de l’investissement. L’arrêt du commerce mondial et le déstockage industriel en sont des conséquences.

Ce cas de figure s’apparente à ce que la littérature désigne être un « arrêt soudain ». Il est en général le fait des économies émergentes(2).

Un arrêt soudain caractérise la rupture d’un cycle de crédit haussier due à des sorties brusques de capitaux, causées par des chocs négatifs sur le profit d’une économie (productivité, termes de l’échange, crise institutionnelle, taux d’intérêt, etc.). La contrainte de financement conduit à l’arrêt de l’activité économique.

Dans ce qui suit, nous allons voir que les économies développées ont subi un « arrêt soudain » au quatrième trimestre 2008.

Depuis 2003, les économies développées ont profité d’une croissance forte et généralisée du crédit au secteur privé, à l’exception connue du Japon même si l’on constate aussi une inversion de tendance depuis 2003. Le crédit a été favorisé par des taux d’intérêt bas, par la hausse de la richesse financière (graphique 13) et immobilière. La dette des agents a augmenté en continu.

Mais à partir de 2007 et rompant avec une tendance haussière, la profitabilité du secteur privé a été affectée dans toutes les économies développées par deux baisses brusques de la productivité, puis une dégradation des termes de l’échange. Ceci a conduit à la rupture brutale du cycle de crédit, stoppant l’activité.

Le premier choc de productivité est déclenché par la crise américaine des subprimes, puisqu’il est relatif à l’effondrement de la construction résidentielle (graphique 10). On l’observe aux Etats-Unis dès le premier trimestre 2007, puis au Japon (normes de construction), et par diffusion en zone euro et au Royaume-Uni six mois plus tard.

Le deuxième choc négatif de productivité est une conséquence de la contrainte de financement externe que subissent les entreprises des économies développées depuis le premier choc (via les bourses et les taux de marché). Il se manifeste par une chute de l’investissement productif (voir le graphique 11), laquelle s’observe au Royaume-Uni dès le premier trimestre 2008, puis en Zone euro, aux Etats-Unis et au Japon six à neuf mois plus tard.

La hausse du prix des matières premières est l’autre grand choc sur la profitabilité des économies développées. Sa conséquence est une détérioration synchrone des termes de l’échange (les prix des importations augmentent plus vite que ceux des exportations) au premier semestre 2008.

Elle est sans précédent au Japon qui souffre d’une forte dépendance énergétique et logiquement moins visible au Royaume-Uni qui exporte des produits pétroliers raffinés.

La dégradation des termes de l’échange se traduit par un décrochage du revenu de l’économie par rapport à l’activité soit, selon l’angle de vue retenu, par une baisse du profit domestique ou par un transfert de revenu vers les pays exportateurs de matières premières.

La multiplication des chocs négatifs sur la profitabilité du secteur privé des économies développées conduit à un gel des investissements étrangers.

Il a d’abord été partiel en 2007, puis total à partir du second semestre 2008 au cours duquel on observe même des retraits nets de capitaux étrangers sur les actifs privés, pour toutes les économies développées à part le Royaume-Uni.

L’exception britannique peut surprendre, sauf à considérer que les flux de capitaux britanniques à l’étranger ont plus reflué que les autres en raison du rôle majeur qu’a pris la City dans le financement des économies développées, et américaine en particulier.

Il est évident que les mauvaises nouvelles sur le secteur bancaire mondial ont précipité le gel des investissements étrangers en titres privés.

Que se passe-t-il après un « arrêt soudain » ?

On voit donc que les économies développées ont été exposées à la séquence typique de l’arrêt soudain (boom de crédit, sauf au Japon / chocs négatifs sur la profitabilité / inversion brutale des flux de capitaux / récession).

Il est intéressant maintenant de s‘interroger sur ses suites à moyen terme.

Force est de constater que les suites d’un arrêt soudain offrent une perspective assez pessimiste à moyen terme. Parmi les suites de l’arrêt soudain, les spécialistes ont répertorié :

  • Une volatilité économique encore excessive, notamment car le redémarrage de l’activité peut se faire brutalement lorsqu’il y a contrechoc de productivité, ce que l’on observe par exemple sur les termes de l’échange avec la désinflation pétrolière.
  • Une dynamique des flux de capitaux étrangers plus faible qu’avant le retournement. Une reprise rapide de l’activité ne devra donc pas être interprétée comme l’amorce d’un nouveau cycle. Les théoriciens du « Sudden stop » déconseillent même à cet égard des politiques visant à contrôler les flux de capitaux, puisqu’ils exacerbent les problèmes.
  • Un risque de dépréciation des monnaies, puisque les flux de capitaux sont moins gros que par le passé. L’ancrage à une monnaie forte est d’ailleurs mentionné comme issue possible. La dépréciation de la Livre Sterling rentrerait dans cette description.
  • Un risque sérieux de perte de bien-être social, car la probabilité d’un désendettement des économies après un arrêt soudain est élevée. On dira enfin un mot des politiques économiques recommandées par les théoriciens après un arrêt soudain. Toutes les politiques isolationnistes (contrôle des capitaux et des changes) sont déconseillées à l’exception des politiques mercantilistes d’accumulation des réserves de change. Les politiques internationalistes visant à minimiser les frictions sur les marchés de capitaux sont préférables puisque ce sont elles qui sont responsables du gel des flux de capitaux.

Pour sûr, l’arrêt soudain et synchrone des plus grandes économies développées est un cas de figure historique. Et les travaux sur le « Sudden stop » sont tirés d’observations faites pour des économies émergentes. Ces recommandations politiques doivent donc être prises avec prudence.
Synthèse La crise économique a atteint une dimension globale au quatrième trimestre 2008. Les PIB se contractent dans toutes les économies développées, et les symptômes y sont identiques. On observe effectivement au dernier trimestre 2008 aux Etats-Unis, au Japon, au Royaume-Uni et en zone euro :

  • une réduction synchrone des dépenses de consommation qui révèle un moindre recours au crédit ;
  • une contraction de l’investissement total et désormais de l’investissement productif qui traduisent une contrainte grandissante sur les financements externes des entreprises ;
  • un effondrement du commerce extérieur, en particulier au Japon qui subit une forte appréciation de sa devise, et qui s’est propagé à d’autres régions du monde. L’analyse économétrique suggère que l’effondrement du commerce extérieur est surtout lié au recul de l’investissement, donc à la contrainte de financement externe ;
  • un déstockage industriel qui semble devoir continuer au premier trimestre 2009.

Ces symptômes communs sont révélateurs d’un « arrêt soudain ». Ce cas de figure, habituellement le fait des économies émergentes, caractérise la rupture brutale d’un cycle haussier du crédit, déclenchée par des chocs négatifs sur la profitabilité des économies. Or, on identifie bien la séquence suivante dans les économies développées : 

  • afflux de capitaux étrangers à partir de 2003 vers les titres privés ;
  • deux chocs négatifs sur la productivité à partir de 2007 : un sur l’investissement résidentiel (subprime), un autre sur l’investissement productif (bourses) ;
  • in choc négatif sur les termes de l’échange au premier semestre 2008 (pétrole, matières premières) ;
  • le retrait des capitaux étrangers sur les actifs privés au dernier trimestre 2008.

Les suites d’un arrêt soudain offrent une perspective assez pessimiste à moyen terme, puisque l’on répertorie : 

  • une volatilité économique encore excessive ;
  • une dynamique des flux de capitaux plus faible qu’avant la crise ;
  • un risque de dépréciation des monnaies ;
  • un risque sérieux de perte de bien-être.

NOTES
(1)Pour l’heure, on ne connaît le détail des comptes nationaux que pour les Etats-Unis et le Japon, le premier devant être révisé fin février. Les évolutions que nous montrons ici pour la zone euro et le Royaume-Uni s’appuient sur les premières estimations officielles non détaillées et nos propres prévisions. (2) Le premier « arrêt soudain » a été décrit par Dornbusch et Werner à propos de la crise du peso, mais Guillermo Calvo et Enrique Mendoza en sont les spécialistes. Lire à ce sujet :
• G.Calvo, 1998, “Capital flows and Capital-Markets Crises: The simple economics of Sudden Stops”, Journal of Applied Economics, Vol. 1, pp 35-54.
• E.Mendoza, 2006, “Lessons from the Debt-Deflation Theory of Sudden Stops”, Working paper NBER N.11966
• E. Mendoza, 2001, “Credit, Crisis, and Crashes: Business cycles with a Sudden Stop”, Working paper NBER N.8338.

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