Etats-Unis : Gestion du risque

par Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas

•  Les dernières données sont plutôt bien orientées : emploi robuste, rebond de l’inflation, stabilisation dans l’industrie manufacturière. Les marchés financiers renouent avec un calme relatif, avec une stabilisation du dollar et une augmentation des anticipations d’inflation.

•  Ces résultats ouvrent-ils la porte à une nouvelle hausse de taux ? Au final, la décision dépendra de l’évaluation des risques par les membres du FOMC. Leur asymétrie lorsque les taux sont proches de zéro pourrait les inciter à la prudence.

Les données d’enquêtes, d’activité et de prix récemment publiées sont pour la plupart encourageantes. L’ISM manufacturier a rebondi en février (+1,3 point à 49,5) et, même s’il reste en dessous des 50points, ses composantes les plus avancées (production et nouvelles commandes) se sont maintenues au-dessus de ce seuil pour le deuxième mois consécutif. De plus, le rebond s’est dernièrement accompagné d’une progression de 2,6points de l’indice de l’emploi (à 48,5). Certes, le repli de l’ISM non manufacturier n’est pas une bonne nouvelle, mais pas non plus une réelle préoccupation, puisqu’il demeure solide (53,4) notamment grâce aux composantes « production » et « nouvelles commandes » (respectivement 57,8 et 55,5 en février). Au cours des deux derniers mois la composante « emploi » a été le principal contributeur à la détérioration de la confiance dans le secteur non manufacturier. Cet indice a perdu 6,6 points entre décembre et février passant en dessous de la barre des 50 (49,7) pour la première fois depuis deux ans. Cette chute explique près de la moitié du recul de l’ISM non manufacturier depuis novembre, et 70% de celui-ci sur les deux derniers mois. Si la composante « emploi » s’était maintenue, l’indice ISM non manufacturier serait demeuré aux alentours des 55 points. Or, la forte correction de l’indice emploi n’est pas seulement difficilement réconciliable avec la robustesse des composantes « production » et « nouvelles commandes », elle l’est aussi avec la tendance des créations d’emplois.

Au cours des deux premiers mois de 2016, les créations d’emplois dans le secteur non manufacturier se sont élevées en moyenne à 204 k, une performance sensiblement équivalente à celle de 2015 (227 k par mois), alors même que la composante « emploi » de l’ISM non manufacturier est passée des environs de 56 à ceux de 50. Ce n’est pas la première fois qu’un tel repli de l’indice ne se traduit pas par un ralentissement des créations d’emplois. En février 2014, l’indice avait reculé de 8,6 points (à 47,7) et si cette chute venait après un léger fléchissement des créations de postes, elle avait été aussitôt suivie par un rebond de ces dernières, amélioration qui n’avait pas été démentie les mois suivants. Le lissage des évolutions mensuelles des effectifs salariés et de la composante de l’ISM permet de se faire une idée plus précise de la relation existant entre les deux.

L’évolution actuelle semble ainsi indiquer une correction en cours de l’indice emploi de l’ISM non manufacturier plus qu’un ralentissement à venir des créations de postes du secteur. En 2015, les données d’enquêtes étaient ainsi d’un optimisme excessif. S’agissant des prix, l’accélération est bel et bien là. En janvier, le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation s’inscrivait à 1,4%, niveau le plus élevé sur quinze mois. Cette accélération (à partir de 0,1% en 2015) est en partie imputable à la disparition progressive des effets de base sur les prix de l’énergie : l’IPC «énergie » était en repli d’« à peine » 6,5% en g.a. en janvier contre -16,7% en 2015. Mais on observe également un raffermissement des prix sous-jacents (hors alimentation et énergie), avec un taux annuel passé de 1,7% à 2% entre le début et la fin de 2015, et à 2,2% en février 2016. Le déflateur de la consommation privée (PCE), mesure de l’inflation préférée de la Fed, donne également des signes de redressement : l’indice global, à 1,3% en g.a. en janvier, enregistre sa progression la plus marquée depuis octobre 2014 et le taux d’inflation sous-jacent (1,7%) est au plus haut sur dix-huit mois. Les données détaillées sont plus éloquentes encore, l’indice PCE sous-jacent basé sur les prix de marché – qui mesure le prix des biens et services dont le coût est réellement supporté par les ménages – était en hausse de 1,5% en g.a. en janvier, la plus forte progression depuis novembre 20121. D’autres mesures de l’inflation confirment l’accélération, comme le TrimmedMean PCE de la Fed de Dallas2 (le taux sur 6 mois s’établissait à 1,9% en janvier, le plus élevé depuis le printemps 2012) et notre propre indice d’inflation sous-jacente « augmenté »3 qui n’a jamais progressé aussi vivement depuis l’automne 2012. Avec la stabilisation du dollar (ainsi que celle des prix du pétrole), les pressions à la baisse sur les prix devraient continuer à s’atténuer, comme en témoigne le rebond, récent mais marqué, des anticipations d’inflation de marché.

Par ailleurs, l’apparente atonie des salaires en février ne semble pas traduire un retournement de tendance : tout d’abord, au cours des derniers mois, les rémunérations se sont révélées assez volatiles4 d’un mois sur l’autre ; mieux vaut donc s’en tenir aux variations lissées. Ensuite, même si la mesure de l’évolution des salaires, généralement observée a ralenti de 2,5% à 2,2% entre janvier et février, celle qui nous semble mieux traduire l’état du marché du travail (salaires horaires moyens du personnel non-cadre affecté à la production dans le secteur privé) n’a guère évolué : elle s’établissait à +2,4 en février contre +2,5% en janvier. Il convient de souligner également que ce ralentissement ne concerne que quelques secteurs : sur dix-huit industries, neuf enregistraient une croissance salariale inférieure à 2 % en 2014 ; ce nombre est passé à sept en 2015 puis à quatre seulement en février 2016. Enfin, le « baromètre » de la croissance salariale de la Fed d’Atlanta se redresse, dépassant les 3% au cours des trois derniers mois. La précision de cette mesure est bien sûr discutable : elle se concentre, en effet, sur l’emploi à temps plein et à durée indéterminée et contribue, par conséquent, à contrôler l’évolution des salaires des évolutions démographiques5.

Cet ensemble de données est compatible avec une nouvelle hausse de taux de la Fed. Tout dépendra, au final, de l’appréciation, par les membres du FOMC, des risques pesant sur les perspectives. Pour certains, l’asymétrie des risques lorsque les taux sont proches de zéro incite à la prudence6. D’autres estiment que l’inflation reste sur la voie qui la conduira, à moyen terme, à l’objectif de 2% : cela prendra juste un peu plus de temps qu’ils ne l’avaient initialement prévu. La plupart d’entre eux semblent s’accorder sur le fait que les récentes turbulences financières n’ont pas affecté leurs prévisions de croissance et/ou d’inflation.

Si la Fed est réellement déterminée à remonter les taux pour s’éloigner de la borne zéro, autant et aussi vite que possible, et dans la mesure où les marchés financiers pourraient rester volatils dans les mois à venir (sous l’effet conjugué des incertitudes entourant l’économie mondiale et d’une moindre liquidité), la fenêtre du mois de mars pourrait se refermer d’ici le mois de juin, on pourrait s’attendre à un relèvement de 25 points de base de la fourchette cible des Fonds fédéraux (à 0,50 %-0,75 %) le 16 mars.

En revanche, si la décision de relever les taux en décembre a été très serrée, on pourrait s’attendre à ce que ceux qui avaient alors voté en faveur d’une telle décision (avec hésitation) ne soient pas aussi coopératifs en mars. Les deux gouverneurs qui étaient alors les plus sceptiques (Lael Brainard et Daniel K.Tarullo) quant à l’opportunité d’engager la normalisation de la politique monétaire, pourraient très bien s’opposer à un nouveau resserrement. Une telle menace pourrait inciter le FOMC à la prudence, laissant envisager un statu quo. La récente déclaration du Président de la Fed de Saint- Louis, James Bullard, considéré comme un «faucon» modéré alimente ce scénario : « le repli des anticipations d’inflation et la diminution du risque de bulle des prix des actifs laissent probablement une plus grande marge de manœuvre au FOMC dans la poursuite de la normalisation ».

NOTES

  1. Cette évolution est, il est vrai, imputable à des effets de base : l’augmentation mensuelle de janvier 2015 était modeste (+0,005%), et celle de janvier 2016 soutenue (+0,22 %) ; il n’est pas exclu d’observer une certaine ré-accélération dans les prochains mois, qu’il s’agira alors de ne pas surestimer.
  2. L’idée est d’élaguer, chaque mois, l’indice PCE des composantes enregistrant des évolutions extrêmes : les 24% des indices connaissant les plus fortes baisses et les 31% de celles connaissant les plus fortes hausses. Voir “Trimmed Mean PCE Inflation” Jim Dolmas, Research Department Working Paper 0506, Federal Reserve Bank of Dallas, July 25th, 2005.
  3. Cette mesure de l’inflation est celle de la Banque du Canada que nous appliquons aux données américaines ; elle exclut de l’IPC global les fruits, les légumes, l’essence, le fuel, le gaz naturel, l’indice équivalent loyer des propriétaires d’une résidence principale, le transport interurbain et le tabac.
  4. Les mois de janvier et octobre ont été robustes alors que les mois qui les avaient suivi et précédé étaient plutôt ternes. En cas de reproduction de ce schéma, le glissement annuel des salaires rebondirait au-dessus de 2,5% en mars.
  5. Cf. “What’s up with wage growth?” Mary C. Daly, Bart Hobijn et Benjamin Pyle, FRBSF Economic Letter, Banque de Réserve fédérale de San Francisco, 7 mars 2016.
  6. Un nouveau ralentissement des prix pourrait faire basculer l’économie dans la déflation, une situation difficile à gérer pour une banque centrale. En revanche, une accélération des prix conduirait l’inflation à un niveau qui demeurerait peu élevé, alors que la Fed sait depuis longtemps comment faire face à une telle évolution.

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