Etats-Unis : le temps de la dépense

par Alexandra Estiot, Economiste chez BNP Paribas

Le ralentissement de l’économie américaine se confirme, avec des perspectives peu encourageantes.

Se pose alors la question de l’opportunité d’un resserrement monétaire, mais surtout celle d’une relance de l’investissement public.

Le ralentissement de l’économie américaine se confirme. Certes, le T3 a marqué un rebond (+2,9% en rythme trimestriel annualisé). Mais, au vu de la faiblesse des performances des trois précédents trimestres, le sursaut est à nuancer. Entre le dernier trimestre de 2015 et le premier semestre de 2016, la croissance a été limitée à 1%.

Pour compenser cette faiblesse et ramener la croissance sur une pente de 2%, une performance de 4,9% aurait été nécessaire au T3. Elle a été de deux points inférieure, et la moyenne sur quatre trimestres s’établit à seulement 1,5%. Les composantes de la demande au T3 ne sont pas plus encourageantes : la croissance a été tirée par des facteurs temporaires, notamment une reconstitution des stocks (contribuant à hauteur de 0,6 point à la croissance trimestrielle annualisée) et une envolée des exportations de produits agricoles. A elles seules, ces exportations ont apporté 0,9 point à la croissance du PIB au T3. La demande intérieure finale a, en fait, ralenti au troisième trimestre (+1,4% après +2,4% au T2).

La contre- performance est indéniable, après +2,6% en 2014 et +3,1% en 2015. Le ralentissement a jusqu’ici été le fait des entreprises, dont les dépenses, après avoir progressé de 4% en moyenne en 2014-2015, ont reculé de 4,1% par trimestre depuis le début de 2016. Mais la consommation des ménages – et leur investissement résidentiel – montre des signes de faiblesse, et l’évolution du revenu est préoccupante. En glissement annuel, le revenu disponible réel par tête n’a progressé que de 1,4% en septembre, soit le rythme le plus faible depuis 2013, année marquée par la remontée de 2 points du taux de cotisation salariale. Pour l’heure, les ménages ont choisi de réduire leur épargne (5,7% du revenu disponible en septembre contre 6,1% en 2015) mais, si le dynamisme de l’emploi était remis en cause, un ralentissement plus marqué encore de la consommation ne pourrait être exclu.

Une demande qui ralentit est généralement compatible avec une atténuation des pressions inflationnistes. Aujourd’hui, ces dernières sont inexistantes. Les prix de l’énergie ont légèrement rebondi, mais l’essentiel de ces effets se trouvent concentré dans une correction des anticipations d’inflation, alors que la progression des prix du pétrole semble déjà s’essouffler. Le déflateur de la consommation privée, hors énergie et biens alimentaires, reste d’un calme plat depuis le début d’année (1,7% en septembre). Si l’on retient l’indice « prix de marché », qui exclut les biens et services gratuits, l’inflation sous-jacente semble même avoir atteint un plafond. Côté salaires, les dernières données du coût du travail (Employment Cost Index) indiquent une décélération: après 2,1% en 2014 et 2015, la progression de l’indice pour le secteur privé s’établissait à 1,9% en glissement annuel au T3.

La question de l’opportunité d’un relèvement des taux se pose. La Fed a d’ailleurs décidé de ne pas rejouer le scénario de 2015, lorsqu’elle s’était quasiment engagée à remonter ses taux en décembre. Une telle répétition de l’histoire était envisagée après la réunion de septembre. Mais en six semaines, les lignes semblent avoir bougé entre, d’un côté, les membres du Conseil des gouverneurs, qui apparaissent prudents et patients et, de l’autre côté, les présidents de Fed régionales, plus pressés de continuer la normalisation de la politique monétaire. C’est surtout la décision d’Eric S.Rosengren de ne pas réitérer son vote dissident de septembre qui nourrit le sentiment qu’une hausse de taux en décembre n’est pas certaine, mais aussi la (légère) dégradation du diagnostic conjoncturel, et notamment pour la consommation des ménages.

La politique monétaire de la Fed pourrait d’ores et déjà être trop restrictive. Une mesure du degré de souplesse, présentée la semaine dernière1, montre en effet que, depuis la rentrée 2014, la Fed est nettement moins accommodante et, comme Janet L. Yellen l’affirmait suite à la réunion du FOMC de septembre, « le taux des fonds fédéraux n’est actuellement que marginalement inférieur au taux naturel, et la politique monétaire américaine n’est que modestement accommodante». Certains pensent que la politique monétaire a atteint ses limites, arguant que l’extrême interventionnisme de la Fed ces dernières années n’a, dans les faits, pas permis de refermer l’ouput gap.

Ici, il s’agit de ne pas oublier que l’économie réagit au policy-mix, soit à la conjonction de la politique monétaire et de la politique budgétaire. Et côté budgétaire, le frein a été très violent. Avec la crise, et l’obligation constitutionnelle des Etats et collectivités locales de voter des budgets équilibrés, c’est aux niveaux inférieurs de l’Etat que la rigueur a été d’abord appliquée, tandis que l’Etat fédéral lançait un plan de soutien. Mais, rapidement, l’austérité a touché Washington. Ainsi, le solde des administrations publiques2 hors paiement des intérêts est passé d’un creux de 8,3% du PIB en 2009 à 0,6% en 2015. En six ans, le solde primaire a ainsi été réduit de 7,7points de PIB, avec deux années au cours desquelles la rigueur a été particulièrement violente : 2,1 points en 2012 et 3,1 points en 2013. La consommation des ménages avait alors été touchée de plein fouet, ralentissant à 1,5% en 2012 et 2013, et si la croissance du PIB résistait mieux, au moins en 2012, elle le devait à l’investissement, dont la vigueur n’a pu être totalement étrangère à la politique de la Fed. Parmi les pays qui, ces dernières années, ont appliqué une politique budgétaire restrictive3, les Etats- Unis se placent 9ème par l’ampleur des ajustements, avec une réduction du solde structurel primaire de 6,4 points (contre 3,5 pts dans la zone euro). Ils sont le seul pays à avoir évité un retour en récession malgré l’austérité, autre indication que l’activisme de la Fed a bien été efficace, et que les politiques menées ont permis d’atténuer le choc de la rigueur.

Aujourd’hui, le frein budgétaire n’est plus actionné, et la politique budgétaire est plus ou moins neutre. Au niveau fédéral, on assiste à une légère détente : le Congressional Budget Office (CBO) prévoit un creusement du déficit (de 2,5% à 3,2% du PIB) au cours de l’actuel exercice budgétaire. Au niveau des Etats et collectivités locales, la nature pro-cyclique des finances a aussi permis un léger assouplissement (après cinq années de réduction, leurs effectifs salariés augmentent à nouveau depuis la fin de l’été 2014), mais en l’absence d’accélération de la croissance, on ne peut attendre de soutien. Deux autres chocs auxquels l’économie américaine a dû faire face perdent en force: la chute des prix du pétrole et l’appréciation du dollar. Comme la rigueur budgétaire, sans devenir des moteurs, ils ne sont plus des freins aussi puissants. Si l’on adhère à l’hypothèse selon laquelle l’output gap n’a toujours pas été refermé, et donc que l’activité doit progresser plus vivement que son rythme potentiel4, ce qu’elle ne fait plus même si l’on retient les hypothèses de croissance potentielle les plus pessimistes, un soutien est nécessaire. Il est extrêmement difficile d’en attendre davantage de la part de la Fed, même si elle pourrait retarder un peu plus une hausse des taux. En matière de politique monétaire le « signal » est important et, pour la Fed, passer son tour en décembre pourrait constituer une forme de soutien. Reste l’option budgétaire…

Le monde souffre d’un excès d’épargne. Le diagnostic est moins clair pour les Etats-Unis, dont la balance courante demeure déficitaire. Ici, il faut garder en tête que le statut de monnaie de réserve internationale du dollar induit un déficit permanent des comptes extérieurs, et que l’équilibre américain correspond certainement à un déficit : avant la crise, on pouvait l’estimer proche de 3% du PIB, mais il est aujourd’hui probablement plus important. Depuis 2012, le solde est inférieur à ce seuil, mais plus que d’un excédent d’épargne, nous estimons que l’économie américaine souffre davantage d’un déficit d’investissement. Si l’investissement a connu un sursaut en 2011-2012, il a par la suite ralenti. Le ratio d’investissement net, c’est-à-dire l’investissement diminué de la dépréciation du capital (rapporté au PIB) qui mesure l’accroissement du stock de capital, recule depuis la mi-2014. Certes, une partie de cette correction est à attribuer au secteur des matières premières : la chute des prix du pétrole a réduit de deux tiers les investissements de cette industrie. Hors cette composante, l’investissement des entreprises a retrouvé la croissance5, à un rythme certes modéré, ces deux derniers trimestres et, rapporté au PIB, il n’est que très légèrement inférieur à son point haut du T32015 (13%). L’investissement résidentiel reste bien inférieur à ses pics (3,5% du PIB contre 6,1% en 2005), mais il est difficile d’y voir une mauvaise chose : son corollaire est un endettement des ménages alors qu’il ne génère pas de gains de productivité.

Le déficit d’investissement est, au final, bien le fait du secteur public, et, surtout, du gouvernement fédéral : d’environ 5 points de PIB au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’investissement fixe du gouvernement fédéral est tombé à 1,4 pt aujourd’hui, une réduction que les récentes coupes budgétaires n’ont fait qu’accentuer. Si l’on rapporte l’investissement fixe des entreprises et du gouvernement au PIB, le ratio est actuellement de 15,5%, soit 2 pts sous la moyenne de la deuxième moitié des années 1990. Si on peut douter de la possibilité des pouvoirs publics à inciter les entreprises à davantage d’investissement productif – c’est toujours une erreur de sous- estimer le pouvoir de la fiscalité, mais certes – on ne peut douter de leur capacité à combler eux-mêmes le déficit d’investissement.

Avec des taux d’intérêt réels bien inférieurs à la croissance potentielle, et surtout l’attrait des Treasuries, plus fort que jamais dans un contexte d’excès d’épargne mondiale et d’excès de demande en actifs sûrs, la contrainte financière n’est pas un argument. C’est d’autant plus le cas que les multiplicateurs budgétaires sont particulièrement élevés pour les dépenses en infrastructures, et très probablement démultipliés lorsque les taux sont proches de zéro. Il suffirait d’abandonner le dogme de l’équilibre budgétaire et au prochain Président de disposer d’un Congrès coopératif. L’espoir fait vivre…

NOTES

  1. « Etats-Unis : Péché de certitude », Alexandra Estiot, Eco Week BNP Paribas, 28 octobre 2016.
  2. Tableau F.105-General Government des Financial Accounts of the US.
  3. Nous utilisons ici comme mesure la réduction du déficit structurel primaire, soit le solde budgétaire hors paiements des intérêts et corrigé des effets du cycle. Les données sont celles du FMI (Fiscal Monitor).
  4. Les estimations varient. La croissance potentielle serait de 1,6% selon le CBO et l’OCDE, de 1,8% selon les membres du FOMC (médiane des projections de PIB à long terme) et de 1,9% selon le FMI.
  5. En données brutes. Nous ne disposons pas de données détaillées par types d’investissement pour la dépréciation du capital.

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