Faut-il encore faire l’Europe politique ?

par Olivier Ferrand, président de Terra Nova

L’Europe politique est encore possible. Certes, la fenêtre d’opportunités, largement ouverte dans les années 1990, s’est refermée, après l’échec des négociations institutionnelles. Traités de Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (2001), Constitution européenne (2004), traité de Lisbonne (2007) : négociations après négociations, l’Europe politique a été repoussée. Les moteurs historiques de la construction européenne, les gouvernements et la Commission européenne, se sont enrayés. Un nouveau « bras armé » doit émerger pour l’Europe politique : le Parlement européen. C’est là que la nouvelle génération européenne doit s’investir. Et c’est pour cette raison que les élections européennes de juin revêtent une grande importance.

Les progressistes ont, historiquement, épousé la cause de l’Europe politique. Mais la crise européenne actuelle marque justement l’échec de la transition vers l’Europe politique. Faut-il, dans ses conditions, persévérer ? Oui : il existe une identité, un modèle européens qui justifient des institutions politiques pour les porter. Mais pour y parvenir les modalités de la construction européenne doivent changer radicalement.

1 – LA CRISE EUROPEENNE ACTUELLE : L’ECHEC DE L’EUROPE POLITIQUE

 L’Europe fédérale, c’était le rêve des pères fondateurs, au sortir de la guerre. Ils ont failli y parvenir, avec la Communauté européenne de défense (CED). Elle faisait le grand saut avec une armée européenne, dotée d’un gouvernement politique. Mais le projet échoue, rejeté par l’Assemblée nationale française en 1954, à l’issue d’un psychodrame politique majeur. Les pères fondateurs de l’Europe ne renoncent pas. Ils tirent les leçons de l’échec de la CED. L’Europe politique ne passera pas en force, ex nihilo ; la « révolution fédérale » est impossible face aux nationalismes d’après-guerre encore brûlants. Il faut inventer une autre méthode, plus gradualiste, moins frontale, renoncer à faire l’Europe politique aujourd’hui pour pouvoir la faire demain. C’est ainsi que Jean Monnet et Robert Schuman conçoivent la Communauté économique européenne (CEE), « première étape » permettant de créer la confiance, les solidarités, la masse critique nécessaires pour basculer, un jour, vers l’Europe fédérale. 

Pour leurs héritiers, ce jour est venu avec la chute du mur de Berlin. Il offrait la dynamique politique, après trente ans de construction européenne réussie. Témoignage de cette volonté, le changement de dénomination de l’Europe opérée par le traité de Maastricht en 1992 : de la Communauté économique européenne à l’Union européenne – de l’Europe technique à l’Europe politique. Une volonté qui se manifeste au grand jour douze ans plus tard avec la Constitution européenne.

Mais cette bataille fédérale est un échec. Traités de Maastricht (1992), Amsterdam (1997), Nice (2001), Constitution européenne (2004), traité de Lisbonne (2007) : négociations après négociations, l’Europe politique est repoussée. Les gouvernements résistent. Les citoyens hésitent. Faut-il s’entêter ?

2 – L’EUROPE POLITIQUE DEMEURE POURTANT PLEINEMENT LEGITIME

 2.1 – SEULE L’EXISTENCE D’UN MODELE DE SOCIETE EUROPEEN PEUT LEGITIMER L’EUROPE POLITIQUE

Pourquoi défendre un projet fédéral européen ?

Lors du débat sur la constitution européenne, les partisans du « oui » citaient souvent la paix et la prospérité économique. Ce sont, en effet, les succès principaux de la construction européenne. Des succès extraordinaires pour un espace ravagé par les conflits et exsangue au sortir de la deuxième guerre. Mais ils ne justifient pas le passage à une Europe politique. Ils ont déjà été atteints par la CEE, preuve que la construction européenne telle qu’elle existe aujourd’hui suffit pour les sécuriser.

Le projet fédéral est indissociable de l’existence d’une identité européenne, d’un « peuple européen » émergent. Il faut un « esprit commun » liant les individus, un sentiment d’appartenance suffisamment fort pour leur permettre de vivre ensemble, d’organiser des solidarités, d’accepter les décisions de la majorité. Cet « esprit commun » est le fondement à toute Europe politique. Les Français acceptent de financer la solidarité au profit d’autres Français : sans un esprit commun européen, ils refuseront de financer des solidarités pour les Tchèques et il n’y aura pas d’Europe sociale. Les Français de gauche acceptent de vivre sous un gouvernement français de droite : sans un esprit commun européen, ils n’accepteront pas les décisions prises par un gouvernement de l’Europe dirigé par un Allemand.

Bien sûr, l’identité européenne n’a pas à être exclusive d’autres identités. Elle n’a pas vocation à se substituer pas aux identités nationales, mais à s’y superposer. On peut être Polonais et Européen, comme on est Marseillais et Français, Bavarois et Allemand.

L’identité européenne n’a pas non plus à être ethnique. Une pareille homogénéité est hors de portée en Europe, constituée de peuples et de nations divers. Si elle existe, l’identité européenne repose sur une communauté de valeurs. Elle renvoie à une conception spiritualiste, dépouillée de soubassements matériels – race, langue, religion, communauté d’intérêts, géographie… Ce « principe spirituel » est identifié par Ernest Renan dans son essai sur la nation, il repose sur deux éléments : un « riche legs de souvenirs » et la volonté de vivre ensemble1.

2.2 – LE MODELE EUROPEEN EXISTE, IL S’ENRACINE DANS L’HISTOIRE DE L’EUROPE

Le « riche legs » existe, l’histoire de l’Europe en témoigne

L’Europe a connu des périodes d’unité impériale qui ont contribué à faire émerger une communauté de valeurs, dans l’Antiquité (civilisation grecque et empire romain) et dans la période moderne (Charlemagne, Saint-Empire, Napoléon). Elle a aussi connu, hors de toute unité politique, deux longues périodes d’unité culturelle : la chrétienté médiévale et la République des Lettres.

Si l’identité européenne s’est nourrie des expériences unitaires de son passé, elle s’est aussi construite dans la réaction à ses conflits internes. Le mouvement fédéraliste prend son essor à partir de 1945, en réaction aux ravages des nationalismes du 20ème siècle. Il s’avère d’autant plus puissant que la folie destructrice des idéologies nationalistes a été intense, le nazisme conduisant la civilisation européenne très près de son extinction. Ce sont les expériences tragiques de la seconde guerre mondiale et leurs cortèges d’horreurs – cinquante millions de morts, les camps d’extermination, l’Holocauste et le génocide juif, la négation de l’humanité – qui ont amené à la volonté du « plus jamais ça », incarné dans la construction communautaire.

Et c’est la construction communautaire, à partir de 1957, qui a permis de lever progressivement les méfiances entre les ennemis mortels d’hier, et de créer, en plus du passé commun, la promesse d’un avenir collectif, la volonté de vivre ensemble, à travers des politiques communes, des « solidarités de fait » et des « liens toujours plus étroits » (selon les expressions de la fameuse déclaration Schuman) entre les gouvernements, les administrations, les peuples. Après cinquante ans de construction européenne, l’identité européenne s’est ainsi largement affirmée.

2.3. – LE MODELE EUROPEEN : UNE SOCIETE FONDEE SUR L’IRREDUCTIBILITE DE LA DIGNITE HUMAINE

Façonnée par l’histoire, parachevée par la construction communautaire, quelle est aujourd’hui cette identité européenne ? Comment la définir ?

L’identité européenne a été décrite avec bonheur par le comité des sages présidé par Dominique Strauss-Kahn, dans son rapport Construire l’Europe politique2.

Ce qui vient en premier à l’esprit, c’est le modèle de développement économique et social européen. Ce modèle s’inscrit bien évidemment au sein du modèle occidental d’économie de marché. Mais il a une spécificité forte : l’importance accordée à la justice sociale. Protection des plus vulnérables, limitation des inégalités, couverture collective des risques. Ce modèle, c’est celui de l’Etat-providence. Les Allemands parlent d’économie sociale de marché, les Nordiques de social-démocratie.

Le modèle de l’Etat-providence repose sur un équilibre propre entre liberté et justice sociale, entre production et redistribution, entre marché et Etat. La puissance publique y joue un rôle central, à travers la redistribution fiscale, les mécanismes de protection contre les risques (la sécurité sociale), la fourniture directe de services de base (les services publics).

Certains économistes et experts européens, notamment le sociologue Gosta Esping-Andersen3 et l’économiste André Sapir4, expliquent qu’il n’y a pas « un » modèle européen, mais autant de modèles que de pays européens. Il y aurait un « modèle nordique » (regroupant le Danemark, la Finlande, la Suède, les Pays-Bas), un « modèle anglo-saxon » (Irlande, Royaume-Uni, la plupart des pays de l’Est), un « modèle corporatiste continental » (Australie, Belgique, France, Allemagne, Luxembourg), voire un « modèle méditerranéen » (Italie, Espagne, Portugal, Grèce).

C’est vrai. Mais, vu de Sirius, il s’agit d’autant de variantes nationales d’un même modèle, celui de l’Etat-providence, spécifique à l’Europe. Pour un Asiatique, un Africain, un Américain, il y a une identité, un modèle européen.

On peut mesurer cette réalité à travers un chiffre : les prélèvements obligatoires. Ils indiquent la ponction globale prélevée par la puissance publique sur la richesse nationale, via la fiscalité et les charges sociales.

C’est un indicateur grossier du niveau de redistribution d’un pays. Plus les prélèvements obligatoires sont élevés, plus le pays est social-démocrate. Plus ils sont bas, plus le pays est libéral.

Qu’observe-t-on en Europe ? Les prélèvements obligatoires connaissent de grandes variations selon les pays. Si l’on se réfère aux chiffres de 2000, la fourchette va de 35% de la richesse nationale (Royaume Uni) à 53% (Danemark, Suède), et 44% pour la France. Cette forte amplitude révèle les différences de modèles au sein de l’Europe. Au-delà de ces différences internes, il y a malgré tout une grande convergence européenne par rapport au reste du monde : la moyenne européenne se situe à 42%, contre 26% pour les Etats-Unis, 25% pour le Japon, moins de 20% pour les pays en développement. Même les Etats européens les moins redistributeurs se situent dix points au-dessus des autres grands pays occidentaux. Il y a donc bien un Etat-providence propre à l’Europe.

L’identité européenne se révèle dans l’Etat-providence mais elle ne s’y limite pas. L’identité européenne repose sur la place particulière que les Européens attribuent à la personne humaine, à la dignité de l’homme. Il n’y a rien là de spécifique à l’Europe, me direz-vous. Il serait certes particulièrement arrogant pour les Européens de prétendre avoir le monopole de la dignité humaine. Ces valeurs sont aussi présentes aux Etats-Unis, dans tout l’Occident, et dans l’ensemble du monde démocratique.

Ces valeurs ont pourtant été formulées de manière spécifique en Europe. Les valeurs occidentales sont fondées sur la dignité humaine, celles de l’Europe sur l’irréductibilité de la dignité humaine. Aucun référent collectif – la nation, la classe sociale, la communauté ethnique ou la classe religieuse – ne saurait justifier la violation des droits de l’individu. L’identité européenne est une version « extrême » de l’identité occidentale : l’humanité y est inviolable. 

Pourquoi ? C’est d’abord en Europe que les valeurs de dignité humaine ont été formulées. Elles trouvent leurs sources principales dans les deux grandes unités culturelles de l’Europe. La tradition judéo-chrétienne, selon laquelle l’homme est fait à l’image de Dieu. Et la tradition humaniste de la République des Lettres : elle affirme, avec Pic de la Mirandole, le principe irréductible de la dignité humaine.

C’est aussi en Europe que ces valeurs ont été défendues pour ébranler, puis renverser, la tyrannie. La démocratie, l’égalité entre les êtres humains, l’impartialité de la loi, la séparation entre sphère privée et domaine public, la lutte pour la tolérance religieuse, contre l’esclavage et pour les libertés civiles, le combat syndical… Toutes ces batailles ont été livrées en Europe, et en Europe seulement, avant de diffuser dans le reste du monde. Pour cette raison, parce qu’elles sont associées à des luttes, elles y ont un « principe actif » plus important qu’ailleurs.

C’est enfin en Europe que ces valeurs ont failli disparaître. C’est l’expérience destructrice des violences nationalistes, de la folie des totalitarismes, de l’abîme des deux guerres mondiales sur son sol qui ont poussé l’Europe à approfondir, toujours plus loin, les valeurs de la dignité humaine. Aucun autre territoire n’a tutoyé, comme l’Europe, son propre anéantissement. « Plus jamais ça » : tel a été le puissant moteur de l’Europe, pour aller toujours plus loin dans la protection de la dignité humaine.

La spécificité de l’identité européenne se retrouve dans tous ses éléments.

Le premier, c’est l’inviolabilité des droits de l’homme. L’Europe s’est largement identifiée à la défense des droits de l’homme. Sa première grande réalisation, avec le Congrès de La Haye, c’est la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Victimes des dérèglements de la civilisation, les Européens ont acquis la conviction que la société peut écraser ses membres. De là est née la volonté de protéger les individus contre les dérives des passions collectives et de l’Etat. Bannissement de la peine de mort, suppression des tribunaux d’exception, interdiction de la commercialisation du corps humain, extension maximale des libertés publiques constitutionnelles contre toute « raison d’Etat » : voilà autant de spécificités européennes, communes à toute l’Europe, et que l’on ne retrouve sur aucun autre continent. 

Le second élément de l’identité européenne, c’est la volonté d’émancipation des individus. Emancipation politique, avec la démocratie. Ce n’est malheureusement pas une banalité. En 2005, il n’y a encore que 88 démocraties parmi les 195 membres de l’ONU5. Il n’y en avait que 20 en 1946. Le soutien à la démocratie au sein des populations demeure faible partout dans le monde, à moins de 50% en moyenne sur tous les continents, sauf en Amérique du Nord (80%) et en Europe (90%)6. Là encore, le rejet des totalitarismes est un puissant moteur européen au profit de la démocratie.

Emancipation sociale. L’Europe est, de loin, la plus en avance dans la transition vers les valeurs « post-matérialistes » : expression personnelle, qualité de vie, tolérance, ouverture. Toutes valeurs que les ordres totalitaires voulaient anéantir. Notamment, c’est en Europe que les attitudes sont les plus ouvertes à l’égard des orientations sexuelles, des sujets de société comme l’avortement ou l’euthanasie, de certains comportements sociaux comme la consommation de drogues douces.

Emancipation culturelle. L’Européen est un « être dans la culture », et pas seulement un homo economicus. La culture, en Europe, n’est pas une marchandise. Elle correspond à un idéal d’éducation et de formation de l’homme. Cet idéal renvoie au modèle humaniste de « l’honnête homme », un homme instruit dans la culture collective et formé à la citoyenneté. Il se traduit par l’importance attachée à l’offre et à la diversité culturelle, ainsi qu’à la présence dans l’éducation européenne d’un « enseignement général » visant à donner à tous les principaux éléments d’une culture humaine fondamentale.

Le troisième élément de l’identité européenne, on l’a vu, c’est le modèle de développement. L’Etat-providence est l’expression économique et sociale de l’attachement du modèle européen à la personne humaine. Les droits de l’homme sont d’abord les droits de l’homme pauvre. La seconde guerre mondiale a plongé les populations européennes dans le dénuement extrême. Ce ne fut le cas ni aux Etats-Unis, ni même au Japon. Ce traumatisme a renforcé la volonté collective d’une société plus équitable, dans laquelle les besoins fondamentaux de chacun seraient satisfaits et les risques mutualisés.

L’autre pilier du modèle de développement européen, c’est l’environnement. L’attention particulière portée à l’écologie est également propre à l’Europe. Elle est l’endroit du monde où ces questions revêtent la plus grande importance. Le leadership diplomatique pris par l’Europe dans les négociations de Kyoto en est le témoignage. Certes, les conditions géographiques (exiguïté du territoire, faiblesse des ressources naturelles…) jouent un rôle. Mais comment ne pas voir dans cette prise de conscience écologique l’importance accordée à la dignité de l’homme, aux générations futures, et, au-delà, à la vie ?

Dernier grand élément de l’identité européenne : une vision spécifique de l’ordre international, fondée sur le multilatéralisme.

Pour beaucoup, la scène internationale constitue une jungle anarchique, dans lequel l’ordre est assuré par la puissance. Les relations internationales sont le produit de rapports de forces, le plus puissant impose sa volonté unilatérale.

Avec la construction européenne, les nations européennes ont entamé une révolution de l’ordre international. Horrifiées par les conséquences des politiques de puissance, qui ont débouché sur deux guerres mondiales, convaincues désormais que les seuls rapports de forces créent un monde instable et dangereux, elles se sont détournées de la puissance pour régler leurs relations réciproques. Elles ont appliqué entre elles une approche des relations internationales apparue dès le 15ème siècle, puis développée au 18ème siècle avec les différents projets de paix perpétuelle et de droit cosmopolite, ainsi qu’avec les ébauches d’organisations internationales : celle du droit. Les relations entre Etats y sont pacifiées et coopératives, la guerre n’est plus une solution, les conflits sont résolus par la négociation, le compromis et, en cas d’échec, l’arbitrage d’un « tiers de confiance » (la Commission, la Cour de justice).

Les nations européennes ont quitté le monde « hobbesien »7 de la guerre de tous contre tous pour entrer, au sein de l’Union européenne, dans un monde « kantien » de « paix perpétuelle ». C’est un accomplissement unique : l’Union a réussi là où la Société des Nations a échoué et là où les Nations-Unies peinent à s’imposer.

L’Europe essaie désormais de défendre ce modèle sur la scène internationale en encourageant le multilatéralisme, c’est-à-dire la création d’organisations internationales pour réguler la mondialisation. Elle a présidé à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle promeut une régulation du système financier international, à travers des institutions comme le G7, le G20, le FMI ou encore le Club de Paris. Elle vient de réactiver l’OCDE pour la lutte contre la corruption internationale et les paradis fiscaux. Elle cherche à renforcer des institutions comme l’Organisation internationale du travail (OIT), à créer une Organisation mondiale de l’environnement. Surtout, elle lutte pour assurer la primauté du droit international et défendre la priorité accordée au règlement pacifique des différends dans le cadre des Nations-Unies.

Le modèle européen défend ainsi la dignité de tous les êtres humains, et non celle des seuls Européens.

C’est une spécificité européenne fondamentale. Les Etats-Unis maintiennent toujours une frontière entre les citoyens américains et les étrangers, semblable au limes de l’Empire romain. En témoigne la prison de Guantanamo : les droits de l’homme ne s’appliquent pas aux ennemis de l’Amérique. En témoigne aussi la doctrine militaire du « zéro mort américain », abondamment utilisée en ex-Yougoslavie et en Irak, qui aboutit à privilégier les bombardements à distance, et en conséquence à accroître les « dégâts collatéraux » parmi les civils étrangers. Pour l’Europe, à l’inverse, l’être humain a la même valeur en-deçà et au-delà des frontières : Européen ou étranger, ses droits sont inviolables. En cela, l’Europe assume son héritage de terre de sédimentation des civilisations et tire les leçons de son expérience en reconnaissant la force de la tolérance et la misère des idéologies fermées et totalitaires.

Au total, il y a bien un modèle européen, de type social-démocrate, fondé sur l’irréductibilité de la dignité humaine. Il est spécifique à l’Europe et se distingue notamment de la « démocratie de marché » américaine.

3 – CONSTRUIRE L’EUROPE POLITIQUE : UNE NOUVELLE VOIE

3.1 – SORTIR DE L’IMPASSE

La transition vers l’Europe politique échoue depuis 20 ans parce que les deux principaux moteurs de la construction européenne, les gouvernements et la Commission, se sont enrayés.

Ce sont les gouvernements qui ont, jusqu’ici, porté la construction européenne, à travers la négociation successive de traités européens, du traité de Rome jusqu’à celui de Lisbonne, dans le cadre des « conférences intergouvernementales » – les CIG, acronyme bien connu des négociateurs européens. Or l’enceinte intergouvernementale s’avère incapable d’assurer le passage à l’Europe politique.

L’élargissement de l’Union rend désormais hypothétique tout accord d’envergure. Il faut un accord des 27 Etats-membres de l’Union, dans une Europe beaucoup moins homogène que par le passé, avec ensuite 27 processus de ratification nationale. Inutile, dans ces conditions, de s’acharner : la réforme institutionnelle était difficile dans une Europe à 15 ; elle relève de la mission impossible à 27. L’Europe politique se fera à traité constant ou ne se fera pas.

Une autre stratégie est souvent évoquée pour faire l’Europe politique : le noyau dur. L’analyse est simple.

Il y a désaccord sur l’avenir de l’Europe. Certains pays veulent aller plus loin, d’autres veulent s’arrêter là.

Ce n’est d’ailleurs pas le problème de l’élargissement car certains des pays qui veulent s’arrêter sont des Etats membres anciens, le Royaume Uni, le Danemark, voire fondateurs, comme les Pays-Bas. Il faut acter ce désaccord et permettre à ceux qui veulent continuer de le faire sans y obliger les autres, mais aussi sans être bloqués par les autres. C’est le concept d’avant-garde ou de noyau dur : les « coopérations renforcées ». Le noyau dur se fait dans le cadre des institutions européennes existantes, et ceux restés à quai peuvent le rejoindre à tout moment.

Le problème du noyau dur est double. D’abord, il y a un problème technique. Autant il est facile de faire une avant-garde sur un projet : ce fut le cas pour l’euro. Autant il est délicat de la faire pour des institutions. L’objectif est créer un noyau dur fédéral dans les institutions actuelles de type confédéral.

C’est une gageure. Personne n’a su décrire de manière convaincante comment fonctionneraient ces « institutions dans les institutions ».

Il y a un second problème, politique. Qui prendrait l’initiative de ce noyau dur ? L’épuisement de la dynamique de l’approfondissement est tel que l’on peine à identifier les pays qui y participeraient : la Belgique et le Luxembourg sans doute, l’Espagne peut-être. C’est à peu près tout, et cela ne fait pas un noyau dur. La foi européenne s’est éteinte au sein de la quasi-totalité des gouvernements.

Le second moteur historique de la construction européenne, c’est la Commission européenne. Or la Commission européenne ne veut pas de l’Europe politique.

Michel Barnier, alors Commissaire européen, l’avait exprimé de manière brutale en 2002 au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe, l’enceinte d’élaboration du traité constitutionnel européen : pour pouvoir continuer à défendre l’intérêt général européen, la Commission doit rester neutre, elle ne doit pas se politiser.

Comment une telle « trahison » est-elle possible ? Elle se fait au prix d’un extraordinaire glissement sémantique. La Commission est en effet la garante de l’intérêt général européen face aux gouvernements nationaux. Mais elle l’est parce qu’elle est européenne et qu’ils sont nationaux : elle est un tiers neutre de confiance face aux intérêts nationaux dont les gouvernements sont, par nature, porteurs. Cette réalité a muté dans le discours de la Commission : elle serait détentrice de l’intérêt général européen parce qu’elle est Commission et qu’ils sont gouvernements ! Selon ses mots explicites, la Commission défend l’intérêt général parce qu’elle est apolitique. Les gouvernements sont partisans, ils sont les otages des passions citoyennes. La Commission en est affranchie, elle n’a pas de « circonscription », elle est libre de défendre ce qu’il y a de mieux pour l’Europe. En d’autres termes, la Commission théorise le gouvernement des experts contre la démocratie.

La Commission européenne théorise ainsi les institutions européennes actuelles, une construction soi-disant sui generis. L’Europe technique est devenue une fin en soi, oubliant que cette Europe technique n’a été conçue que comme une étape transitoire vers l’Europe politique.

3.2 – LE NOUVEAU « BRAS ARME » DE L’EUROPE POLITIQUE : LE PARLEMENT EUROPEEN

L’Europe politique est-elle devenue un scénario impossible ? Il est vrai que la fenêtre d’opportunité, grande ouverte au cours des années 90, s’est refermée. Les énergies se sont épuisées, la flamme est presque éteinte. Il reste pourtant un espoir. Une Ière République européenne peut encore voir le jour. Elle ne viendra ni de la Commission, ni des gouvernements : les moteurs historiques de la construction européenne ont cassé. La clé se trouve au Parlement européen, nouvelle institution où souffle « l’esprit européen ».

Le Parlement européen est l’institution démocratique de l’Union. Il est monté en puissance au cours de la construction européenne, avec notamment l’élection des députés européens au suffrage universel à partir de 1979. Il a aujourd’hui quasiment les pleins pouvoirs législatifs. Mais il lui manque la compétence principale de tout parlement dans une démocratie parlementaire : le pouvoir d’investir le gouvernement, et de le faire tomber. Or c’est le point central pour faire la bascule fédérale : transformer la Commission européenne, aujourd’hui exécutif technique de l’Europe nommé par les Etats, en véritable gouvernement politique responsable devant les citoyens européens, c’est-à-dire investi par la majorité politique issue des élections européennes.

Le Parlement européen peut le faire : il a les moyens de repousser les nominations des Etats et d’imposer une Commission issue de la majorité politique sortie des urnes.

Que dit en effet le traité sur l’Union européenne sur la désignation du Président de la Commission ?

Relisons son article 214 : « Le Conseil, réuni au niveau des chefs d’État ou de gouvernement et statuant à la majorité qualifiée, désigne la personnalité qu’il envisage de nommer président de la Commission ; cette désignation est approuvée par le Parlement européen. […] Après l’approbation du Parlement européen, le président et les autres membres de la Commission sont nommés par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée. »

Aujourd’hui, dans les faits, et conformément à la tradition depuis 1957, ce sont les Etats seuls qui nomment le Président de la Commission – et, derrière, tous les Commissaires. Une négociation entre leaders aboutit au choix d’un nom. La consultation du Parlement est largement formelle. Ce fut le cas pour José Barroso en 2004, comme pour tous ses prédécesseurs.

Mais en droit, il y a bien un espace. Juridiquement, selon l’article 214, la désignation du président de la Commission se fait en trois étapes : désignation par le Conseil européen (les chefs d’Etat et de gouvernement) ; présentation et vote d’approbation par le Parlement européen ; décision juridique de nomination par le Conseil européen.

C’est un triptyque similaire à la nomination du Président du Conseil sous la IVème République française : désignation du Président du Conseil par le Président de la République ; investiture par l’Assemblée nationale avec le vote de la confiance ; nomination juridique par décret du Président de la République. Or sous la IVème République, c’est l’Assemblée nationale qui a le pouvoir et le Président de la République inaugure les chrysanthèmes.

Le Parlement européen pourrait donc rejeter, par un vote négatif, tout candidat du Conseil européen, jusqu’à ce que ce dernier lui présente la personnalité conforme à ses vœux.

Le Parlement, petit à petit, monte en puissance juridique. Il ne s’est attaqué pour l’instant qu’aux candidats aux postes de Commissaires. Ils sont politiquement plus « fragiles » car dans les faits chaque candidat est désigné par son Etat d’origine et non par le Conseil européen : il n’a le soutien que de son leader national et non, comme le candidat à la présidence de la Commission, de l’ensemble des chefs d’Etat et de gouvernement.

L’investiture de la Commission Barroso, en 2004, a ainsi, et pour la première fois, été chahutée. La nomination de la néerlandaise Neelie Kroes comme Commissaire à la concurrence a été vivement critiquée en raison de nombreux conflits d'intérêts potentiels, Mme Kroes ayant détenu pas moins de 43 mandats d’administrateur dans de grandes entreprises européennes ! Le Parlement a obtenu que la Commissaire soit dessaisie chaque fois qu’un dossier implique une entreprise pour laquelle elle a travaillé.

La nomination du hongrois Laszlo Kovacs était prévue au poste de Commissaire à l’énergie. Mais les députés européens ont contesté sa compétence et il a finalement été nommé Commissaire à la fiscalité.

Le cas Buttiglione est le plus intéressant. Pour des raisons d’équilibre de politique intérieure italienne, Silvio Berlusconi ne reconduit pas Mario Monti, le Commissaire sortant à la concurrence. Cette mise à l’écart d’une personnalité éminente aux compétences unanimement reconnues est mal ressentie. Elle provoque un tollé quand on apprend que son successeur, Rocco Buttiglione, est pressenti pour la Justice.

La nomination d’un ministre de Berlusconi à la justice est reçue comme une provocation. C’est un mauvais symbole eu égard aux démêlées judiciaires du chef du gouvernement italien, sans compter le refus italien de mettre en place le mandat d’arrêt européen. Philosophe catholique proche du Pape, Buttiglione est par ailleurs soupçonné d’homophobie, alors qu’il aurait en charge les libertés et la lutte contre les discriminations. Son audition est un désastre. « L'homosexualité est un péché ». « La famille existe afin de permettre à la femme d'avoir des enfants et d'avoir la protection d'un homme qui prend soin d'elle ». Pour éviter un vote défavorable du Parlement sur l’investiture de la Commission, Rocco Buttiglione est remplacé par Franco Frattini, ministre des affaires étrangères du gouvernement Berlusconi.

Le Parlement peut-il maintenant s’attaquer au Président de la Commission, et « prendre le pouvoir » ? Il en a la possibilité, sur le papier. Mais ce serait un véritable « coup d’Etat » politique. Contraire à l’histoire de l’Union, qui a confié la désignation du Président de la Commission aux chefs d’Etat et de gouvernement. Contraire à la lettre du traité, pour qui c’est le Conseil européen qui « nomme », et qui donc a le dernier mot.

Pour mener un tel « coup », les parlementaires européens doivent s’en sentir la légitimité démocratique.

Ils ne l’ont pas aujourd’hui, d’autant plus que les chefs d’Etat et de gouvernement se mettent d’accord à l’unanimité sur le nom du Président de la Commission, et non à la majorité. De quel droit les parlementaires européens pourraient-ils renverser une décision unanime des 27 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Europe ?

Comment renforcer la légitimité des parlementaires ? En s’appuyant sur le suffrage populaire. La désignation du Président de la Commission doit devenir l’enjeu principal des élections européennes. Si chaque parti, le parti socialiste européen (PSE) à gauche, le parti populaire européen (PPE) à droite, désigne une tête de liste paneuropéenne, s’il pose comme acte politique que cette tête de liste a vocation à devenir le chef du gouvernement européen en cas de victoire électorale, afin d’appliquer le programme qui aura été validé par les urnes, alors la majorité parlementaire aura la légitimité démocratique pour repousser le candidat du Conseil européen.

C’est cette bataille qu’a essayé de lancer la gauche dans le cadre des élections européennes de juin prochain, avec sa campagne « Stop Barroso ». L’idée est de présenter un candidat de la gauche, Poul-Nyrup Rasmussen, ancien Premier ministre danois et président du PSE, face au candidat de la droite, José Barroso. L’orientation très libérale et conservatrice de Barroso devait jouer comme repoussoir et aider à la constitution de la coalition progressiste autour de Rasmussen. Mais la gauche n’arrive pas à se mettre d’accord. Les chefs d’Etat et de gouvernement ont acté à l’unanimité la reconduction de Barroso. Y compris les socialistes Gordon Brown, parce que Barroso est très proche des Britanniques, et José-Luis Zapatero, par solidarité ibérique. Il faudrait désormais que les députés socialistes européens du Royaume Uni et d’Espagne se désolidarisent de leur leader politique. Compliqué…

La bataille semble, pour cette fois encore, perdue. Elle changerait d’âme si le traité de Lisbonne était adopté.

Le traité de Lisbonne a en effet conservé un élément fédéraliste fondamental de la Constitution européenne. Dans son article 17, il modifie ainsi les conditions de nomination du Président de la Commission : « En tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. Si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d'un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure. »

Le Président de la Commission n’est plus nommé par le Conseil européen ; il est élu par le Parlement européen. La responsabilité juridique de l’investiture bascule du côté des parlementaires européens. Le Conseil européen ne fait que « proposer », et encore doit-il le faire « en tenant compte des élections européennes », c’est-à-dire sur la base des résultats politiques du scrutin. Ce que viennent de faire les chefs d’Etat et de gouvernement, la reconduction de José Barroso avant même l’élection européenne, serait ainsi clairement contraire à ces nouvelles règles.

C’est au Parlement européen que se joue l’avenir de l’Europe.

Mais les règles du jeu ne sont pas les mêmes avec ou sans le traité de Lisbonne. Sans lui, il faudra un coup de force parlementaire pour passer à l’Europe fédérale. Avec lui, l’opportunité juridique sera ouverte.

Il reviendra alors aux parlementaires de prendre leur responsabilité politique. 

En tout état de cause, il faudra une nouvelle génération d’Européens. Avant-hier, pour faire l’Europe, il fallait s’investir dans les gouvernements, au sein des diplomaties nationales qui négociaient les traités.

Hier, il fallait devenir fonctionnaire à la Commission européenne. Désormais, il faut faire de la politique au sein du Parlement européen. C’est là que la nouvelle génération européenne doit s’investir.

NOTES

(1) « Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’un est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » (Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882)
(2) Cf. Construire l’Europe politique – 50 propositions pour l’avenir de l’Europe (Dominique Strauss-Kahn, table ronde « un projet pour l’Europe de demain », Commission européenne, 2004)
(3) Voir notamment Why we need a new Welfare State, Oxford University Press, 2003.
(4) Globalisation and the Reform of European Social Models, Bruegel, 2005.
(5) Selon la comptabilisation de l’ONG Human Security Center, qui fait référence en la matière.
(6) Cf. World Values Survey – 1988. (7) Cf. Thomas Hobbes, Leviathan (1651).

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