Grèce : l’aléa moral, théorie et pratique…

par Alexandre Bourgeois, économiste chez Natixis

Un auteur a écrit un jour : « la crise est une situation stimulante, il faut juste lui ôter le goût de la catastrophe ». S’ils adoptaient un angle optimiste, les dirigeants européens pourraient faire leur cette citation. Toutefois, les vieilles fractures qui semblent ré-émerger empêchent pour l’heure de tirer parti de la situation née de l’attaque spéculative ontre la Grèce.

Et ce, d’autant plus que les positions antagonistes (soutenir vs ne pas soutenir la Grèce) sont souvent présentées de manière un peu caricaturale et monolithique comme un affrontement franco-allemand, attisant ainsi « l’inconscient nationaliste » de chacune des deux parties. C’est pourtant oublier un peu vite que les lignes de clivage partisan ne sont pas matérialisées par le Rhin. Ainsi, jusqu’à preuve du contraire, Jean-Claude Trichet, chaud partisan d’un respect strict des traités européens, possède un passeport français.

De même, Peer Steinbrück, l’ancien ministre social-démocrate des finances de la Grande Coalition, qui a affirmé : « les traités de la zone euro ne prévoient aucune aide en faveur de pays devenus insolvables, mais en réalité les autres Etats seraient obliger de secourir ceux qui ont des difficultés », représente un courant de pensée important en Allemagne. Enfin, il est facile de classer la France dans le camp des tenants historiques de l’harmonisation des règles et des politiques européennes, en oubliant que notre pays, au cours des huit dernières années, n’a respecté que trois fois la règle minimaliste d’harmonisation de la politique économique que constitue le Pacte de stabilité et de croissance…

Si, comme nous venons de le voir, le débat ne se résume pas à une opposition franco-allemande, pour autant, deux camps distincts s’opposent néanmoins. Et la pierre d’angle de cette division intra-européenne porte un nom original : l’aléa moral. Ce concept, issu de la théorie de l’assurance, désigne une situation de risque dans une relation entre deux parties : c'est la perspective qu'un agent, isolé d'un risque, se comporte différemment que s'il était totalement exposé au risque. Ainsi, dans l’exemple traditionnel d’une assurance, l’aléa moral illustre la possibilité qu'un assuré augmente sa prise de risque, par rapport à la situation où il supporterait entièrement les conséquences négatives d'un sinistre1. Dans le cas qui nous intéresse, l’aléa moral désigne la possibilité que la Grèce ne mette pas tout en œuvre pour réduire ses déficits, à partir du moment où les autres pays européens auront énoncé une règle de soutien automatique. Comme dans les années 90, les tenants de la position non-interventionniste avancent cet argument pour défendre l’idée que l’existence même de la zone euro est un parapluie suffisamment efficace pour ne pas nécessiter d’autres mécanismes de solidarité. Cette optique méfiante (réaliste ?) des relations entre Etats à l’intérieur de la zone euro se trouve parfaitement illustrée par l’article 103 du Traité de Lisbonne2 (clause de no bail-out).

A l’inverse, les tenants du soutien à la Grèce défendent l’idée que la construction européenne est encore inachevée et qu’en particulier l’édification d’un troisième pilier de la politique économique, le pilier budgétaire (après les piliers réglementaire dévolu à la Commission et monétaire dévolu à la Banque centrale européenne), permettrait de stabiliser et de renforcer la zone euro. Bien que délicate sur le plan pratique (elle nécessiterait la signature d’un nouveau traité…), cette optique semble se rapprocher le plus de l’optimum défendu par la théorie économique3

Dans ce débat, largement théorique (philosophique ?), deux éléments pratiques doivent être rappelés. D’une part, la notion d’aléa moral nous renvoie au sauvetage des banques par les autorités publiques. Ces dernières ont toujours affirmé que le phénomène d’aléa moral leur interdisait de sauver une banque de la banqueroute. Pourtant, l’exemple de la faillite de Lehman Brothers a illustré de manière définitive que la prise en compte de l’aléa moral s’arrêtait là où commençait le risque systémique. La contagion qui a commencé à apparaître avec des pays comme l’Espagne ou le Portugal montre bien que le problème grec est en fait un problème européen4. D’autre part, comme le Premier Ministre grec l’a rappelé régulièrement, la Grèce n’a pas besoin (pour l’heure ?) de transferts de fond, mais de preuve de confiance et de soutien de la part de ses partenaires européens, afin de modifier les anticipations des marchés et de casser la spéculation financière. Si la parole est crédible5, elle sera suffisante.

NOTES

  1. Par exemple, si une maison est assurée contre l’incendie, son propriétaire peut être tenté de faire des économies en n’investissant pas dans des détecteurs de fumée. L'aléa moral est totalement lié au phénomène d'asymétrie informationnelle.
  2. http://www.traite-de-lisbonne.fr/Traite_de_Lisbonne.php?Traite=1
  3. Otmar Issing, ancien membre influent de la Bundesbank et de la BCE et, à ce titre partisan de la clause de no bail-out, rappelait dans le Financial Times du 6 février : « in the 1990s, many economists – I was among them – warned that starting monetary union without having established a political union was putting the cart before the horse ».
  4. Cf. Bourgeois A. (2010), « Edito : ce que la Grèce nous apprend des marchés financiers », Eco Hebdo n°6, Natixis.
  5. L’action vigoureuse de la Commission, qui rappelle à la Grèce ses engagements budgétaires, renforce cette crédibilité.

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