Italie : les difficultés des entreprises brident l’investissement et le potentiel de croissance

par Danielle Schweisguth, Economiste chez Société Générale

La situation financière des entreprises italiennes a commencé à se dégrader à partir des années 2000, avec la fin des gains de productivité de l’économie italienne. La hausse des coûts salariaux et l’érosion continue de la compétitivité ont fragilisé la situation des entreprises et les rigidités du marché du travail ont fortement contraint leurs capacités d’ajustement. Les taux de marge des entreprises se sont alors sensiblement détériorés.

La double récession qui a suivi la crise de 2008 a cristallisé les difficultés des entreprises italiennes, qui se sont répercutées sur le système bancaire. Les difficultés d’accès au crédit pour les entreprises brident aujourd’hui l’investissement et la reprise. Un cercle vicieux s’installe donc car le secteur bancaire a besoin de croissance pour apurer son bilan et les entreprises ont besoin de financements pour se consolider et moderniser leur outil de production.

Face aux difficultés structurelles de l’économie italienne, l’agenda de réformes mises en place depuis 2012 a été très bien nourri : flexibilisation du marché du travail, réforme des retraites, amélioration de l’efficacité des procédures administratives, aides au système bancaire, etc.

Mais si ces réformes ont pu contribuer à restaurer la confiance et relancer le marché du travail, elles seront sans doute insuffisantes pour dynamiser à long terme le potentiel de croissance italien et rétablir les marges des entreprises.

I – La situation des entreprises s’est dégradée depuis 15 ans

La situation financière des entreprises italiennes est très dégradée : le taux de marge a baissé constamment entre 2001 et 2013 et se situe aujourd’hui à un niveau inférieur de 15 % à celui de l’an 2000. On note néanmoins une stabilisation du taux de marge depuis 3 ans, qui est liée à l’amélioration des conditions de financement et à la baisse des prix du pétrole. L’écart est cependant frappant avec les entreprises espagnoles, dont le taux de marge s’est nettement redressé depuis 2006, mais aussi avec les entreprises françaises qui ont bénéficié depuis 2015 de mesures fiscales favorables (CICE et Pacte de responsabilité).

La dégradation de la situation financière des entreprises italiennes n’est pas un phénomène nouveau. Elle a débuté après l’éclatement de la bulle internet en 2001 et la cause principale est le déclin des gains de productivité, beaucoup plus marqué en Italie que dans les autres pays européens.

– Une productivité en berne…

La tendance de productivité en Italie peut se découper en trois phases : une croissance rapide après guerre durant les 30 glorieuses (5 % par an en moyenne), puis une phase de croissance plus modérée du premier choc pétrolier en 1973 à la bulle technologique de l’an 2000 (autour de 2 % par an), et enfin une période de déclin de la productivité depuis 2001 (-0.4 % l’an).

Il existe une littérature très fournie qui tente d’expliquer cette rupture de tendance de la productivité, et pointe principalement sur les faiblesses structurelles de1 l’économie italienne . Celles-ci sont connues et incluent : la rigidité des marchés de biens et services et du marché du travail; des marchés de capitaux insuffisamment développés ; une structure d'imposition pesant excessivement sur les facteurs de production (capital et travail) ; les faiblesses de l'administration publique et de la justice civile (barrières réglementaires, lourdeurs administratives, longueur des procédures judiciaires, corruption) ; un système éducatif défaillant2 et enfin un retard important dans la diffusion et l’usage des technologies de l’information et de la communication (utilisation d’internet, niveau de compétences en TIC de la population, etc.).

On peut ajouter à cette liste la très forte proportion de micro-entreprises (95 % ont moins de 10 salariés), qui serait un facteur de moindres gains de productivité et de plus faible participation aux exportations3. Les micro- entreprises du secteur des services ont un niveau de productivité particulièrement faible (inférieur de moitié aux micro-entreprises françaises).

Une étude récente4 avance une autre explication pour comprendre le déclin de la productivité italienne: il serait lié à une mauvaise allocation des ressources (capital et travail) au sein du tissu entrepreneurial. Si les marchés étaient efficients, les flux de ressources devraient migrer des firmes les moins productives vers les plus productives, et les firmes les moins productives devraient disparaître. Mais on constate une hausse de la dispersion de la productivité entre firmes, qui reflète une détérioration de l’allocation des ressources depuis 20 ans. Selon cette étude, si la dispersion était restée à son niveau de 1995, la productivité italienne serait aujourd’hui 18 % plus élevée dans l’industrie et 67 % plus élevée dans les services.

Par ailleurs, la détérioration de l’allocation des ressources est plus marquée dans la région industrielle du Nord-Ouest et parmi les grandes entreprises. Cela vient à l’encontre de l’idée que les TPE seraient responsables du déclin de la productivité italienne.

L’étude note également que la baisse de la productivité est surtout liée à une augmentation du nombre de firmes à faible productivité. La Grande Récession de 2008 n’a pas eu l’effet escompté de « destruction créatrice » qui aurait conduit à la disparition des entreprises les plus fragiles. Cela serait lié à plusieurs facteurs : d’une part, les procédures de faillite et de réallocation des actifs des firmes liquidées seraient inefficaces. D’autre part, le processus d’allocation du crédit bancaire aurait conduit à des « prêts zombie » (lorsque les crédits sont étendus aux entreprises à faible productivité pour les empêcher de faire faillite). Enfin, le marché des fonds de private equity est encore sous-développé en Italie, peut-être en raison de leur réglementation et des contraintes de restructuration des entreprises.

Les études pointent donc sur des causes structurelles de faible productivité, qui seraient liées davantage au fonctionnement des institutions qu’aux choix industriels des entreprises italiennes.

– … Face à la hausse continue des salaires…

Parallèlement au déclin de la productivité, les salaires ont continué de progresser de près de 3% par an moyenne entre 2000 et 2008. Ils ont ralenti à partir de 2010, mais sans connaître de contraction nominale comme en Espagne. En effet, les règles spécifiques de négociation collective en Italie impliquent une indexation quasi-automatique des salaires sur l’inflation qui engendre une rigidité importante des salaires à la baisse. Par conséquent, la compétitivité coût de l’économie italienne s’est dégradée relativement aux autres pays industrialisés depuis 2002.

Les entreprises italiennes ont dû alors comprimer leurs marges. Elles sont en effet contraintes sur leurs prix de vente du fait de la concurrence croissante des pays à bas salaires.

– … a pesé sur la compétitivité des entreprises italiennes

Mais la compression des marges n’a pas suffi à préserver la compétitivité des entreprises italiennes, et les parts de marché à l’exportation se sont nettement dégradées entre 1996 et 2010.

La spécialisation sectorielle de l’Italie dans des produits à fort contenu en main d’œuvre (tels que textile, cuir, meubles, équipement électroménager, automobile) a également pesé sur ses performances à l’exportation, du fait de la concurrence des pays à bas salaires sur ces segments de marché (Asie et Europe de l’Est). Par ailleurs, la faible part des produits de haute technologie dans les exportations italiennes (7 % contre 22 % en France) est le reflet d’une insuffisante montée en gamme, qui aurait permis de compenser la perte de compétitivité-coût par une offre de produits moins sensibles aux prix.

II – La crise de 2008 a transféré les difficultés des entreprises dans les bilans bancaires

L’Italie a donc abordé la crise de 2008 dans une situation déjà délicate pour ses entreprises. Le pays n’a pas subi de crise financière suite à un excès d’endettement comme en Espagne ou en Irlande, mais une crise économique très profonde qui a engendré une contraction du PIB de 10 % entre 2008 et 2015, alors même que le PIB n’avait que peu progressé entre 2000 et 2007, contrairement aux autres pays dits « périphériques. »

Cette longue récession a lourdement pesé sur les entreprises italiennes et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme nous l’avons décrit plus haut, les salaires ont continué de progresser : les coûts salariaux dans l’industrie (plus sensibles à la concurrence extérieure) ont progressé plus rapidement en Italie qu’en France ou en Espagne depuis 2008. Ensuite, à la différence des entreprises espagnoles, les entreprises italiennes n’ont pas procédé durant la crise à un ajustement drastique de la main-d’œuvre. Ainsi, la productivité a continué de baisser entre 2008 et 2015 alors qu’elle s’est nettement redressée en Espagne. Enfin, depuis 2008, les entreprises ont souffert d’un accès restreint au financement bancaire dont elles étaient devenues très dépendantes compte tenu de leurs faibles capacités d’autofinancement.

L’investissement productif s’est alors fortement contracté (près de 25 % en 5 ans) et conserve un retard inquiétant. Contrairement aux autres grands pays européens qui ont retrouvé leur niveau d’avant crise, l’investissement productif en Italie reste inférieur de 13 % à son pic de 2007. Cela contraint fortement la modernisation de l’appareil productif et les capacités d’adaptation des entreprises.

La crise a donc cristallisé les difficultés des entreprises italiennes et le nombre de faillites a augmenté. Les créances douteuses se alors sont accumulées au bilan des banques italiennes. Les prêts aux entreprises représentent aujourd’hui 72 % des créances douteuses italiennes, qui sont réparties dans tous les secteurs de l’économie (commerce de détail, construction, industrie manufacturière).

Les bilans des banques italiennes sont parmi les plus dégradés d’Europe, avec des créances douteuses qui représentent 17,5 % du total des prêts (276 Mds€ selon l’EBA). Les banques ont besoin de capitaux « frais » pour renforcer leurs fonds propres et d’une reprise économique pour faire refluer le montant des créances douteuses. Le gouvernement a récemment fait voter un décret permettant d’injecter 20 Mds€ dans le secteur bancaire, mais ces montants restent insuffisants au regard des besoins en capital des banques italiennes (estimés à près de 40 Mds€ par les agences de notation).

Les difficultés des banques italiennes constituent toujours une contrainte pour l’offre de crédit, limitant les possibilités d’investissement pour les entreprises. Les prêts aux entreprises ont cessé de se contracter fin 2015, mais leur croissance reste quasi- nulle. Il s’ensuit un cercle vicieux où, manquant de financement, les entreprises ne peuvent innover ou s’adapter à la concurrence sans une mise à niveau de leur outil de production. Le potentiel de croissance de l’économie s’en trouve réduit et cela ralentit l’ajustement des bilans bancaires.

III – Les réformes engagées sont les bienvenues…

Depuis 2012, les gouvernements italiens successifs ont engagé de nombreuses réformes mais dont les effets sur la croissance ne se feront sentir qu’à long terme. Voici un tour d’horizon de ces réformes :

  • Réforme des retraites (2012) : mise en place d’un régime notionnel à cotisations définies, réduction des possibilités de préretraites, âge de départ en retraite repoussé et durée de cotisation étendue.
  • Réforme du marché du travail (Loi Fornero de 2012) : simplification et réduction du nombre de contrats de travail atypiques ; réduction de l’insécurité juridique liée au licenciement (plus de réintégration systématique dans le poste après un licenciement injustifié) ; soutien à l’apprentissage ; signature d’accords nationaux interprofessionnels afin de décentraliser les négociations collectives sur les salaires et de « permettre une meilleure adéquation des salaires à la productivité ».
  • « Jobs Act » (2014) : allongement de la durée possible des CDD (jusqu’à 36 mois) ; simplification 
des contrats d’apprentissage ; instauration d’un CDI « à protection croissante » (licenciement facilité durant les trois premières années, puis coût plus élevé avec l’ancienneté) ; instauration d’un nouveau dispositif d’indemnisation du chômage (avec possibilité de sanction en cas de refus d’offres d’emploi).
  • Baisse de la fiscalité sur le travail (2015) : suppression de la part salariale de l’IRAP (équivalent de la taxe professionnelle) pour les CDI ; suppression des cotisations sociales pendant 3 ans sur les nouveaux contrats CDI à protection croissante, dans la limite de 8 060 euros par an.
  • Amélioration du climat des affaires : liberté des horaires d’ouverture pour les commerces ; suppression des distances minimales entre commerces ; suppression des tarifs réglementés pour certains services (avocats, notaires, etc.) ; autorisation de vente de médicaments sans ordonnance en dehors des pharmacies ; mise en place d’une série de mesures de simplification administrative en faveur des PME ; fixation du délai de paiement des administrations publiques à 30 jours, etc.
  • Réformes du système bancaire : réforme des banques populaires visant à accélérer les fusions ; création d’un mécanisme de garantie publique (GACS) afin d’encourager la cession des créances douteuses ; création de fonds privés pour venir en aide aux banques en difficultés (Atlante 1 et 2) te enfin mise à disposition d’une enveloppe de 20 Mds d’euros de fonds publics pour la recapitalisation préventive (décembre 2016).

Ces réformes ont contribué à redresser la confiance des entrepreneurs et des consommateurs italiens depuis 2013. La sortie de récession et le retour d’une croissance modeste ont également permis de relancer l’emploi. Depuis 2014, 590 000 emplois ont été créés, dont 373 000 en CDI. Les créations d’emploi en CDI ont accéléré fin 2015 avec la mise en place des avantages fiscaux. Mais le taux de chômage reste élevé (autour de 11 %) du fait de la progression de la population active (départ à la retraite plus tardif).

IV – …Mais le chemin à parcourir reste long

Globalement, les réformes mises en œuvre ont permis d’améliorer le climat des affaires et la qualité des services publics. Mais le pays reste très en retard dans les classements internationaux en termes de gouvernance et de régulation.

Parmi les indicateurs de gouvernance de la Banque Mondiale, l’efficacité du gouvernement reflète la qualité des services publics et l’indépendance de l’État. L’Italie se situe au 69ième percentile, plus proche de la Grèce ou de la Pologne que des grands pays européens. Or les structures de gouvernance n’évoluent que lentement et le contexte politique actuel (échec du référendum sur la réforme de la constitution, montée des partis populistes) laisse à penser que l’amélioration du fonctionnement institutionnel prendra du temps.

Du point de vue du climat des affaires, la situation s’est améliorée depuis 2012, grâce aux réformes qui ont permis de réduire le coût et la complexité réglementaires et renforcé les institutions judiciaires et fiscales. Dans le classement des indicateurs « Doing Business » de la Banque Mondiale, la distance au pays le mieux classé s’est réduite. Cependant, l’Italie recule dans le classement à la 50ième place sur 190 pays, derrière des pays comme la Serbie, le Mexique, le Thaïlande ou la Russie. La performance italienne reste ainsi très en deçà de celle de la France (29ième) ou de l’Allemagne (17ième).

Enfin, l’Italie est classée 44ème dans le classement 2016 de la compétitivité mondiale duWorld Economic Forum, le marché du travail demeurant un point faible ainsi que les secteurs financier et public. Le rapport souligne notamment la faible intégration des femmes sur le marché du travail, en particulier dans le sud, le poids des créances détériorées dans le bilan des banques, le besoin de recapitalisation de certains établissements financiers, un accroissement de la défiance à l’encontre du système bancaire suite aux mises en résolution de banques mutualistes fin 2015, le poids de la dette publique, une bureaucratie qualifiée « d’omniprésente » et un système juridique jugé « hautement inefficace ». L’innovation est cependant citée comme un point fort de l’économie italienne.

Malgré les réformes déjà mises en place, le FMI estime à 0,5 % la croissance potentielle italienne, du fait de l’effondrement de l’investissement, des perspectives démographiques moroses et de la faiblesse de la productivité. En 2016, malgré un stimulus budgétaire et la détente des conditions de financement, la croissance italienne n’a été que de 0,9 % et l’on attend la même chose cette année. La situation des ménages a bénéficié de la reprise du marché du travail et de la baisse de l’inflation, mais la dynamique de la demande intérieure reste modeste. L’investissement ne se redresse que modérément et reste insuffisant pour renouveler le stock de capital.

L’Italie se trouve ainsi confrontée à un certain nombre d’obstacles structurels pour relancer sa croissance :

  • Un problème de taille critique des entreprises (38% des travailleurs sont employés dans des entreprises de moins de 5 salariés, contre 29 % en France et 14 % en Allemagne) ;
  • Un manque de compétitivité qui contraint les performances à l’exportation ;
  • La faiblesse du taux de marge des entreprises qui leur laisse peu de place pour investir et moderniser leur outil de production; 
 – Des contraintes de financement du fait des difficultés du système bancaire.

Il semble alors difficile de sortir du cercle vicieux où le manque de financement contraint l’investissement des entreprises et donc leurs capacités de développement. La levée de financements sur les marchés nécessite une vision à long terme des perspectives de profit des entreprises italiennes, elle-même directement liée aux perspectives de croissance, qui restent aujourd’hui moroses. Selon les prévisions du FMI, le niveau de PIB 
 par tête en Italie resterait inférieur de 8 % au niveau d’avant crise en 2021.

Les efforts récents de recapitalisation du système bancaire permettent néanmoins d’espérer un certain dynamisme du crédit aux entreprises qui pourrait in fine soutenir la reprise en cours de l’investissement. Enfin, le contexte actuel de reprise graduelle de la croissance avec une légère accélération de l’inflation, sans tensions majeures sur les taux d’intérêt, est de nature à améliorer la situation des entreprises endettées.

NOTES

  1. Voir par ex. : D. Pinelli, I. Székely et J. Varga, “Italy's productivity challenge”, CEPR’s Policy Portal, 22 décembre 2015
  2. L’échec scolaire est important en Italie avec 40% de la population (25-64 ans) qui n’atteint pas le niveau d’éducation secondaire, contre 22 % en moyenne dans l’OCDE ; la part de la population ayant obtenu un diplôme supérieur plafonne à 17,5 %, contre 35 % pour la moyenne de l’OCDE.
  3. Selon l’OMC, il y a une relation positive entre la taille des entreprises et leur participation aux exportations, le taux de participation étant plus faible pour les micro-entreprises (9%) et les petites entreprises (38%) que pour les moyennes (59%) et les grandes entreprises (66%).
  4. Voir : S. Calligaris et al., “Italy’s productivity conundrum: The role of resource misallocation” CEPR’s Policy Portal, 28 juin 2016