La Russie survivra-t-elle au contre-choc pétrolier ?

par Juan Carlos Rodado, économiste chez Natixis

Bien que de manière plus tardive que dans d’autres pays de la CEI (Ukraine, Kazakhstan, Biélorussie…) la crise a fini par toucher la Russie. L’existence « d’excédents jumeaux » – budgétaire et de la balance courante, est indéniablement à l’origine de cette relative résilience du pays. La croissance russe, largement tributaire de l’évolution du cours des matières premières pâtit depuis le contre-choc pétrolier. Les réserves de change se sont littéralement effondrées depuis l’été dernier et le rouble s’est fortement déprécié.

Parallèlement, la baisse des prix des matières premières s’inscrit dans un contexte international tendu : effondrement du commerce mondial, credit crunch et fuites de capitaux. Nous regardons la transmission de la crise à l’économie réelle, à savoir son impact sur le budget, le rouble et les taux de défaut de l’économie russe afin de déterminer ses perspectives à un horizon 2009/2010.

La récession s’installe

La Russie à l’instar de nombreux pays émergents enregistre au T4 2008 un arrêt brutal de l’activité. Le PIB s’établit à 1,2% en GA au T4 contre 6,2% au T3. Ce ralentissement s’inscrit dans un contexte inflationniste (14% en mars) juxtaposant : compression des salaires, resserrement du crédit notamment aux ménages, fuites de capitaux, baisse des recettes d’exportation et contraction de la production industrielle. Les moteurs externes et internes de la croissance sont au point mort. La conjugaison de l’apparition d’effets de richesse négatifs (chute de la bourse, défiance sur le rouble…) et la forte contraction des salaires (du fait de la faiblesse du droit social et de l’absence de conventions collectives) pèse sur la consommation tandis que l’investissement est limité par le resserrement des financements. D’autre part, le commerce extérieur est en chute libre. Les exportations reflètent l’arrêt soudain enregistré par le commerce mondial depuis le T4 2008 et les importations l’effritement de la demande interne.

Le contre-choc pétrolier érode le budget

Après huit ans d’excédent budgétaire (+4,4% en moyenne sur la période 2001-2008), la Russie s’apprête à enregistrer son premier déficit en 2009. Face à l’aggravation de la situation économique, une révision du budget à été approuvée par la Douma le 6 avril. Le nouveau budget repose sur une contraction du PIB de -2,2%, mais cette prévision s’appuie sur des hypothèses assez optimistes par rapport à notre scénario (-6,5% du PIB). Le gouvernement table désormais sur un déficit budgétaire de 90 Mds USD (7,4% du PIB) alors que le budget initial prévoyait un excédent 54 Mds USD en 2009. Le Premier Ministre Vladimir Poutine cherche principalement à dynamiser la demande interne par le biais des aides sociales, des allègements fiscaux et des subventions à l’industrie militaire.

Selon nos calculs, le déficit devrait se situer aux alentours de 11% du PIB compte tenu d’une récession bien plus forte et de la poursuite des fuites de capitaux (hypothèse exclue par les autorités russes, 160 Mds USD selon nos calculs). Le gouvernement compte financer son déficit notamment par l’intermédiaire de ses fonds souverains. Les réserves du Fonds de Réserve s’élèvent à 121,1 Mds USD en mars alors que celles du Fonds de Stabilisation National atteignent 85,7 Mds USD sur la même période. Le pays devrait également avoir recours à l’endettement externe en plaçant 5 Mds USD en Eurobonds avec des maturités de trois et cinq ans en 2010. L’objectif est bien sûr de réduire la pression sur les réserves de change. Cette émission ne représente toutefois qu’une faible part (5,5%) du déficit prévu par le gouvernement en 2009. Le géant énergétique d’État Gazprom a aussi annoncé en avril, le placement de 2 Mds USD en Eurobonds de dette corporate.

Le rouble a-t-il intégré le contre-choc pétrolier ?

Après avoir dépensé près d’un tiers de ses réserves de change (220 Mds USD depuis juillet 2008) pour soutenir le rouble, la Banque Centrale russe a décidé de limiter l’hémorragie des réserves en flexibilisant sa politique de change. Elle a d’abord procédé par des dépréciations récurrentes de 1% (20 au total) pour finalement élargir le corridor de fluctuation du rouble de 10% en janvier. Ce mouvement marque le pas d’un changement majeur dans sa politique de change qui devrait aboutir à terme au ciblage de l’inflation. En cédant près de 36% face au dollar entre juillet et janvier, le cours du rouble a intégré une partie du contre-choc pétrolier.

Le rouble est en effet fortement corrélé au prix des hydrocarbures, notamment du pétrole. La Banque Centrale a par ailleurs pour la première fois affaibli le rouble, ce qui montre qu’elle est à l’aise avec le cours actuel. Les autorités ont racheté 7 Mds USD en devises depuis le mois de février afin de limiter la dégradation de la balance commerciale. Cette dernière s’est en effet accompagnée d’une réduction de l’excédent courant (11,1 Mds USD au T1 2009 contre 38 au T1 2008) et exerce des pressions à la baisse sur le rouble.

Pour l’heure, nous tablons sur une poursuite de la flexibilisation du change, avec une tendance à l'affaiblissement du rouble à court terme. Le rouble devra désormais intégrer toute l’étendue du choc conjoncturel en cours. Ce choc implique des prix des matières premières relativement faibles, des fortes tensions bancaires (augmentation des taux de défaut), des larges fuites de capitaux en raison d’une relative défiance vis-à-vis du système bancaire et de la monnaie.

Le défaut souverain n’est pas à l’ordre du jour

A mesure que la récession actuelle semble être tout aussi profonde que celle de 1998 (-5,3%), les taux de défaut devraient sensiblement augmenter. Cependant, le risque de défaut souverain est limité en raison du faible niveau d’endettement de l’Etat. Parallèlement, le niveau des réserves de change est optimal à ce jour face aux contraintes de liquidité externe (paiement de la dette) et interne (fuites de capitaux). La situation actuelle de l’État contraste fortement avec celle 1998. A l’époque, les finances publiques avaient entraîné le défaut souverain. Aujourd’hui, l’aisance financière du gouvernement lui confère d’importantes marges de manœuvre, dès lors que la crise ne dépasse pas 12-18 mois.

Le risque de défaut est plutôt porté par le secteur privé…

La dégradation potentielle des bilans bancaires suscite en effet les craintes des investisseurs vis-à-vis du système financier russe. Le secteur privé devra honorer près de 114,1 Mds USD de dette à court terme en 2009 tandis que l’accès à de nouvelles sources de financement est de plus en plus restreint.

Les fortes tensions sur la liquidité bancaire et externe en raison des fuites de capitaux (139 Mds USD au T4 2008) se sont traduites par une raréfaction et une augmentation du coût du financement. Malgré l’ampleur du plan de soutien au système financier (200 Mds USD), le secteur bancaire peine à trouver des liquidités qui lui permettent d’assurer son rôle d’intermédiaire financier et ce d’autant plus que les banques ne se font pas confiance. D’autre part, les entreprises ont du mal à assurer le bon déroulement de leur activité en raison de l’arrêt soudain des flux de capitaux (IDE, investissements de portefeuille, autres investissements). Dans ce contexte, l’insuffisance de nouvelles sources de financement dans le roller over des dettes exacerbe le risque de défaut des corporates et par ricochet celui des banques.

…notamment par les agents les plus vulnérables : petites banques, PME et ménages

L’assèchement des trésoreries du fait de la baisse du chiffre d’affaires, de la rigidité des coûts, du non renouvellement des lignes de crédits risque en particulier d’affecter les PME très endettées et avec peu de fonds propres. Parallèlement, les ménages subissent les conséquences du resserrement du crédit et devraient être de plus en plus affectés par la détérioration du marché du travail et la compression des salaires. Dès lors, les prêts non-performants des ménages et entreprises pourraient atteindre près de 72,5 Mds USD en fin d’année, soit 13,2% des créances totales contre 3,2% au mois de mars. La dégradation de la qualité du crédit est bien plus sévère du côté des entreprises (+20% m/m par mois depuis juillet) qui représentent 66% des prêts non-performants que du côté des ménages (+10% m/m par mois depuis décembre).

Dans ce contexte, seule l’intervention de l’Etat éviterait la banqueroute de certaines banques russes. Cependant, l’incertitude quant à l’ampleur et la durée de la crise tout comme un pétrole faible nous pousse à croire que le gouvernement ne soutiendra plus massivement le secteur privé. De plus, le Premier Ministre Vladimir Poutine a récemment déclaré que les entreprises endettées ne seront plus secourues. Cette situation s’accompagnera inévitablement de faillites bancaires.

Cependant, ce seront surtout les petites banques privées (environ 1100) les plus vulnérables. Contrairement aux banques publiques ou aux filiales des banques étrangères, elles ne bénéficient pas du soutien de leurs détenteurs.

Alors que près de 40 Mds EUR avaient été injectés dans le système bancaire depuis octobre 2008 (dont 60% pour les banques privées) les financements semblent avoir fortement ralenti depuis décembre, sans qu’aucune annonce officielle n’ait été faite. Le gouvernement semble ainsi avouer l’échec de son plan de relance car les sommes ont souvent servi à rembourser des créanciers internationaux ou ont été transférées dans des structures offshore. Nous écartons toutefois à court terme tout risque d’effondrement du système bancaire car contrairement à 1998, il est majoritairement détenu par un État solvable.

Malgré la manne pétrolière, l’activité devrait fortement fléchir

Notre scénario de fort recul de la croissance découle de la conjugaison de plusieurs hypothèses : poursuite des fuites de capitaux, pétrole faible, impact limité du plan de relance, resserrement du crédit et augmentation des défauts notamment des banques domestiques privées.

En dépit de la brutalité de la récession, la situation est toutefois différente de celle de 1998. Sur le plan macro-économique, la Russie possède encore des atouts : des réserves élevées (383 Mds USD), une dette publique faible, un déficit budgétaire qui fait suite à plusieurs années d’excédents et un taux de chômage faible. L’économie russe est vraisemblablement plus résiliente aux chocs externes même si les perspectives à court terme du pays sont en berne. La reprise ne semble pas acquise tant que la confiance envers les banques et la monnaie demeure fragile.