Les différentes versions possibles de l’effet d’éviction lié aux déficits publics

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

Compte tenu des perspectives de croissance, il est probable que, dans les pays de l'OCDE, les déficits publics vont rester élevés et les taux d'endettement publics vont continuer à augmenter.

Les gouvernements vont maintenir longtemps les politiques budgétaires expansionnistes, mais s'interrogent-ils suffisamment sur les effets d'éviction que vont générer ces politiques ?

On peut imaginer plusieurs formes pour les effets d'éviction :

  • une hausse des taux d'intérêt à long terme avec l'excès d'offre d'obligations publiques ; elle n'apparaît cependant pas tant que les Banques Centrales monétisent les dettes publiques ; le risque est alors transformé en celui de bulles sur les prix des actifs, ce qui peut freiner l'économie s'il s'agit des matières premières ;
  • la neutralité ricardienne : les déficits publics font anticiper aux agents économiques privés une hausse de la pression fiscale dans le futur, d'où une hausse immédiate de leur épargne qui réduit la demande privée ;
  • la canalisation de l'épargne privée vers le financement des déficits publics, ce qui force les entreprises à autofinancer leurs investissements, d'où soit la réduction de l'investissement, soit la réduction des salaires et en conséquence de la demande privée. C'est cette troisième forme d'effets d'éviction qui est apparue au Japon.

Quand on regarde les évolutions récentes, on peut craindre que les Etats-Unis et l'Europe soient atteints à la fois par les trois effets d'éviction : hausse des prix des matières premières, remontée de l'épargne des ménages, entreprises obligées de réduire les salaires pour augmenter leur capacité d'autofinancement.

Nous pensons que le désendettement du secteur privé va se poursuivre, essentiellement parce que la perte de richesse (financière, immobilière) due à la crise réduit le niveau acceptable des taux d'endettement, alors qu'avant la crise c'est au contraire la hausse de la richesse qui permettait celle des taux d'endettement.
S'il y a désendettement du secteur privé, il y a croissance modeste, insuffisante pour réduire les déficits publics, d'où une hausse durable des taux d'endettement publics

Nous pensons que les gouvernements devraient davantage s'intéresser aux effets d'éviction que vont faire apparaître ces déficits publics durables et cette forte hausse des taux d'endettement publics, c'est-à-dire au risque que ces évolutions réduisent les demandes privées.

Ces effets d'éviction (de réduction de la demande privée par la hausse de l'endettement public) peuvent prendre différentes formes :

  • hausse des taux d'intérêt à long terme, se transformant en bulles sur les prix des matières premières en raison de la monétisation de la dette ;
  • hausse des taux d'épargne des agents économiques privés avec la "neutralité ricardienne" ;
  • détournement de l'épargne privée par le financement des déficits publics au détriment du financement des entreprises.
     

Eviction par les taux d'intérêt, et sa transformation par la monétisation des dettes publiques en éviction par les prix des matières premières

Lorsque le taux d'endettement public augmente, on s'attend normalement à une hausse des taux d'intérêt à long terme, les investisseurs exigeant des rendements plus élevés pour détenir une dette publique plus importante.

Ceci ne s'observe pas aujourd'hui en raison de la monétisation des dettes publiques par les Banques Centrales.

Aussi bien les Banques Centrales des pays de l'OCDE, avec les politiques monétaires expansionnistes, que celles des pays émergents et exportateurs de matières premières, avec l'accumulation de réserves de change, transfèrent une partie des dettes publiques sur leurs bilans, contre création monétaire, d'où la rapidité de la croissance de la liquidité mondiale.

Le risque pour les pays de l'OCDE lié aux déficits publics excessifs n'est pas alors la hausse des taux d'intérêt à long terme, puisque ce sont les Banques Centrales et non des investisseurs privés qui portent les dettes publiques, mais les bulles sur les prix des actifs dues à l'investissement de l'excès de liquidité.

On voit aujourd'hui des bulles sur les prix des matières premières (avec la hausse des prix malgré la faiblesse de la demande) qui ont bien un effet négatif sur l'activité dans les pays de l'OCDE, ce qui n'était pas le cas avant la crise des bulles sur les prix de l'immobilier.

La monétisation des dettes publiques transforme donc l'éviction due à la hausse des taux d'intérêt en éviction due à la hausse des prix des matières premières.

Neutralité ricardienne et hausse du taux d'épargne

La neutralité ricardienne est le mécanisme connu suivant : les agents économiques privés (les ménages en particulier) anticipent que les déficits publics conduiront à une hausse de la pression fiscale dans le futur.

De ce fait, ils épargnent davantage immédiatement, en prévision de la baisse future de leurs revenus, ce qui déprime la demande privée au moment où les déficits publics s'accroissent.

On observe bien aujourd'hui une hausse généralisée des taux d'épargne des ménages, mais elle peut venir de causes autres que la neutralité ricardienne et des déficits publics, de la nécessité de désendettement par exemple. Le recul de l'investissement des entreprises est lié également à l'arrêt de l'endettement, à la faiblesse des débouchés anticipés, au recul des profits…

On ne peut cependant pas exclure qu'une partie du recul de la demande privée soit une réaction aux déficits publics, même si de nombreuses autres causes sont présentes.

Epargne privée accaparée par le financement des déficits publics

Le troisième effet d'éviction est un effet de détournement de l'épargne : l'épargne est canalisée vers le financement des déficits publics et n'est plus disponible pour assurer le financement des entreprises.

(Les données) montrent un recul général des achats d'actions et d'obligations d'entreprises au profit des titres publics.

Si les entreprises n'ont plus accès à l'épargne, elles doivent autofinancer leurs investissements, ce qui les conduit soit à réduire l'investissement, soit à réduire les salaires pour accroître leurs profits.

Ce mécanisme a été observé, ainsi que ses conséquences, depuis la fin des années 1990 et jusqu'à la crise récente au Japon : par l'intermédiaire des banques et des investisseurs institutionnels, l'épargne est canalisée vers le financement des déficits publics ; de ce fait les entreprises sont obligées d'autofinancer leurs investissements, ce qui les contraint à baisser les salaires pour obtenir la profitabilité souhaitée, d'où la faiblesse de la demande des ménages, conséquence, par cet enchaînement, des déficits publics.

Synthèse : les trois effets d'éviction présents simultanément ?

Nous envisageons trois possibles effets d'éviction (réduction de la demande privée) dus aux déficits publics :

  • hausse des prix des matières premières, due à l'excès de liquidité généré par la monétisation des dettes publiques, la monétisation évitant la hausse des taux d'intérêt à long terme ;
  • hausse de l'épargne du secteur privé (des ménages) en anticipation de la hausse de la pression fiscale dans le futur ;
  • canalisation de l'épargne vers le financement des déficits publics, ce qui peut réduire l'investissement ou, comme au Japon, conduire à une baisse des salaires, les entreprises devant accroître leur profitabilité pour autofinancer leurs investissements.

Peut-être ces trois effets d'éviction sont-ils déjà simultanément présents : les prix des matières premières sont anormalement élevés en raison de l'abondance de la liquidité ; les taux d'épargne des ménages augmentent (graphique 6) ; l'investissement est fortement réduit et les salaires freinent ou même baissent.

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