Marchés émergents: un revirement en 2016 ?

par Bastien Drut, Karine Hervé et Eric Mijot, Stratégie et Recherche économique chez Amundi

Depuis 2011, les marchés émergents sous-performent tendanciellement les marchés développés, surtout les pays exportateurs de matières premières. L’accélération de la baisse des prix des matières premières depuis la mi-2014 a encore accéléré ce processus notamment pour les pays exportateurs de ces produits. Mais depuis le début de l’année 2016, les marchés émergents ont finalement bien résisté aux turbulences liées à la volatilité des prix du pétrole et des inquiétudes au sujet de la Chine.

Ces dernières années, les marchés émergents nous ont habitués à quelques rebonds violents mais qui n’ont pas duré. Qu’en est-il aujourd’hui? Nous proposons dans cette note un état des lieux en abordant à la fois des éléments macroéconomiques et des éléments de marché (devises, actions).

1. Des économies émergentes à plusieurs vitesses

Depuis l’annonce de la normalisation de la politique monétaire américaine à l’été 2013, les économies émergentes n’ont cessé d’être exposées à de nouveaux chocs. Sur le plan économique, la forte chute des cours des matières premières mi-2014, concomitante du ralentissement chinois, a certes bénéficié à l’ensemble des consommateurs finaux mais elle a largement pénalisé les pays exportateurs nets de matières premières (dépréciation de leur monnaie, hausse de l’inflation, resserrement du policy-mix etc.). En raison de chocs idiosyncratiques supplémentaires de nature (géo-) politique, la Russie et le Brésil apparaissent comme les grands perdants parmi les économies émergentes avec une récession proche de 4 % en 2015 pour ces deux économies et une sortie de crise qui n’arrivera pas avant (fin) 2017.

Bien évidemment, tous les pays n’ont pas été affectés de la même manière par la baisse des cours des matières premières et le ralentissement chinois. Les pays émergents exportateurs de matières premières qui avaient adopté des politiques monétaires et budgétaires rigoureuses1 (Mexique, Chili, Pérou et Colombie) disposaient de marges de manœuvre qui ont permis d’atténuer l’impact du resserrement des conditions financières lié à la dépréciation de leur monnaie et ce contrairement à d’autres pays comme le Venezuela ou le Brésil. Du côté des pays importateurs de matières premières et notamment ceux d’Asie, la chute des cours a permis de compenser l’impact du ralentissement chinois de sorte que la plupart de ces pays ont enregistré en 2015 des taux de croissance en ligne avec ceux de 2014. Les pays d’Europe centrale ont quant à eux bénéficié à la fois de la baisse des cours des matières premières et aussi du dynamisme de l’économie allemande. Au total, la croissance du PIB des émergents en 2015 aura diminué d’un point de pourcentage par rapport à 2014 soit 4 % au lieu de 4,8 % l’année précédente. Bien que toutes les zones aient été marquées par une décélération de leur croissance, les divergences demeurent importantes. Ainsi, alors que l’Europe Émergente et l’Amérique Latine ont enregistré des taux de croissance légèrement négatifs, l’Asie a crû à un rythme de près de 6 %. Ce découpage régional peut toutefois conduire à une analyse fallacieuse de la situation car l’hétérogénéité entre pays au sein de chaque zone est également prononcée.

Les différences entre pays ne se cantonnent pas aux seuls critères de croissance. Les politiques monétaires des banques centrales ont également été fortement contraintes par l’environnement économique international. Alors que les pays exportateurs nets de matières premières ont dû, face aux pressions sur leur change et sur l’inflation domestique, augmenter de façon plus ou moins marquée leurs taux directeurs, les pays d’Asie et d’Europe Émergente ont quant à eux entamé des cycles d’assouplissement monétaire du fait des pressions dé (sin) flationnistes en provenance de la zone euro mais aussi de Chine.

La résilience des grandes économies (États-Unis, Zone euro, Chine) devrait constituer un facteur de soutien pour les économies émergentes. Tout d’abord, du côté des pays avancés et plus précisément du côté de la zone euro et des États-Unis, les indicateurs conjoncturels sont relativement rassurants, même si l’on reste sur des chiffres de croissance molle. Aux États-Unis, ce sont surtout les chiffres du marché du travail qui ont calmé les marchés et la probabilité d’une récession semble perdre du terrain. Par ailleurs, l’ampleur du resserrement des taux américains devrait être moins prononcée qu’anticipé il y a encore quelques semaines (les projections médianes de fed funds des membres du FOMC ne portent plus que sur deux hausses de fed funds en 2016, contre quatre lors du FOMC de décembre). Les économies émergentes dont les conditions de financement se sont fortement détériorées depuis 2014 devraient donc être moins contraintes en termes de politique monétaire, ce qui constitue une bouffée d’oxygène pour ces pays. En zone euro, au-delà des indicateurs conjoncturels, il faut également noter que les annonces de la BCE du 10 mars ont été bien au-delà des attentes de marchés, contrairement au conseil des gouverneurs de décembre dernier, ce qui devrait permettre pour le moins de stabiliser la croissance de la zone. Par ailleurs, les mesures annoncées par les autorités chinoises semblent conforter l’idée selon laquelle la Chine devrait éviter un atterrissage brutal. Enfin, en ce qui concerne le pétrole, les discussions entre pays producteurs qui ont eu lieu courant février (bien qu’elles n’aient débouché sur aucun accord concret) ont au moins permis d’éviter une phase de baisse des prix.

Tous ces éléments ont joué en faveur d’une baisse de la perception des risques et d’un retour vers les actifs risqués tels que les émergents. Toutefois, même si le niveau d’incertitude globale a diminué et que la perception du risque est en baisse, il convient de rester vigilants. En Europe et en zone euro, les risques (géo) politiques (attentats, instabilité politique dans les pays périphériques, crise des migrants, éventualité d’un Brexit) pourraient être préjudiciables à la croissance s’ils perduraient et/ou s’intensifiaient. Aux États-Unis, même si la probabilité d’une récession est minime, les chiffres relatifs au secteur manufacturier indiquent que les risques sont baissiers. Concernant la Chine, nul doute que la volonté des autorités chinoises est de passer à un changement de régime de croissance sans accroc majeur. Or, tout processus de transition est en soi incertain et un incident ne peut jamais être exclu. Par ailleurs, les pays exportateurs de matières premières mais aussi certains pays asiatiques fortement intégrés à la Chine n’ont pas commencé ou achevé leur processus d’ajustement vers des modèles de production plus diversifiée. Dans un environnement où les prix des matières premières devraient rester durablement bas et la demande mondiale relativement atone, il sera d’autant plus difficile pour ces pays de mener à bien les réformes qui leur sont nécessaires pour stabiliser leur croissance à moyen terme.

2. Les devises émergentes, en attente de confirmation

Depuis quelques trimestres, la performance relative des devises émergentes par rapport aux devises développées a été largement dictée par l’évolution de la parité dollar-renminbi (USDCNY). En particulier, les épisodes d’accélération de la dépréciation du renminbi en août 2015 et en janvier 2016 ont conduit à une nette sous-performance des devises émergentes. Ces mouvements sont à replacer dans un contexte de surévaluation du renminbi: la forte appréciation du dollar depuis la mi-2014 (+25 % en termes effectifs entre la mi-2014 et janvier 2016) a induit une forte appréciation du renminbi en termes effectifs, une appréciation que les autorités chinoises ne pouvaient plus tolérer et qui les a amenées à dévaluer le renminbi par rapport au dollar. Le fait que le taux de change effectif des États-Unis ait probablement atteint son pic en janvier atténue la tentation pour les autorités chinoises de dévaluer brutalement le renminbi, ce qui est un élément positif pour les devises émergentes.

Par ailleurs, un certain nombre de devises émergentes sont désormais très sous-évaluées, en particulier celles liées au pétrole comme le rouble, le peso mexicain et le ringgit malais. La reprise des prix du pétrole devrait leur être favorable, même s’il faut avoir conscience que cette reprise sera faible, lente et erratique. Globalement, la baisse de la perception des risques sur le début d’année a amené une appréciation des devises émergentes, qui a surtout bénéficié aux devises qui avaient le plus souffert sur 2015. Sur le T1 2016, ce sont le real brésilien et le ringgit malais qui ont obtenu les meilleures performances face au dollar (+7 % environ), suivis de peu par le rouble (+5,5 %).

Il nous semble qu’il faudra d’autres catalyseurs, et notamment des signaux rassurants en en ce qui concerne la croissance, pour permettre au rebond des devises émergentes de se prolonger. Nous privilégions certaines devises à taux d’intérêt élevé, comme le rouble et la roupie indonésienne, et restons sous-pondérés sur les devises asiatiques à faible rendement (KRW, TWD, THB, SGD).

3. Marchés d’actions émergents: un rebond tactique ou cyclique ?

Les marchés d’actions émergents font plus que jeu égal avec les pays développés depuis le début de l’année. Ils ont récemment profité de trois facteurs de soutien puissants: le rebond du prix du pétrole, le point d’arrêt de l’appréciation du dollar et le retour en grâce du thème des « valeurs décotées ». Quelques flux sont même venus alimenter ce rebond ces dernières semaines. Que faut-il en penser ?

Au niveau des flux, les marchés émergents ont décollecté depuis 4 ans. Ce mouvement a ainsi effacé l’essentiel des flux entrants de début 2009 à fin 2012. En flux cumulés depuis 2009, sur les 200 milliards qui s’étaient investis sur cette classe d’actifs, il n’en reste que 50 aujourd’hui. La purge a donc été sévère et il est peu probable que les portefeuilles soient surpondérés sur cette zone. Il existe donc un potentiel de ce côté-là si le retour de la confiance se confirme, ce qui va de pair avec une amélioration des fondamentaux.

En matière de valorisation, le Price to Book Value (1,42 mesuré sur les données de MSCI) est revenu à un niveau comparable à celui de mars 2009 et mars 2003. Il faut dire que le RoE est passé d’un plus haut de 17 % à 10 % entre 2008 et aujourd’hui. Le PBV reste quand même supérieur au point bas de septembre 1998 (0,92) ou même d’octobre 2001 (1,24). En terme relatif par rapport aux marchés développés, il est juste sous sa moyenne à 10 ans (0,65 contre 0,77) et environ deux fois plus haut qu’en septembre 1998 (0,31). Comme pour les flux, il existe donc un potentiel certain de revalorisation des marchés émergents. Le niveau de sous-évaluation n’est cependant pas suffisant pour justifier à lui seul un retour sur la classe d’actifs dans une perspective cyclique.

La clé d’un retournement cyclique est à chercher du côté des profits. La baisse de 35 % des profits depuis 2011, mesurée selon l’indice Ibes des profits sur 12 mois glissants (12 Months trailing earnings), s’est accélérée depuis 2014 et la chute du prix des matières premières. On comprend pourquoi ces marchés ont réagi positivement au rebond des prix du pétrole et au début de stabilisation des prix des matières premières industrielles. En admettant que ce mouvement se confirme comme cela avait été le cas en 2012, restera quand même la question du 17% désendettement des sociétés à régler.

En attendant plus d’éléments pour conclure sur l’éventuelle nature cyclique du retournement, il nous semble aujourd’hui raisonnable de ne pas être sous pondéré sur ces marchés. La dévaluation des devises a profité à tour de rôle au marché des actions américain, japonais puis européen. Il serait normal que ce soit au tour des marchés émergents. En sachant que la particularité de ces marchés moins liquides est que les actions évoluent souvent dans le même sens que le change. Ils sont ainsi plus volatils et dépendants des flux.

Le faible niveau de positionnement des investisseurs peut justifier un rebond. Les bas niveaux de valorisation autorisent à penser qu’il y a du potentiel à long terme. Mais il n’est pas encore évident d’avoir une conviction forte sur un retournement rapide des profits. Évidemment, les marchés l’anticiperont et l’évolution du marché des changes devrait nous donner une indication précieuse. Une divergence s’était créée en 2014 (devises à la baisse et actions à la hausse). Les actions avaient finalement suivi les devises à la baisse. Une confirmation du retournement de tendance cette fois-ci à la hausse sur le change serait de bon augure, d’autant que les devises ont fidèlement anticipé les mouvements des ROE à la hausse comme à la baisse depuis le début des années 2000.

Conclusion

Les marchés émergents ont bien résisté en ce début d’année. La stabilisation des prix du pétrole et l’arrêt de l’appréciation du dollar ont été des catalyseurs puissants. D’autant que ces marchés étaient survendus et peu chers, que ce soit au niveau des devises ou des marchés d’actions. Toutefois, les fondamentaux économiques restent très fragiles et appellent encore à la prudence. Le rééquilibrage de l’économie chinoise vers plus de consommation est un processus lent et le désendettement des entreprises ne fait que commencer. Ceci posé, les reprises cycliques commencent toujours par des rebonds tactiques, pendant lesquels il vaut mieux ne pas être sous-exposé. Ensuite, pour que ce rebond tactique se transforme en retournement cyclique plusieurs conditions devront être remplies :

  • La Chine devra confirmer la stabilisation de son économie, vu son influence sur les autres économies émergentes
  • Le pétrole et les matières premières industrielles devront aussi confirmer leur rebond
  • Le renminbi devra rester stable
  • Le dollar US devra ne pas trop remonter, même quand la Fed procédera à ses hausses des taux
Si ces conditions se mettent en place, alors les marchés émergents pourraient bien être la surprise positive de 2016.

NOTES

  1. Respect des objectifs de la Banque Centrale à savoir ciblage d’inflation ou de change et mise en place de règles budgétaires visant notamment à épargner le surplus des recettes liées aux matières premières quand le prix de celles-ci est au-dessus du prix d’équilibre fixé par les autorités compétentes et inversement.