Parler une même langue: un atout économique

par Céline Carrère, Senior Fellow Ferdi, Professeur, et Maria Masood, Doctorante à l’Université de Genève

La francophonie permet de promouvoir les échanges commerciaux, et ainsi la croissance. Elle semble également offrir une meilleure résilience économique en période de crise. Mais quelle leçon pour l'avenir de l'espace francophone? Un ouvrage de la Ferdi intitulé "l'impact économique des langues" offre de nouvelles pistes de réflexions [1].

Dans quelle mesure partager une même langue avec d'autres pays représente-t-il un atout économique? A quel point l'appartenance à un même espace linguistique influence-t-elle nos relations commerciales? Notre richesse?

Le rôle d'une langue commune sur les échanges

Le partage d'une langue se traduit par une diminution des coûts de transaction et de communication, permettant aux entreprises de pénétrer plus facilement un nouveau marché mais également de maintenir dans le temps des flux commerciaux existants, y compris en cas de turbulences économiques. Au-delà de ces coûts, le partage d'une langue semble également jouer sur le niveau de confiance mutuelle. A partir d'une enquête d'opinion de l'Eurobarometer menée auprès des pays de l'Union Européenne entre 1970 et 1995, des chercheurs ont démontré que le partage d'une même langue favorise la confiance mutuelle qui à son tour à une influence positive sur les échanges [2]. De manière générale, tenir compte de la proximité linguistique permet d'améliorer notre compréhension de certains comportements économiques dans des domaines tels que celui du commerce international, des migrations, de l’apprentissage des langues, ou encore des résultats du concours Eurovision. [3] Sans compter les nombreux avantages tirés de la maitrise des langues étrangères dans l'activité professionnelle au niveau des individus. [4]

Qu'en est-il de la Francophonie? Dans une étude récente publiée dans l'ouvrage "l'impact économique des langues", nous avons estimé l'impact du partage du français sur le commerce des pays francophones. [5] En 2013, environ 14% des échanges commerciaux des pays francophones s'effectuaient avec d'autres pays de cet espace. Compte tenu du fait que l'espace francophone représente environ 8% du PIB mondial en 2013, ce chiffre semble confirmer l'existence d'un lien commercial privilégié entre ces pays. Si ce résultat peut être expliqué en partie par la diminution des coûts au commerce que représente le partage d'une même langue, d'autres facteurs (tels que la proximité géographique, des liens historiques forts, des accords de commerce préférentiels, etc.) contribuent également à stimuler le commerce au sein de l'espace francophone. Afin de distinguer l'impact propre au partage de la langue, nous avons effectué une analyse économétrique sur un grand échantillon (153 pays dont 33 francophones sur la période 1995-2009). Ainsi, ayant contrôlé pour les autres facteurs qui influencent l’intensité du commerce entre pays, en moyenne il apparait qu'un pays francophone bénéficie d'un supplément de commerce de 22% avec les autres pays de cet espace relativement au commerce qu'il aurait avec ces mêmes pays s'ils n'étaient pas francophones. En outre, les résultats indiquent que le partage du français a permis une meilleure résilience des relations commerciales en période de crise avec un supplément de commerce entre ces pays de 33% entre 2008 et 2009.

Quelles leçons pour l'avenir de l'espace francophone?

Que se passerait-il si l'on élargissait la francophonie? Promouvoir le français contribuerait au rayonnement international de la langue française et de sa culture. Ce seul aspect pourrait justifier une politique de promotion de la Francophonie. En outre, les résultats présentés ci-dessus démontrent aussi l'existence de retombées positives du développement du français sur l'économie. Il faut néanmoins nuancer les bénéfices attendus d'une politique de promotion du français: cela impliquerait un accroissement de la proportion de locuteurs étrangers parlant le français mais ne devrait pas affecter, du moins sur le court terme, la proportion de locuteurs ayant le français comme langue natale ou l'adoption de cette langue comme langue officielle.

Or, Jacques Melitz et Farid Toubal ont décomposé l'impact de la langue sur les flux bilatéraux de commerce en distinguant l'effet respectif de ses différentes composantes. [6] Leur analyse démontre que le partage d'une langue parlée-non natale représente un peu moins d'un tiers de l'effet total du partage d'une langue commune. L'impact serait donc moindre qu'attendu car l'élargissement de la francophonie n'agirait que sur une des composantes de l'effet positif de la langue. Néanmoins, ces résultats suggèrent aussi que le français pourrait profiter d'une forte croissance démographique en Afrique francophone (où le français est la langue natale d'une fraction importante de la population) et d'un rattrapage économique de la région dans les prochaines décennies. La France, et les autres pays francophones, pourraient alors tirer profit de cette forte croissance démographique à condition de pouvoir faire face à la concurrence grandissante de l'anglais dans la région.

NOTES

  1. C. Carrère, (dir.). L'impact économique des langues, Ferdi – Economica, Paris
  2. Guiso, L., Sapienza, P. et L. Zingales (2009), " Cultural Biases in Economic Exchange ", Quarterly Journal of Economics 124, 1095-1131
  3. V. Ginsburgh (2016) " Les distances linguistiques et leurs effets sur les comportements économiques", chapitre 2 dans C. Carrère (dir)
  4. F.Grin (2016) "La valeur des langues dans l'activité professionnelle" chapitre 5 dans C. Carrère, (dir.)
  5. C. Carrère et M. Masood (2016) "Poids économique de la francophonie: son impact via l'ouverture commerciale" chapitre 4 dans C. Carrère (dir)
  6. Les résultats de cette étude sont résumés et discutés dans J. Melitz (2016) "Langue, commerce, bien-être et francophonie" chapitre 3 dans C. Carrère (dir) .