Pays « super âgés » et inflation : étude de cas

par Marie-Hélène Duprat, Economiste chez Société Générale

Avec plus de 20 % de sa population ayant atteint ou dépassé 65 ans, le Japon est devenu, en 2006, le premier pays
 « super âgé » selon les critères des Nations Unies1. Quelques années plus tard, l’Allemagne et l’Italie l’ont rejoint au sein du club du quatrième âge qui devrait grandement s’étoffer dans les prochaines années. D’ici 2020, le monde comptera en effet 13 pays super âgés, principalement en Europe, et d’ici 2030, ce nombre passera à 34 et inclura Hong Kong, la Corée du Sud, les États-Unis et le Royaume-Uni.

Pour mettre le cas du Japon, de l’Allemagne et de l’Italie en perspective, nous examinerons les États-Unis, mieux lotis sur le plan démographique puisque 15 % « seulement » de la population y est âgée de 65 ans ou plus (ce qui en fait un pays simplement « âgé » selon les Nations Unies), largement grâce aux immigrants qui sont souvent en âge de travailler et dont les femmes tendent à avoir plus d’enfants que celles nées sur le sol américain.

Le présent article a pour objet d’examiner et d’éclairer la question de savoir si le vieillissement de la population est inflationniste, comme le soutiennent un certain nombre d’auteurs [voir notamment Goodhart, Pradhan et Pardeshi (2015)2 et Juselius et Takáts (2015) ]. À cette fin, nous examinerons l’expérience des trois pays les plus âgés de la planète (Japon, Italie et Allemagne), qui ont connu les évolutions démographiques les plus rapides et qui pourraient donc être considérés comme précurseurs de ce qui attend une grande partie des économies avancées. Cet article fait suite à notre EcoNote précédent, consacré au lien potentiel entre vieillissement de la population et inflation3. Au cours des dernières décennies, le trio des pays les plus âgés a connu une période prolongée d’inflation historiquement faible ou de déflation. Nous n’examinerons pas ici l’expérience de ces pays en matière d’inflation, car elle est largement connue. Nous nous concentrons plutôt sur les deux grands arguments avancés par ceux qui affirment que le vieillissement de la population devrait alimenter l’inflation :

  1. la raréfaction de la main-d’œuvre augmente le pouvoir de négociation de cette dernière, générant une inflation par les salaires, et
  2. le vieillissement de la population entraîne une baisse de l’épargne privée (c’est-à-dire une hausse des dépenses privées) en raison de l’effet du cycle de vie, avec à la clé une inflation par la demande.

Dans la première partie de cet article, nous montrerons que, pour l’heure, aucun des trois pays super âgés ne connait de spirale des prix et des salaires. Depuis le début ou le milieu des années 1990, période à partir de laquelle le nombre de personnes en âge de travailler a amorcé un repli dans ces trois pays, les salaires ont eu tendance à peu augmenter, voire à baisser, témoignant plutôt d’une perte de pouvoir de négociation. Dans la seconde partie, nous verrons qu’au Japon et en Italie, l’effondrement des taux d’épargne des ménages ces vingt dernières années correspond bien aux prédictions théoriques, mais qu’en Allemagne, le taux d’épargne des ménages est resté relativement stable sur la période, contrairement à ce que prévoit la théorie du cycle de vie de l’épargne. Nous verrons également que les entreprises nippones et allemandes ont enregistré des excédents durables d’épargne sur l’investissement, qui ont contribué à alimenter un excédent d’épargne nationale qui pèse sur la demande globale, freinant la croissance et l’inflation.

Vieillissement de la population et pouvoir de négociation

– Baisse de la population en âge de travailler

Japon et Allemagne ont depuis longtemps passé le « moment charnière » où la population en âge de travailler (habituellement définie comme la catégorie des 15-64 ans) touche un point haut avant d’amorcer un recul. Le nombre de personnes en âge de travailler a commencé à baisser en 1996 au Japon et en 1998 en Allemagne. En Italie, pays d’Europe qui vieillit le plus vite, les vagues d’immigration intervenues depuis la seconde moitié des années1990 ont empêché la contraction de la population en âge de travailler, mais la proportion de personnes en âge de travailler dans la population totale a connu une contraction marquée depuis le milieu des années 1990. Aux États-Unis, la population en âge de travailler a continué de progresser (et devrait augmenter de 10 % d’ici 2050), et n’a commencé à décroître, en pourcentage de la population totale, qu’au début des années 2010. Aujourd’hui, la part de la population en âge de travailler s’inscrit en baisse dans la plupart des pays à hauts revenus.

Pour Goodhart et al.4 , le vieillissement mondial devrait marquer le début d’une ère de tensions sur le marché du travail, ouvrant la voie à une augmentation du pouvoir de négociation des salariés, donc, à une progression des salaires réels, entraînant, in fine, une inflation par les coûts.

De fait, depuis quelques années, les employeurs allemands ont de plus en plus de mal à recruter. Dans un contexte de chômage historiquement bas (3,8 % en janvier 2017), l’Allemagne est confrontée à une pénurie croissante de main-d’œuvre, notamment qualifiée (ingénieurs, spécialistes de l’informatique ou de la santé, etc.), qui obère d’ores et déjà la croissance dans plusieurs régions5. Pouvoirs publics et chercheurs débattent toujours de la question de savoir si ce déficit découle d’une véritable pénurie de main-d’œuvre ou d’une inadéquation entre les qualifications proposées et les besoins du marché du travail6. D’après l’Agence fédérale allemande pour l’emploi (Bundesagentur für Arbeit), il n’y a pas, au moins pour le moment, de déficit global de main-d’œuvre en Allemagne, même si certains métiers rencontrent de graves pénuries de main d’œuvre. De même, de nombreux secteurs japonais souffrent d’un manque criant de salariés, ce qui a freiné leur croissance. C’est notamment le cas des agents de sécurité et, au sein du secteur tertiaire, de l’hôtellerie-restauration et des soins aux personnes âgées. Ces secteurs figurent toutefois en bas de classement en termes de productivité par travailleur, ce qui réduit considérablement la capacité des salariés à négocier des hausses de rémunération. Quant à l’Italie, le problème du marché du travail est tout autre : pas de déficit de main d’œuvre à déplorer, mais un chômage élevé.

Pour l’heure, l’évolution des salaires n’accrédite pas la théorie de Goodhart et al. Deux décennies après le pic de population en âge de travailler et le début du déclin, la croissance nominale des salaires est restée modérée en Allemagne, au Japon et en Italie. Outre-Rhin, les salaires nominaux se sont sensiblement appréciés depuis 2010, mais cette hausse est intervenue après une longue période de modération, notamment au niveau des rémunérations les plus faibles. En 2015, la fiche de paie des Allemands moins bien payés que la moyenne a été dopée par l’introduction d’un salaire minimum légal de 8,50euros de l’heure. Mais la pénurie de main-d’œuvre n’a pas, du moins pour le moment, réussi à engendrer des tensions fortes sur les salaires. Et l’impact des hausses (limitées) de salaire n’a pas eu de répercussion significative sur l’inflation sous-jacente.

Ces dernières décennies, les salaires réels ont eu tendance à augmenter de manière modérée ou à reculer dans les trois pays les plus âgés, leur évolution étant dans tous les cas inférieure à ce qu’elle était lorsque ces pays étaient plus jeunes. Notons d’ailleurs que, depuis le milieu des années 1990 et malgré une augmentation du nombre de personnes en âge de travailler, les salaires ont enregistré de bien meilleures performances moyennes aux États-Unis que dans les trois pays plus âgés. En Allemagne, après une longue période de quasi-stagnation (voire de déclin entre 2004 et 2008), les salaires réels ont affiché une progression raisonnablement forte depuis 2014, traduisant principalement le tassement de l’inflation et l’introduction progressive du salaire minimum légal.

Ces deux dernières décennies, la part du facteur travail dans le revenu national s’est inscrite dans une dynamique baissière dans les quatre pays, les États- Unis présentant néanmoins de meilleurs résultats moyens que le trio des très âgés7. Preuve que les salaires sont moins volatils que les bénéfices en période de marasme économique, cette tendance baissière globale s’est inversée au second semestre2008, au plus fort de la crise financière mondiale, avant de reculer de nouveau après 2009. Ces dernières années, la part du facteur travail a semblé rebondir, indiquant peut-être un regain de pouvoir de négociation de la main-d’œuvre dans un contexte d’amélioration de la situation sur le marché du travail. Mais, pour l’heure, les travailleurs des quatre pays n’ont pas regagné le pouvoir perdu ces trente dernières années.

L’évolution de la part du travail dans le revenu national est très largement le fruit de l’interaction entre dynamique des salaires et productivité. Si les salaires moyens augmentent plus vite que la productivité moyenne du travail, la part du facteur travail tend à augmenter. Inversement, si les salaires moyens augmentent moins vite que la productivité moyenne, la part du facteur travail recule. Au cours des deux à trois dernières décennies, la croissance moyenne des salaires a eu tendance à être inférieure à celle de la productivité dans la majorité des économies avancées (États-Unis, Allemagne, Italie et Japon y compris), attestant de la perte générale de pouvoir de négociation de la main-d’œuvre.

– Quel pouvoir de négociation pour la main d’œuvre ?

Pour l’heure, l’expérience des pays les plus âgés tend à suggérer que le double mouvement de départs massifs en retraite et d’entrées moins nombreuses sur le marché du travail a des répercussions moins directes que ne l’avancent Goodhart et al. sur le pouvoir de négociation de la main-d’œuvre. La raison en est, bien sûr, que ce pouvoir ne dépend pas seulement du rapport entre population en âge de travailler et population totale. Même si la pyramide des âges influe sur le pouvoir de négociation, d’autres facteurs susceptibles de contrer l’effet de la démographie sont à l’œuvre. Il s’agit notamment :

  • De la perte d’influence constante des syndicats (voir par exemple Bentolila et Saint-Paul, 20038)9, qui s’est traduite par une incapacité croissante de ces derniers à faire évoluer les salaires en fonction de la croissance de la productivité. Dans un contexte de ralentissement de la croissance de la productivité dans de nombreux pays avancés, la perte d’influence des syndicats a permis un ajustement à la baisse des salaires réels qui a in fine entraîné un repli de la part du facteur travail dans le revenu.
  • Des évolutions technologiques : la baisse rapide du prix des équipements informatiques et la révolution des technologies de l’information ont dopé le rendement du capital, incitant les entreprises à privilégier le capital au détriment du travail, contribuant à la baisse de la part du travail dans le revenu total. En outre, ces progrès techniques ont entraîné des « évolutions technologiques favorisant les compétences » qui ont réduit la demande de travailleurs peu qualifiés, faisant baisser leurs salaires et les empêchant de négocier des hausses de rémunération.10
  • De la mondialisation, facteur de modération salariale en raison de l’intensification de la concurrence qui découle de l’arrivée sur le marché du travail de pays riches en main- d’œuvre tels que la Chine. De fait, les entreprises qui ont recours à la délocalisation, à la sous-traitance ou au recrutement de travailleurs immigrés (c’est-à-dire nés à l’étranger) ont accès à la main-d’œuvre hors de leurs frontières nationales. Surtout, « effet de menace » oblige, il est difficile de maintenir des salaires élevés dans des secteurs menacés par l’externalisation, notamment le secteur manufacturier, même sans déplacement effectif du lieu de production.
  • De l’évolution de la structure des entreprises en réaction aux pressions des marchés financiers, désireux d’optimiser la valeur pour l’actionnaire, c’est-à-dire le rendement des actifs. Cette pression incite les entreprises à mener des stratégies industrielles qui privilégient leur cœur de métier, donc à externaliser les activités intensives en travail.
  • Des institutions du marché du travail, du droit de la protection des salariés et de l’ampleur de l’État providence. Par exemple, les avantages sociaux (sécurité sociale, allocations chômage, etc.) peuvent devenir une source de contrainte salariale s’ils servent de revenus sociaux, car ils limitent les options dont disposent les salariés pendant le processus de négociation.

Malgré deux décennies de baisse de la population en âge de travailler, la situation des travailleurs des pays super âgés n’a pas connu d’embellie, signe que l’impact de la démographie sur le pouvoir de négociation de la main-d’œuvre n’a pas suffi à compenser les pressions découlant notamment de la mondialisation et du progrès technologique. Quel sera le facteur moteur de l’évolution des salaires dans le monde vieillissant de demain : la démographie ou plutôt la technologie et/ou la mondialisation ? Le débat reste ouvert. D’un côté, la diminution de la main-d’œuvre mondiale (du fait du vieillissement global, Chine incluse) devrait limiter le rôle de la mondialisation. Mais, de l’autre, la technologie (notamment les robots, dont la sophistication ne cesse d’augmenter) va continuer d’influer sur la rémunération et l’emploi dans les années/décennies à venir.

La technologie a, depuis des décennies, remplacé de nombreux emplois dans de multiples secteurs, et cette tendance a vocation à se poursuivre dans les années/décennies à venir. Selon les prévisions du Boston Consulting Group, la proportion de tâches gérées par des robots passera de 8 % à l’heure actuelle à 26 % d’ici à la fin de la décennie sous l’impulsion de la Chine, de l’Allemagne, du Japon, de la Corée du Sud et des États-Unis, principaux acheteurs de robots. La technologie, robotique incluse, poursuivra son offensive dans les années/décennies à venir, empêchant vraisemblablement toute envolée des salaires, même en cas de tensions sur le marché du travail. Les travailleurs très qualifiés (c’est-à-dire ceux qui sont titulaires de diplômes universitaires ou équivalent) seront toutefois en position de force, ce qui pourrait augurer d’une progression plus marquée de leur rémunération.

Vieillissement de la population et épargne

– La théorie du cycle de vie

Selon la théorie du cycle de vie de l’épargne, les pays dont la population vieillit doivent s’attendre à une baisse de l’épargne totale, une part de plus en plus importante de ménages prenant leur retraite et commençant à 
désépargner11. D’après cette théorie, les individus lissent leur consommation sur la durée de leur vie en fonction des ressources anticipées. Les jeunes ménages ont souvent des besoins supérieurs à leurs revenus, donc ils épargnent peu et empruntent, tablant sur une hausse future de leurs moyens financiers. Lorsqu’ils avancent en âge, leur rémunération progresse généralement, ce qui leur permet de rembourser leurs dettes passées et d’accumuler de l’épargne, notamment en prévision de leur retraite. L’épargne atteint un pic en milieu et en fin de carrière professionnelle. Enfin, une fois à la retraite, les ménages voient leurs revenus diminuer et commencent à désépargner et à vivre des actifs accumulés.

Ainsi, selon la théorie du cycle de vie, les pays les plus vieux devraient avoir des taux d’épargne faibles (baisse du stock de patrimoine par la consommation des retraités). Il est toutefois vrai que le taux d’épargne des ménages pendant la période d’accumulation est fortement influencé par l’espérance de vie et l’âge de la retraite. Plus l’espérance de vie et l’incertitude entourant l’avenir des pensions de retraite augmentent, plus les ménages ont de raisons d’épargner pour leurs vieux jours, ce qui peut entraîner une hausse de l’épargne venant compenser le fait qu’il y ait plus de consommateurs que d’épargnants.

Si l’on s’appuie sur le cycle de vie décrit ci-dessus, le taux d’épargne global devrait être fortement influencé par la taille relative des différentes tranches d’âge. Toutes choses égales par ailleurs, plus la proportion des plus de 65 ans (c’est-à-dire ceux qui épargnent peu) augmente, plus la tendance du taux d’épargne des ménages devrait être orientée à la baisse. À l’inverse, lorsque la tranche 45-64 ans (celle qui épargne le plus) est très importante, une part non négligeable des revenus des ménages devrait être absorbée par l’épargne.

– Des comportements d’épargne des ménages hétérogènes

Au Japon, la tranche d’âge qui épargne le plus (les 45- 64 ans) représentait 28,3 % de la population en 2000, point haut à partir duquel elle a amorcé une baisse notable, pour tomber à 25,7 % en 2015. Cette même année, ce pourcentage était inférieur de 5,1 points à celui de l’Allemagne, de 3,3 points à celui de l’Italie et de 0,6 point à celui des États-Unis. En toute logique, ces chiffres devraient être synonymes d’un taux d’épargne des ménages nettement plus bas au Japon qu’en Allemagne et en Italie, ce que, de fait, nous observons. La baisse rapide de la part des 45-64 ans au Japon depuis 2000 et la forte montée en puissance des plus de 65 ans, peu enclins à épargner, doivent expliquer une bonne partie de la baisse du taux d’épargne des ménages nippons depuis les années 1990. L’archipel vieillissant, le taux d’épargne de ses ménages s’est effondré, comme le prédit la théorie du cycle de vie.

De même, en Italie, le taux d’épargne des ménages s’est inscrit en forte baisse dans le sillage de l’augmentation de la proportion des plus de 65 ans dans la population. Pourtant, la classe des 45-64 ans, très prompte à épargner, a continué d’augmenter dans la péninsule. Inversement, en Allemagne, le taux d’épargne des ménages est resté globalement constant sur les deux dernières décennies même si le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus a augmenté substantiellement. Cependant, la progression de la proportion des 45-64 ans outre-Rhin (elle atteint aujourd’hui un point haut historique de 30,8 %) a dû soutenir le taux d’épargne.

Au final, dans le cas du Japon et de l’Italie, la théorie du cycle de vie de l’épargne s’est révélée tout à fait pertinente. Mais, dans celui de l’Allemagne, où le taux d’épargne des ménages a peu évolué depuis le début des années 1990, théorie et pratique ne semblent pas coïncider. Il parait donc nécessaire de recourir à d’autres motifs d’épargne pour pouvoir expliquer le comportement des Allemands en la matière. Une raison pour laquelle la désépargne des retraités est moins importante que ne le prédit la théorie du cycle de vie peut avoir trait à une volonté de transmission intergénérationnelle du patrimoine. Une autre raison peut être que les individus consacrent plus d’argent à la prévoyance privée, car ils vivront plus longtemps (et seront donc plus longtemps à la retraite) et que les incertitudes qui entourent l’avenir des systèmes de pensions les incitent à rester plus longtemps en activité, donc à épargner plus, au cours d’une carrière professionnelle plus longue.

De manière plus générale, la volonté de bâtir et de conserver une épargne de précaution afin de faire face aux aléas de la vie (perte de revenus, problème de santé, etc.) affecte probablement les comportements d’épargne des ménages au cours de leur vie. Et, bien sûr, ils épargnent aussi pour des raisons indépendantes de la démographie. Ces dernières sont multiples: ampleur des inégalités de revenus (et/ou part revenant aux plus aisés), capacité à emprunter (notamment pour acheter un logement), niveau de la fiscalité directe et prise en charge par les systèmes de retraite, d’assurance maladie et de sécurité sociale notamment. Par exemple, toute baisse du niveau des pensions de retraite futures aura tendance à accroître le besoin d’épargne en prévision de la retraite.

– Excès de l’épargne sur l’investissement

Les ménages ne sont toutefois qu’une composante de l’économie d’un pays, qui compte également des entreprises et l’État. Au niveau national, la correspondance entre évolution observée et comportements d’épargne/désépargne décrits par la théorie du cycle de vie n’a rien d’évident. Aujourd’hui, les trois pays les plus âgés du monde sont créanciers nets du reste du monde (ce qui signifie que leur épargne nationale dépasse leur investissement national), tandis que les États-Unis sont emprunteurs nets. La balance courante de l’Allemagne (ou la capacité de financement du pays vis-à-vis du reste du monde) exprimée en pourcentage du PIB annuel n’a cessé d’augmenter depuis 2000, atteignant le niveau historique de 9,2 % de la richesse nationale l’an passé (un record mondial). Un excédent de cette ampleur est inhabituel, tant du point de vue international qu’au niveau allemand, même si le pays est traditionnellement excédentaire, exception faite des années1990. Au Japon, la balance courante est nettement positive depuis les années 1980, tandis qu’en Italie, elle a atteint l’équilibre en 2013 et affiche, depuis lors, un excédent croissant.

Ces excédents courants semblent, à première vue, en contradiction avec la théorie du cycle de vie de l’épargne, selon laquelle les pays vieillissants sont plus susceptibles d’afficher des déficits courants, les ménages âgés ayant tendance à désépargner12. Mais, ce qui manque souvent à la théorie du cycle de vie, c’est un débat sur l’impact du facteur démographique sur l’investissement, dont une grosse proportion émane des entreprises.

– Progression de l’épargne des entreprises

La balance courante peut être ventilée entre épargne nette (surcroît d’épargne par rapport à l’investissement) des ménages, des entreprises et du secteur public. Et ce qui est frappant, c’est la progression du taux d’épargne des entreprises dans les trois pays super âgés. Au Japon, le taux d’épargne des entreprises a atteint des niveaux inédits parmi les pays développés.

En Allemagne, ce sont les ménages qui continuent d’afficher l’excédent d’épargne le plus élevé, car ils ont réduit leurs investissements tout en conservant un taux d’épargne quasi constant. Mais une part non négligeable de l’augmentation de l’épargne nette intervenue outre-Rhin ces dernières années a émané des entreprises non financières. Celles-ci étaient devenues créancières nettes du reste de l’économie avant la crise financière. Et depuis, leur épargne nette (bénéfices nets moins dividendes) est montée en puissance. De son côté, l’État a réduit son déficit ces dernières années, contribuant ainsi à l’augmentation de l’excédent courant.

Au Japon, la balance courante est restée excédentaire car le repli de l’épargne des ménages a été plus que compensé par une augmentation considérable de l’épargne des entreprises. Les entreprises non financières nippones ont réagi aux excès qui se sont formés pendant la bulle des prix des actifs en passant rapidement du statut d’emprunteuses nettes à celui d’épargnantes nettes. Depuis le début des années 2000, l’excédent financier exceptionnellement élevé des entreprises (8,9 % du PIB en 2010) a représenté la quasi-totalité de l’excédent courant. L’important déficit du secteur public, qui compte comme épargne négative, a partiellement absorbé le colossal excédent d’épargne des entreprises.

En Italie, les entreprises, emprunteuses nettes jusqu’en 2012, sont depuis lors créancières nettes. Le mouvement de désépargne de l’État a ralenti ces dernières années en raison de la consolidation budgétaire, tandis que le solde d’épargne des ménages s’est amélioré par rapport aux points bas historiques du début des années 2010.

En règle générale, on s’attend à ce que les entreprises empruntent aux ménages pour financer l’investissement, dopant ainsi la demande globale et la capacité productive, donc l’offre globale. Mais, étonnamment, dans tous les pays super âgés, les entreprises sont devenues créancières nettes de l’économie. Depuis le début des années 1990, l’excédent financier des entreprises a atteint des niveaux très élevés au Japon et, dans une moindre mesure, en Allemagne, fruit du repli de l’investissement et de la progression de la part relative de l’épargne des entreprises, elle-même une conséquence possible de l’accroissement de la part du revenu national revenant aux entreprises dans le sillage de la modération salariale générale.

– Anémie de l’investissement

Ces dernières décennies, dans la plupart des pays développés, le niveau d’investissement des entreprises a été inférieur au niveau attendu/souhaité. Cela s’explique en partie par les conséquences de la crise financière mondiale, mais peut aussi dénoter une évolution structurelle ou de long terme, la croissance tendancielle de l’investissement ayant ralenti avant même l’explosion de la crise. Plusieurs raisons sont avancées pour ce manque de dynamisme de l’investissement au cours des dernières décennies, et le vieillissement de la population figure en bonne place parmi celles-ci13.

Le vieillissement de la population peut décourager l’investissement pour au moins deux raisons. Premièrement, le fait qu’une population vieillisse ou diminue a de multiples effets secondaires sur la demande, notamment une modification des habitudes de consommation14. Les personnes âgées ont en effet tendance à acheter moins de biens nécessitant un investissement lourd (par exemple des logements) et à dépenser plus en services (soins médicaux et tourisme notamment). De plus, une augmentation modérée ou une diminution de la main-d’œuvre réduit la capacité d’un pays à croître, faisant généralement craindre une dégradation future des résultats des entreprises qui risque d’inciter les ménages soucieux de leur avenir à consommer moins et à épargner plus dès aujourd’hui15. Et moins les ménages consomment, moins les entreprises vendent, donc moins elles investissent. Cette situation peut inciter les habitants d’un pays à investir à l’étranger pour profiter du faible coût de la main-d’œuvre et des meilleures perspectives de croissance, mais aussi pour engranger un rendement supérieur à celui qui est envisageable dans leur pays16.

Deuxièmement, les entreprises ont besoin d’un stock de capital donné (matériel, structures, terrains) par travailleur, ce qui signifie qu’un ralentissement de la croissance démographique se traduit par un recul de la demande en logements, bureaux et biens d’équipement neufs. Une croissance lente ou une diminution de la main-d’œuvre est synonyme de moindre demande en nouveaux investissements, un problème soulevé par Alvin Hansen à la fin des années 1930. Selon Hansen, la baisse du taux de natalité aux États-Unis comptait parmi les principales causes du déficit d’investissement (donc du manque de demande globale) caractéristique de la Grande Dépression17. Pour lui, un ralentissement de la croissance démographique implique une baisse durable de la demande en investissement, ce qui peut créer une surabondance chronique d’épargne qui risque de plonger l’économie dans un marasme semi-permanent (une « stagnation séculaire » telle qu’il l’a qualifiée en 1938 dans un discours devant l’American Economic Association). Certains auteurs, dont Larry Summers18 et Paul Krugman, estiment que le vieillissement de la population fait partie des principales causes des périodes prolongées de croissance molle subies par les économies avancées au cours de la dernière décennie.

L’histoire récente du Japon tend à conforter la thèse pessimiste du vieillissement de la population: l’économie nippone est entrée dans une période de stagnation au moment même où sa main-d’œuvre commençait à décliner, et le pays s’est alors enfoncé dans la déflation. Élément frappant: sur les trois dernières décennies (exception faite d’une brève période entre la fin des années 1980 et le début des années 1990), le Japon a affiché un très fort surcroît d’épargne privée (somme de l’épargne des entreprises et des ménages) par rapport à l’investissement privé (somme de l’investissement de ces deux groupes).

En 2010, ce surcroît atteignait le chiffre époustouflant de 12,4 % du PIB ; il a reculé depuis lors, mais reste toutefois considérable (7,5 % du PIB en 2015). De même, un surcroît apparemment structurel d’épargne privée par rapport à l’investissement est apparu en Allemagne, où ce ratio ressortait à 6,7 % du PIB en 2015. Cet excès chronique d’épargne par rapport à l’investissement a de multiples répercussions, non seulement sur la croissance de l’offre potentielle (puisqu’il traduit une anémie de l’investissement), mais aussi sur la vigueur de la demande globale.

Si le vieillissement de la population se traduit effectivement par une propension croissante à l’épargne et/ou une propension décroissante à l’investissement susceptibles d’entraîner une baisse du taux d’investissement plus forte que la baisse du taux d’épargne, alors un contexte économique caractérisé par un excédent durable d’épargne désirée par rapport à l’investissement désiré tel que décrit par l’hypothèse de la stagnation séculaire a toute chance d’émerger. Et, comme le soulignait Hansen, une offre durablement excédentaire d’épargne entraîne un déficit chronique de demande globale qui réduit croissance et inflation.

Au final, l’expérience des trois pays les plus âgés ne semble pas (du moins pour le moment) corroborer la thèse d’une relation positive entre vieillissement de la population et inflation. De fait, les pays qui ont vieilli le plus vite ont, au cours des dernières décennies, enregistré un tassement de l’inflation. A noter que le Japon, l’Allemagne et l’Italie ont jusqu’à présent vieilli dans un contexte où les tendances démographiques mondiales n’étaient pas synchronisées. Que se passera-t-il lorsque le vieillissement ou l’hyper- vieillissement de la population ne sera plus seulement un phénomène national, mais bien une situation mondiale, étant donné le caractère général de la transition démographique ? Il est difficile d’apporter une réponse tranchée à cette question, car de nombreuses forces aux effets potentiellement neutralisants sont en jeu.

NOTES

  1. Lorsqu’une population compte plus de20% de personnes âgées de 65 ans et plus, les Nations Unies la décrivent comme « super âgée ». Une population «âgée» compte plus de 14% de personnes âgées et une population « vieillissante », plus de 7 %. Exemple parfait de cette tendance, le Japon est devenu un pays « vieillissant » en 1970, soit 43 ans après l’Italie (qui s’était vu attribuer ce qualificatif en 1927), puis un pays « âgé » en 1994 (contre 1972 pour l’Allemagne et 1988 pour l’Italie). Mais c’est ce même Japon qui a été le premier à entrer dans la catégorie « super âgé », en 2006. Il lui aura donc fallu seulement 36 ans pour passer de la catégorie « pays vieillissant » à « pays super âgé », alors que l’Allemagne a mis 40 ans pour passer de « vieillissante » à « âgée », puis 40 ans de plus pour devenir « super âgée ».

  2. Voir Charles Goodhart, Manoj Pradhan et Pratyancha Pardeshi (2015), « Could Demographics Reverse Three Multi-Decade Trends », Global Issues, Morgan Stanley, 15 septembre ; Mikael Juselius et Elöd Takáts (2015), « Can demography affect inflation and monetary policy? », BIS Working Papers, N°485, février.
  3. Voir Marie-Hélène Duprat (2016), « Vieillissement de la population : risque inflationniste ou déflationniste ?», EcoNote n°35, Société Générale, novembre.
  4. Op. cit.
  5. Les employeurs allemands sont nombreux à déplorer le manque de main- d’œuvre qualifiée, entre autres d’ouvriers qualifiés. Ce problème s’explique notamment par le fait que, corollaire de la dévalorisation de la formation professionnelle, les étudiants choisissent de plus en plus souvent des formations universitaires, dont le niveau d’abandon est élevé (un tiers des étudiants de premier cycle quittent l’université sans diplôme).
  6. Jusqu’à présent, aucune méthodologie claire n’existe en Allemagne pour savoir s’il existe véritablement un déficit de main-d’œuvre qualifiée.
  7. Voir notamment OCDE (2015), « The Labour Share in G20 Economies », rapport préparé pour le groupe de travail du G20 sur l’emploi, Antalya, Turquie, 26-27 février.
  8. Voir S. Bentolila et G. Saint-Paul (2003), « Explaining movements in the Labor Share », Contributions to Macroeconomics, vol. 3, n°1, article 9.
  9. Le déclin historique de l’adhésion syndicale dans de nombreux pays avancés s’explique par une multitude de facteurs: évolution de la composition démographique, sectorielle et professionnelle de la main- d’œuvre (où les postes et les secteurs traditionnellement très syndiqués sont désormais moins représentés), offensive anti-syndicat des dirigeants du secteur privé, soutien insuffisant du système judiciaire et/ou système de valeurs qui exacerbe l’individualisme et la concurrence.
  10. Voir notamment R.C. Feenstra (2004), « Advanced International Trade, Theory and Evidence », Princeton University Press, Princeton et Oxford ; R.C. Feenstra (2007), « Globalization and Its Impact on Labour » Global Economy Lecture, Vienna Institute for International Economic Studies, disponible sur http://www.econ.ucdavis.edu/faculty/fzfeens/pdf/globalization.pdf.
  11. Voir Franco Modigliani et Richard Brumberg (1954), « Utility Analysis and the Consumption Function: An interpretation of Cross-section Data », Post- Keynesian Economics, ed. Kenneth K. Kurihara, 388-436. New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press. Voir également F. Modigliani, et A. Ando (1957), « Test of the Life-cycle Hypothesis of Savings », Bulletin of the Oxford University Institute of Economics and Statistics 19, pp. 99-124. Voir Franco Modigliani (1970), « The Life-Cycle Hypothesis and Inter-country Differences in the Saving Ratio », pp. 197-225 dans W. A. Eltis, M. FG. Scott et J. N. Wolfe, « Induction, Growth, and Trade: Essays in Honor of Sir Roy Harrod », (Oxford University Press).
  12. Cela s’explique par le fait que, dans la comptabilité nationale, le solde de la balance courante équivaut au surcroît d’épargne national par rapport à l’investissement national ou au surcroît de production par rapport à la consommation. D’après la théorie du cycle de vie de l’épargne, les pays dont la population est relativement jeune ou âgée sont davantage enclins à consommer plus qu’ils ne produisent, avec à la clé un déficit courant, tandis que, dans les pays dans lesquels les personnes d’âge moyen, principale source d’épargne, sont relativement plus nombreuses, l’excédent courant est plus probable.
  13. Autre raison au ralentissement des investissements : l’existence de biens d’équipement meilleur marché en raison de l’innovation technologique. Aujourd’hui, la majeure partie des investissements porte sur les ordinateurs, les équipements de communication et les logiciels (ce que l’on appelle généralement les investissements informatiques), dont les prix ont baissé beaucoup plus vite que ceux des autres biens, ce qui signifie qu’un investissement réel constant est financé par un investissement nominal plus faible. Il est possible que l’innovation actuelle soit tout simplement moins intensive en capital qu’à l’ère manufacturière. Mais, au-delà des évolutions démographiques et technologiques, l’importance de la dette joue un rôle majeur dans le manque d’investissement. Après avoir accumulé les dettes pendant les années qui ont précédé la crise financière de 2008, une grande partie des pays avancés ont été contraints d’entamer un vaste cycle de désendettement. L’assainissement des bilans étant devenu la priorité absolue des agents très endettés, des pans entiers de l’économie ont cherché à épargner plus et à investir moins.
  14. Voir notamment J. W. Yoon, J. Kim et J. Lee (2014), « Impact of Demographic Changes on Inflation and the Macroeconomy », IMF Working Paper WP/14/210.

  15. Voir également Masaaki Shirakawa (2012), « Demographic Changes and Macroeconomic Performance – Japanese Experiences », introduction de Masaaki Shirakawa lors de l’édition 2012 de la conférence BOJ-IMES organisée par l’institut des études économiques et monétaires de la Banque du Japon, à Tokyo, le 30 mai.
  16. Au Japon notamment, les investissements à l’étranger ont progressé à un rythme de 7 % au milieu des années 1990 et de 12 % au milieu des années2000, avant l’éclatement de la crise financière mondiale, les entreprises nippones se développant en dehors des frontières nationales pour profiter de la main-d’œuvre meilleur marché et de l’augmentation de la demande dans les pays hôtes. Le rythme des investissements japonais à l’étranger s’est accéléré depuis la crise, si bien qu’aujourd’hui, ils représentent 25 % environ de l’investissement manufacturier total.
  17. Voir Alvin Hansen (1939) « Economic progress and declining population growth », American Economic Review, 29(1): 1-15. Il a exposé son point de vue comme suit : « il faut que la technologie progresse plus vite que par le passé si nous voulons disposer d’opportunités d’investissement privé en mesure d’assurer le plein emploi… Je suis de plus en plus convaincu que l’effet combiné du ralentissement de la croissance démographique et de l’absence d’innovation d’importance réelle et d’ampleur suffisante pour absorber de grandes quantités de capitaux constitue une explication tout à fait sérieuse à l’incapacité de la reprise récente à assurer le plein emploi. »
  18. Voir Lawrence H. Summers (2014), « Reflections on the new secular stagnation hypothesis», Secular stagnation: Facts, causes and cures, pages 27-40.