Pourquoi les investisseurs devraient se soucier des « gilets jaunes » ?

par Vincent Mortier, CIO Adjoint Groupe et Responsable Asie ex Japon, Frédéric Rosamond, 
Gérant de portefeuille senior, Actions France, Tristan Perrier, Economiste senior chez Amundi

* Les « gilets jaunes » forment un mouvement de protestation, essentiellement spontané, apparu en France au mois d’octobre, sans affiliation politique déclarée, appelant à une baisse des impôts et à une hausse du niveau des prestations sociales et des services publics.

* Ce mouvement de protestation aura, à notre avis, un impact économique négatif faiblesur la croissance, résultant de deux effets opposés ; d’un côté, une relance budgétaire (avec impact sur le déficit public) et, de l’autre, une dégradation de l’activité économique et de la confiance des investisseurs. Nous venons de réduire notre prévision de croissance du PIB réel de la France de 1,5 % à 1,4 % pour l'année prochaine, tandis que, selon les mesures, le déficit pourrait passer au-dessus de 3 %, avant de diminuer en 2020.

* Nous pensons que la protestation va se calmer, mais sa conséquence est que le gouvernement français devrait limiter son action sur le plan des réformes structurelles en France et devrait se trouver dans une position plus délicate pour mener des réformes au niveau européen.

* Sur le marché actions françaises, l'éventuel renforcement du pouvoir d'achat pourrait soutenir le secteur de la consommation, qui a été le plus touché lors des récentes manifestations.

* Dans une perspective plus large, la France vient d'ajouter aux turbulences politiques qui pèsent déjà sur la confiance des investisseurs dans les actifs européens, et en particulier les actions. La volatilité d'origine politique sera une des caractéristiques de l'année à venir, du moins jusqu'aux élections législatives de mai, mais nous pensons que la récente correction du marché intègre un scénario trop pessimiste et que des poches de valeur s'ouvrent pour les entreprises rentables, qui ne sont pas surendettées et qui se négocient à prix réduit en raison du risque politique.

1. Que sont les « gilets jaunes » ? TP : Les « gilets jaunes » forment un mouvement de protestation, essentiellement spontané, apparu au mois d’octobre, principalement parmi les habitants des petites et moyennes villes, pour protester, à l’origine, contre une hausse prévue des taxes sur l'essence. La présidence Macron a été, dans une large mesure, prise au dépourvu et, le mouvement n'étant orchestré ni par les partis politiques de l'opposition ni par les syndicats, le gouvernement a eu du mal à identifier des partenaires avec lesquels négocier. Les revendications des manifestants se sont progressivement étendues bien au-delà de la question de la taxe sur l'essence (la hausse prévue a de toute façon été annulée par le gouvernement) pour aborder un grand nombre de sujets liés au pouvoir d'achat et aux questions sociales. Au-delà d'exigences souvent confuses et parfois contradictoires, les « gilets jaunes » partagent le sentiment que les habitants des petites et moyennes villes (plus dépendantes de leur voiture que les citadins) sont affectés négativement par la mondialisation et le déclin des services publics. Ils partagent également un dégoût pour les décisions et le style de Macron, vu comme un « président des riches » (une expression souvent entendue), qui adopte cette même mondialisation dont bénéficient principalement les habitants relativement aisés des grandes villes. L'un des paradoxes de ce mouvement est que la plupart des manifestants semblent vouloir à la fois une baisse des impôts et un niveau plus élevé de prestations sociales et de services publics. Les partis politiques de l'opposition ont, dans un premier temps, exprimé une certaine sympathie, mais sont par la suite devenus beaucoup plus prudents lorsque les manifestations se sont accompagnées d'une violence croissante. Les partis marginaux (d'extrême gauche et d'extrême droite) et certains syndicats continuent à manifester leur sympathie, même s'ils ne peuvent être décrits comme faisant partie du mouvement et que les « gilets jaunes » font preuve d’une grande méfiance à l'égard de tous les hommes politiques.

2. Quel est l’impact sur la croissance française ? TP : Les protestations pèseront sur l’activité du quatrième trimestre (notamment parce que les manifestations du samedi pénalisent fortement le commerce de détail, entre autres). 2019 subira les effets opposés d'une relance budgétaire résultant des réductions d'impôts annoncées le 10 décembre (en plus de l'annulation de la hausse de la taxe sur l'essence), mais aussi des dommages causés à la confiance (des investisseurs tant nationaux qu'internationaux) par l'incertitude politique croissante et la forte probabilité que le programme de la présidence Macron, favorable aux entreprises, doive être considérablement édulcoré. Dans l'ensemble, nous anticipons un impact qui sera au moins légèrement négatif pour la croissance de 2019, et avons réduit notre prévision de 1,5 % à 1,4 %.

3. Quelles sont les conséquences financières des concessions d’Emmanuel Macron ? TP : Le gouvernement n'a pas cédé à l'une des principales revendications de certains « gilets jaunes », à savoir le rétablissement de l'impôt sur la fortune sur les actifs financiers (il a été supprimé par Emmanuel Macron l'an dernier, et ne concerne désormais plus que le patrimoine immobilier), qui aurait pu avoir des répercussions pour le secteur financier. Cependant, dans son allocution du 10 décembre, le Président a souligné la nécessité pour les entreprises internationales actives en France et pour les dirigeants d’entreprises françaises de payer des impôts en France, avec des mesures précises qui restent à détailler. Plus généralement, la nécessité pour le gouvernement Macron d'accorder plus d'attention aux petites villes pourrait disperser une partie de l'énergie initialement destinée à affermir le statut de Paris comme place financière d’envergure mondiale. L'incertitude croissante et les doutes sur la dynamique des réformes pourraient également refroidir les leaders financiers internationaux, limitant leur envie d'installer ou de délocaliser leurs activités en France, notamment dans le contexte du Brexit). En fonction des mesures, qui sont encore à annoncer, en compensation de certaines des concessions faites aux « gilets jaunes », le déficit public français pourrait passer nettement au- dessus de 3 % du PIB l'an prochain (il était initialement prévu à 2,8 %, en légère hausse en raison des effets combinés temporaires des régimes visant à réduire les cotisations sociales des entreprises). Cependant, si les concessions en restent là et si la reprise continue, le déficit devrait continuer à baisser en 2020.

4. Quelles sont les conséquences pour l’Europe ? TP : Bien que spécifiques à la France, les « gilets jaunes » s'inscrivent dans la tendance plus générale des mouvements politiques et sociaux qui expriment leur méfiance à l'égard des institutions politiques des économies développées. Les événements en France, qui sont suivis de près à l'étranger, peuvent accroître l'influence de partis marginaux, en France comme à l'étranger, à l'approche des élections parlementaires européennes de mai 2019 (bien que le Parlement européen ait peu de pouvoir, cette élection sera un indicateur important de l'affaiblissement des partis traditionnels). La France, qui avait été épargnée par l'agitation politique depuis 2017 (alors que la situation était tendue en Italie et au Royaume-Uni, avec, dans une moindre mesure, des incertitudes en Allemagne et en Espagne), se trouve désormais dans une situation beaucoup moins confortable et le gouvernement français aura moins de souffle et de légitimité pour faire avancer son projet de renforcement des institutions de la zone euro. En outre, la crédibilité du budget français, qui est un facteur important pour l'Allemagne, subira également quelques dommages. Pourtant, dans un contexte économique toujours positif et avec un gouvernement Macron qui dispose d’une majorité très confortable à l'Assemblée, alors que les partis d'opposition restent très faibles ou divisés, notre scénario central est que la crise peut être désamorcée et nous ne voyons pas la France (ni ses voisins) causer de crise systémique dans la zone euro en 2019.

5. Du point de vue de l'investissement, anticipez-vous un impact des manifestations sur les actions françaises ? Quelles sont les perspectives pour les marchés financiers ? FR : Le commerce de détail est le secteur le plus touché par les protestations. De nombreuses marques commerciales et de luxe ont dû fermer leurs magasins pour le 3e samedi consécutif, juste avant la période de Noël. L’activité des centres commerciaux en France a enregistré une baisse de 17 % le samedi 8 décembre, après une baisse de 14,3 % le 24 novembre et de 12,7 % le 1er décembre. Les concessions autoroutières sont également touchées. Les manifestations ont commencé vers le 17 novembre et devraient avoir un impact négatif sur la circulation au quatrième trimestre. En effet, plusieurs barrières de péage ont été bloquées par les manifestants, certains équipements ont été endommagés (le coût des réparations devrait être couvert par les assurances) et les flux de trafic ont également été ralentis sur certains tronçons. Nous tablons sur un trafic en baisse de 15 % entre le 16 novembre et le 31 décembre, en lien avec les « gilets jaunes ».

Pour l'avenir, l'un des principaux facteurs d'évaluation du marché actions français dans les mois à venir est l'évolution de la confiance des consommateurs. Les mesures annoncées pourraient stimuler le pouvoir d'achat et renforcer notre optimisme à l'égard du consommateur français. Selon nous, avec très probablement plus de 2 % annualisés en 2019, le pouvoir d'achat devrait enregistrer sa plus forte hausse depuis la crise financière. La France réduit les impôts et dépense de l'argent pour faire adopter des réformes favorables à la croissance du côté de l'offre, ce qui pourrait être positif pour le marché. D'un autre côté, le marché remettra de plus en plus en question la capacité d’Emmanuel Macron à légiférer en faveur de la croissance au-delà des réformes déjà réalisées.

La sélection sera donc essentielle pour exploiter cette nouvelle dynamique du marché. Nous croyons qu'il est trop tôt et trop risqué de revenir sur le secteur de la distribution alimentaire, car la confiance des ménages doit d'abord être restaurée. Dans le secteur de la distribution, les investisseurs doivent privilégier les entreprises ayant un modèle économique multicanal et qui ont été le moins touché par les récentes manifestations. D'autres opportunités se présentent dans les valeurs aéronautiques (forte visibilité des résultats et facteurs structurels positifs) et de façon sélective parmi les marques de luxe bénéficiant de l'exposition asiatique (tourisme et dynamisme des ventes locales) ou qui ont mis en place des stratégies de croissance durable ou de croissance externe par le biais de fusions et acquisitions.

6. Quel est l’impact de la situation française sur le plan global pour les investisseurs européens ? VM : Les marchés financiers sont de plus en plus influencés par les thèmes politiques et ceci de façon encore plus marquée cette année. Nous pensons que cette caractéristique perdurera l'an prochain – en particulier jusqu'aux élections parlementaires européennes de mai – alimentant la volatilité, dans un contexte de ralentissement économique mondial et de fin de cycle. L'Europe, en particulier, est confrontée à de nombreuses difficultés politiques. Au Royaume-Uni, le report du vote parlementaire sur le Brexit, annoncé hier, augmente encore le risque de sortie sans accord ou de période d'incertitude prolongée (scénario dont la probabilité est d’un tiers), avec un parcours difficile et des résultats possibles variés (accord différent, annulation du Brexit ou nouveaux risques d'absence d’accord). En Italie, les négociations entre le gouvernement et la Commission européenne sur la loi budgétaire sont toujours en cours et les concessions faites par Emmanuel Macron empêcheront la coalition actuelle d'apporter d'importantes révisions aux chiffres du déficit. En Allemagne, le paysage politique a radicalement changé après les résultats des dernières élections régionales, avec l'émergence de nouvelles forces. Plus récemment, la France a laissé apparaître les blessures non soignées de la grande crise financière en termes d'accroissement des inégalités et du sentiment de précarité. Les actifs risqués européens, et les actions en particulier, supportent le poids de ce risque politique, avec des primes de risque plus élevées. Les valorisations des actions sont devenues très attrayantes après la récente correction survenue sans qu'il y ait de récession économique. La dislocation des prix que nous avons pu constater cette année ouvrira, selon nous, des opportunités pour les investisseurs l'année prochaine si le risque géopolitique se stabilise, le marché ayant déjà intégré un scénario très négatif. La sélection d'entreprises aux valorisations attrayantes et une bonne croissance des bénéfices par action pourraient récompenser les investisseurs à la recherche de sources de rendement, après une année pauvre en performances.