Prudence tactique…

par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM

Les grands indices actions ont gagné près de 10 % depuis leurs plus bas niveaux de mars, ce qui paraît logique : les résultats des entreprises sont bien orientés dans une économie mondiale en croissance. Mais parallèlement, le contexte est préoccupant à plusieurs égards : troubles politiques et géopolitiques, hausse consécutive du pétrole, tension des taux obligataires américains, fin programmée des politiques monétaires ultra accommodantes, baisse du « momentum » macro-économique… Dans ces conditions, nous pensons qu’il est opportun de réduire le risque des portefeuilles et d’alléger les positions en actions.

Le contexte global ne s’est en effet pas simplifié ces derniers temps…

Sur le plan politique et géopolitique, la période est particulière- ment chargée en événements préoccupants. Le dernier en date concerne la zone Euro, et plus particulièrement l’Italie, et il illustre bien l’incapacité de l’Europe à s’organiser et s’entendre face aux enjeux actuels. En Italie, les électeurs ont donc choisi de donner une majorité assez nette à
des partis anti-européens, ce qui constitue
une première dans l’un des pays fondateurs
de l’Union. Le programme présenté par les
gagnants du scrutin ne prévoit pas de sortie
 de l’Euro, mais le programme de gouvernement compte s’affranchir des règles budgétaires élémentaires en augmentant les dépenses publiques au-delà des 3 % de déficit budgétaire alors que la dette se situe déjà à près de 130 % du PIB, contre un maximum de 60 % prévu dans le traité de Maastricht.

Dans ces conditions, la question de la viabilité et de la pérennité de l’Euro se pose à nouveau.
Une monnaie commune n’est en effet pas viable à long terme tant qu’il subsiste autant d’écarts dans les équilibres financiers des états membres. Nous sommes en effet loin de la convergence souhaitée au départ. Dans la zone Euro, l’endettement des états est de 85 % du PIB de la zone, ce qui est bien au-delà des limites fixées par le traité d’union monétaire.

Il y a de surcroît beaucoup d’écarts entre les pays, avec schématiquement une Europe du Nord plutôt vertueuse qui revient « dans les clous » après les dépassement liés à la crise de 2008 (au premier rang figure l’Allemagne, en excédent budgétaire ces dernières années et dont la dette va passer prochainement sous le seuil de 60 % du PIB) et une Europe « latine » plus laxiste (dont la France qui a été l’un des derniers pays à passer sous le seuil de 3 % de déficit budgétaire et dont la dette avoisine 100 % du PIB). Or, une Europe plus unie semble aujourd’hui indispensable face aux enjeux mondiaux du moment, notamment en matière de défense des intérêts commerciaux. Nous l’avons vu avec l’agressivité américaine récente, l’Union Européenne n’est pas unie dans ses réponses. Une poursuite de l’intégration européenne est nécessaire à terme à la pérennité de l’Euro. Mais il n’y a actuellement pas de leadership dans la zone, si ce n’est celui tenté par la France, mais qui n’est pas crédible, car c’est comme si la cigale donnait des conseils à la fourmi !

Jusqu’à présent, la zone Euro tient grâce à la BCE et à l’habileté/ pragmatisme de son Président Mario Draghi. C’est la raison pour laquelle le « spread » de taux 10 ans Italie/Allemagne ne s’est écarté que de 60 pb. Son mandat prend fin à l’automne 2019 et la question de sa succession sera essentielle. Cette thématique devrait animer les marchés vers la fin de cette année. Un successeur potentiel trop orthodoxe et moins pragmatique pourrait provoquer des tensions. à plus long terme, les tendances populistes récentes observées sont préoccupantes et elles risquent de s’accentuer. Cette philosophie du « repli sur soi » et du protectionnisme ambiant viendrait ainsi en contradiction avec les tendances d’ouverture et de mondialisation de ces 20 dernières années qui ont favorisé les échanges commerciaux et la croissance, ce qui au final a permis à plusieurs centaines de millions d’individus de sortir de la pauvreté et dans l’ensemble, plutôt dans un monde en paix.

La situation italienne pose aussi à nouveau la question de la solvabilité des états et du problème global des niveaux de dette dans le monde, qui n’ont pas vraiment baissé depuis la crise de 2008 : d’après la Banque des Règlements Internationaux, la dette totale privée et publique non financière atteint près de 245 % du PIB mondial, contre 210 % avant la crise financière. La dette américaine est en nette augmentation après les mesures fiscales et le programme d’investissement en infrastructures décidée par le gouvernement américain : le déficit budgétaire atteindra près de 5 % cette année et la dette atteindra près de 100 % du PIB. Les partis au pouvoir en Italie proposent ainsi tout simplement d’annuler la partie de dettes souveraines italiennes détenues par la BCE, ce qui ne peut être accepté.

Par ailleurs, le contexte de « guerre commerciale » latent se poursuit et devient pesant car les revirements américains sont nombreux. Nous pensons toujours que l’agressivité américaine est une posture et un préalable pour négocier. Un conflit de grande ampleur devrait être évité à ce stade, personne n’ayant intérêt à se voir fermer les portes du marché américain, de loin le plus important. Mais si les choses se passent mal, rappelons que les conséquences seraient très négatives et c’est ce scénario qui peut peser sur les marchés : selon des calculs du FMI, une augmentation des droits de douane américains de 10,00 %, associée à une surtaxe sur les exportations américaines appliquée par les partenaires commerciaux américains, entraînerait une baisse de 1,00 % du commerce international, soit une baisse de 0,50 % du PIB mondial. Dans ces conditions, l’inflation augmenterait, ce qui se répercuterait négativement sur les comptes des entreprises. Selon diverses estimations élaborées par d’autres économistes, l’impact pourrait aller de 0,25 % de perte de PIB mondial en cas de guerre commerciale légère à plus de 2,00 % en cas de guerre « dure ».

Toujours sur ce thème géopolitique, l’embargo américain maintenu sur l’Iran et l’arrêt de la production au Venezuela ont provoqué une brusque hausse des cours du pétrole qui a progressé de près de 10 dollars le baril en quelques semaines, atteignant ainsi plus de 70 dollars. La majorité des récessions surviennent après des hausses du pétrole. C’était notamment le cas en 2008, année pendant laquelle le baril avait atteint plus de 150 dollars. La sévère récession qui avait suivi n’était donc pas uniquement liée à la crise financière. Les niveaux atteints aujourd’hui ne sont pour l’instant pas vraiment inquiétants, mais il convient de surveiller cette évolution qui peut en revanche avoir des effets sur les taux d’inflation publiés.

Le ralentissement du « momentum » macroéconomique se confirme et les taux de croissance publiés sont en retrait par rapport au dernier trimestre, exceptionnel, de 2017. Mais il n’y a rien d’alarmant à ce stade. Les hypothèses d’une croissance mondiale à 3,9 % pour cette année et l’année prochaine restent le scénario central. Nous notons en effet une stabilisation de l’indice PMI manufacturier mondial après 3 mois de baisse, et il se situe à 53,5 – au-dessus du seuil de 50,0 qui caractérise une phase d’expansion. Les indicateurs de consommation et d’investissement des entreprises restent globalement assez bien orientés. 2018 devrait donc logiquement être une année de croissance stable et assez bien diffusée internationalement, avec + 2,8 % attendu aux Etats-Unis, + 2,3 % en zone Euro et 6,5 % en Chine.

L’inflation reste modérée pour l’instant mais commence à accélérer dans les pays développés. Elle se situe en moyenne à 1,9 % au premier trimestre, soit le plus haut niveau depuis le premier trimestre 2012. Elle pourrait continuer à progresser dans les prochains mois en raison de l’effet de base des prix de l’énergie. Aux Etats-Unis, l’indice CPI(1) a progressé de 0,2 % en avril, ce qui porte la hausse à 2,5 % sur 12 mois, même si l’inflation « Core » (hors alimentation et énergie) reste modérée à seulement 2,1 %. Mais certains économistes soulignent que les effets de base, conjugués à des facteurs plus structurels, pourraient exercer des pressions et que l’inflation CPI pourrait dépasser 3,0 % dès cet été, ce qui ne sera pas sans répercussion sur la politique monétaire américaine.

Le temps de la « normalisation » des politiques monétaires est en effet venu, surtout aux Etats-Unis qui sont en avance de cycle. La Reserve Fédérale devra maintenir une bonne communication avec les marchés et ne pas être « behind the curve » à l’heure où la question d’une résurgence de l’inflation se pose. Jusqu’à présent, l’exercice a été a plutôt réussi et Jerome Powell a été clair sur sa stratégie. Les taux des Fed Funds seront relevés tant que la croissance reste forte et que le rythme de création d’emplois se maintient autour de 200 000 par mois sur un trimestre. Le rythme annoncé est de deux hausses supplémentaires de 25 pb cette année, ce qui porterait les Fed Funds dans la fourchette 2,00 %/2,25 %, et de trois hausses de même ampleur l’année prochaine. En fin de compte, le niveau des taux monétaires serait de l’ordre de 3,00 %/3,25 % mi-2020.

En zone Euro, nous n’avons pas modifié nos vues : il n’y aura pas de modification de la politique monétaire à court terme. L’Eonia restera en territoire négatif. Nous anticipons une séquence classique inspirée de celle de la Fed et des indications données par la BCE : dans un premier temps, une remontée du floor de son principal taux directeur, qui passerait de – 0,4 % à – 0,2 % au cours du premier trimestre 2019. Les taux seraient ensuite ramenés en territoire positif durant l’été, avant la passation de pouvoirs de Mario Draghi. Entre-temps, le programme de Quantitative Easing(2) aura pris fin à la fin de l’année et la BCE s’en tiendra à des achats de renouvellement de tombées obligataires uniquement.

Taux d’intérêt : Les obligations américaines à surveiller

Le seuil de 3,00 % de rendement du T-Notes 10 ans US a été franchi assez nettement à la hausse (3,12 % atteint), ce qui détériore la configuration technique et « challenge » sérieusement la tendance baissière de long terme des taux d’intérêt obligataires. Il y a donc clairement un risque technique d’accélération jusqu’à la zone de 3,50 %/4,00 %. Mais ce n’est pas notre scénario privilégié. En effet, il n’est pas certain que ce signal technique déclenche un mouvement violent, pour au moins deux raisons majeures. Premièrement, la fin de ce long cycle de croissance est programmée pour l’année 2020 selon la trajectoire de politique monétaire donnée par la Fed. La courbe des taux américains devrait donc être relativement plate à cette date et les Fed Funds sont annoncés autour de 3,00 %. Un niveau de taux longs entre 3,00 % et 3,50 % semble donc cohérent avec cette hypothèse.

Deuxièmement, le différentiel de rendement entre les obligations américaines et allemandes (référence de la zone Euro) est au plus haut depuis 1988. Les capitaux pourraient de ce fait être à nouveau attirés vers les titres américains, soutenant au passage le dollar. à ce sujet, notre scénario est inchangé : nous nous attendions à une reprise de la monnaie américaine car les positions vendeuses dollar étaient excessives. Nous envisageons une stabilité entre 1,15 et 1,25 : d’un côté, le dollar est soutenu par le niveau de ses taux d’intérêt mais, de l’autre, le niveau élevé des déficits commerciaux et budgétaires (« twin deficits ») constitue une pression baissière.

En zone Euro, nous conservons notre cible de 0,80 %/1,00 % d’ici la fin de l’année pour le Bund 10 ans allemand.
Nous sommes passés neutres depuis le mois de mars sur les obligations « High Yield » européennes et passerions plus nettement positifs si les rendements se tendaient de l’ordre de 50 pb supplémentaires. Les obligations indexées contre l’inflation (couvertes du risque de sensibilité) que nous privilégions depuis quelques mois ont prouvé leur attrait dans un portefeuille obligataire ces dernières semaines.

Les obligations émergentes ont été pénalisées par la hausse du dollar qui a pesé sur les devises locales. Certaines monnaies se sont fortement repliées contre le dollar (- 30 % sur la Lire turque, – 10 % sur le Réal brésilien ou le Rouble russe…). Il y a également beaucoup de flux sortants de cette classe d’actifs, dette émise en devises fortes comme en monnaies locales) si bien que les niveaux actuels nous semblent attractifs sur les deux catégories, avec des rendements de l’ordre de respectivement 6,5 % et 8,0 %.

Actions : il nous semble temps de réduire les positions

Les principaux marchés d’actions ont regagné près de 10 % en un peu plus d’un mois et ont pratiquement effacé leurs pertes de février/mars. Les niveaux atteints sont désormais proches des cibles que nous avions identifiées en début d’année, particulière- ment sur les actions européennes. Une pause/consolidation est désormais probable, surtout dans le contexte de remontée des risques que nous avons évoqué. Mais nous n’envisageons pas de grand marché baissier à ce stade car les fondamentaux économiques et la dynamique des résultats des entreprises restent solides.

Aux États-Unis en effet, les estimations de bénéfice ont été à nouveau révisées à la hausse et le consensus s’attend désormais à des progressions comprises entre +15% et +20% selon les analystes. De ce fait, le PER(3) 2018 de l’indice S&P 500 se situe toujours autour de 17, ce qui est certes au-dessus de la moyenne de long terme autour de 15, mais sans plus. Le « rendement implicite » du marché reste également attractif : avec près de 2 % de rendement des dividendes et de l’ordre de l’équivalent de 3 % de la capitalisation boursière du S&P 500 qui sera consacré aux rachats d’actions (une des conséquences de la baisse des impôts sur les entreprises), nous arrivons à un « rende- ment » de près de 5 %, ce qui constitue un facteur de soutien non négligeable.

Dans ces conditions, nous conservons l’hypothèse d’une stabilité des actions américaines dans leur ensemble, la progression des bénéfices permettra à la valorisation du marché de baisser vers sa moyenne de long terme.

En Europe, les valorisations nous semblent également loin d’être excessives : PER de près de 14 pour les actions de la zone Euro, rendement des dividendes à plus de 3 %… Et avec une saison des résultats qui est plutôt bonne jusqu’à présent : les chiffres d’affaires sont bien orientés, les résultats opérationnels conformes ou au-dessus des attentes en majorité. Nous privilégions les secteurs plutôt « value » de l’énergie, de l’industrie et des banques.

Parmi les actions émergentes, nous avons une vue positive sur les actions chinoises, surtout sur les secteurs de la consommation, de la technologie et de l’environnement. Les actions chinoises présentent des valorisations très convenables au regard de leur potentiel de croissance et celles qui sont cotées en Chine vont bientôt entrer dans la composition de l’indice MSCI émergent, à hauteur de moins de 1 % dans un premier temps mais avec une perspective d’aller jusqu’à près de 20 % à terme.

Notre scénario central

Il y a toujours plusieurs manières de « voir les choses ». La vue positive consiste simple- ment à constater que les fonda- mentaux des marchés sont très puissants pour résister à la multiplication des facteurs de risques qui se manifestent actuellement. Ce « Bull Market » très long n’est donc pas fini !

La vue plus prudente consiste justement à tirer parti de cette insensibilité aux risques pour adopter des stratégies d’investissement plus prudentes. C’est la vue que nous choisissons cette fois-ci et modifions notre appréciation de « positif » à « neutre » sur les actions. Le rythme de progression des marchés observé depuis quelques semaines apparaît en effet intenable. Nous serons en mesure de réinvestir plus sereine- ment durant des phases de correction éventuelles.

NOTES

  1. CPI : Consumer Price Index, indice des prix à la consommation
  2. Quantitative Easing : rachats massifs de titres de dettes par une Banque Centrale
  3. PER : Price Earning Ratio. Indicateur d’analyse boursière : capitalisation boursière divisée par le résultat net.