Quotidiens : la révolution ou la mort

La situation est tellement grave que le président de la République lui-même s’est emparé de la question.

La situation est tellement grave que le président de la République lui-même s’est emparé de la question. Nicolas Sarkozy a décidé de réunir cette semaine des Etats généraux des médias pour trouver des solutions aux problèmes économiques de la presse. « La démocratie ne peut fonctionner avec une presse qui serait en permanence au bord du précipice économique », a-t-il expliqué sur RTL le 27 mai. Il a évoqué une série de sujets comme la distribution, en souhaitant le développement du portage à domicile et un accroissement du nombre de points de vente, et a insisté sur « le problème capitalistique » des journaux français. Enfin, le chef de l’Etat a souligné que l’Internet posait un problème « considérable » en résumant ce problème en une question : « comment voulez-vous que les gens achètent leurs journaux en kiosque s’il est gratuit sur Internet ». Dans la foulée, il a annoncé des mesures – allongement des plages publicitaires et autorisation d’une deuxième coupure dans les films pour les chaînes de télévision privées – qui risquent d’accélérer encore le transfert des recettes publicitaires de la presse écrite vers l’audiovisuel.

Laissons donc de côté l’aspect politique du dossier pour examiner les seuls éléments économiques. En France, à l’exception du quotidien économique Les Echos, tous les journaux nationaux sont en déficit plus ou moins chronique. Pour essayer de retrouver l’équilibre financier, Le Monde a lancé cet été une plan de réduction de ses effectifs (129 postes sur 584) après Le Figaro (75 postes sur 600) et Libération (81 postes sur 348 en 2006). 

Malgré de nombreuses crises dans le passé, les propriétaires des quotidiens nationaux se sont contentés jusqu’ici de réduire un peu les coûts et d’augmenter le prix de vente, de sorte qu’un quotidien français est aujourd’hui l’un des plus chers d’Europe. A titre d’exemple, quand Le Monde coûte 1,30 euro l’exemplaire et Le Figaro 1,20 euro, le Times de Londres n’en est qu’à 70 pence, soit 0,93 euro au cours actuel qui tient compte d’une chute récente de la livre sterling contre l’euro, et le Telegraph à 80 pence (1,06 euro). Cette différence de prix est-elle justifiée ? Les coûts de fabrication et de distribution des journaux sont beaucoup plus élevés en France qu’en Grande-Bretagne et le monopole des ouvriers du Livre freine, de l’avis de plusieurs experts, l’adoption de technologies pouvant réformer en profondeur les process.

Du fait d’un prix plus élevé, les quotidiens français affichent des diffusions moindres : 327.500 pour Le Figaro et 316.851 pour Le Monde selon les chiffres 2007 de l’OJD. Les chiffres sont de 878.000 exemplaires pour le Telegraph et 588.000 pour le Times, selon les données de l’Audit Bureau of Circulations. Surtout, la tendance est clairement défavorable. Dans une enquête publiée le 9 mai, Le Monde montrait l’évolution de sa diffusion et de celle de ses principaux concurrents français entre 1988 et 2007 : entre ces deux dates, le quotidien du soir a vu sa diffusion tomber de 387.400 à 316.851, Le Figaro de 422.200 à 327.500 et Libération de 195.400 à 132.356. Aux Etats-Unis, sur une période plus courte, entre 2005 et 2007, l’érosion a été plus faible pour le New York Times (de 1.136.800 à 1.077.000) et pour le Washington Post (de 752.100 à 673.180) tandis que USA Today, seul vrai quotidien national généraliste américain, a vu sa diffusion progresser (de 2.270.800 à 2.284.000). 

Le déclin est général dans les pays occidentaux mais il est moins fort aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Pour évoquer la bonne diffusion de la presse écrite quotidienne dans les pays anglo-saxons, on évoque souvent l’histoire et la culture. Les peuples concernés seraient plus intéressés par les quotidiens que les peuples latins. C’est oublier un peu vite que la France comptait plusieurs quotidiens à grand tirage jusqu’aux années 1960. Un titre comme France-Soir affichait ainsi plus d’un million d’exemplaires par jour avant de décliner inexorablement. Il en est aujourd’hui à un peu plus de 30.000. Quant aux autres pays latins, c’est oublier aussi que des journaux comme El Pais et El Mundo en Espagne ou La Repubblica, le Corriere della Sera et La Stampa se portent plutôt bien, en utilisant pour certains d’entre eux – il faut le reconnaître – de nouvelles approches commerciales comme la vente de livres, les fameux “plus produit”. Que s’est-il donc passé pour que les quotidiens français s’effondrent de la sorte ? Il y a des problèmes structurels comme la fabrication et la distribution. Il y a l’apparition des journaux gratuits comme Metro ou 20 Minutes mais il semblerait que ces nouveaux supports lancés avant tout pour capter des recettes publicitaires aient attiré un nouveau lectorat. Il doit donc y avoir autre chose. Les quotidiens français ont tardé à s’adapter. Longtemps très politisés, ils ont décidé dans les années 1980 d’adopter un modèle privilégiant des articles courts au motif que cela permettrait de lutter face à la télévision. Ce faisant, ils ont opté pour des articles factuels résumant ce qui s’est passé la veille. Ils sont restés dans une logique institutionnelle, adoptant l’agenda fixé par les institutions que sont les gouvernements, les partis politiques, les syndicats ou les associations. Ce choix s’est révélé catastrophique quand l’Internet grand public est apparu au milieu des années 1990 car on avait l’information en temps réel. Comme disait une publicité d’un équipementier de télécommunications à l’époque : pourquoi attendre le lendemain pour avoir les informations de la veille ? Certains ont réussi à s’en sortir. Le Parisien s’est transformé en quotidien régional de l’Ile de France et a renouvelé sa couverture de la vie politique. Avec succès. Les Echos a joué la carte de l’expertise dans le domaine de l’économie. Avec succès là aussi.

Mais, d’une manière générale, la situation demeure critique pour le secteur. Et on ne voit pas comment les quotidiens nationaux peuvent espérer reconquérir des lecteurs et des annonceurs sans une remise en cause profonde de leur fonctionnement. Face à l’émergence de l’Internet, le quotidien financier américain The Wall Street Journal a décidé d’alléger sa pagination en cantonnant au Web les informations factuelles. De fait, le journal se targue de proposer chaque jour à ses lecteurs un contenu à 70% non institutionnel. Cela signifie que les journalistes doivent chaque jour des sujets originaux. Les patrons de presse interrogés estiment que cela coûte de l’argent. C’est vrai que le Wall Street Journal écoule quasiment deux millions d’exemplaires chaque jour, ce qui lui donne des moyens. Toutefois, même avec des moyens moindres, n’est-ce pas la voie à suivre ? Après tout, le coût marginal est-il si grand entre envoyer un journaliste suivre la conférence de presse d’un ministre à Paris et envoyer un journaliste enquêter dans une cité de la banlieue parisienne ? C’est avant tout une question culturelle. A l’heure où l’on dénonce le “story telling” de la part des dirigeants politiques, ne peut-on pas justement sortir de cette approche ? Il semble qu’un blocage culturel soit aussi présent quand on aborde la question de l’Internet. Les journaux français ont créé des sites Internet qui séduisent les visiteurs. Mais ils en sont restés à la première brique de l’édifice. Car l’Internet n’est pas seulement une vitrine où l’on pourrait juste présenter une production obtenue grâce aux moyens traditionnels. L’Internet remet en cause dans la plupart des secteurs la façon même de produire. C’est particulièrement vrai dans les médias. Avec l’Internet, la durée de vie d’une exclusivité ne dépasse pas quelques minutes. Les journaux se doivent donc de fournir les informations en temps réel afin de ne pas être marginalisés par des agrégateurs comme Google ou Yahoo, qui se contentent de diffuser les nouvelles fournies par les différents médias, en particulier les agences de presse. Les grands quotidiens américains offrent moins d’informations factuelles dans leur édition imprimée – les proposant sur le Web et sous forme de newsletters – et développent les reportages, les enquêtes et les analyses. Se contenter de diffuser ses articles sans une stratégie globale est le plus sûr moyen de perdre sur tous les tableaux. Les journaux existant depuis plusieurs décennies ont un actif extraordinaire qui est la marque. Or, les journaux français répugnent à utiliser cette marque. Un titre peut servir pour un site Internet généraliste mais son propriétaire doit capitaliser sur cette marque pour développer de nouveaux produits, en multipliant par exemple les sites.

Par exemple, un quotidien généraliste peut très bien ouvrir un site de sports ou un site féminin en capitalisant sur la marque du navire amiral. Cette marque apporte la crédibilité auprès des internautes et auprès des annonceurs. Après avoir multiplié les créations de sites, le quotidien peut développer un portail regroupant ses activités internes et faisant appel à des partenaires. Aux Etats-Unis, le New York Times propose son contenu gratuitement sur le Web et aussi de multiples autres services, comme les outils pour les petites et moyennes entreprises, souvent en partenariat. En clair, une entreprise de presse ne peut plus se contenter de “vendre” uniquement des informations. Elle doit proposer des services qui facilitent la vie de ses lecteurs. Ceux-ci ne veulent pas seulement lire des enquêtes sur la politique internationale ou des analyses sur les décisions gouvernementales. Ils réclament des outils leur permettant de mieux gérer leurs finances personnelles, de préparer leurs vacances, etc.

Et ils sont prêts à faire confiance à un media établi pour avoir ce genre de services. Car, ce media apporte une crédibilité que d’autres n’ont pas. C’est un atout inestimable. Sur cette base, le media peut créer des communautés de lecteurs-internautes. Offrir des services ne signifie pas que l’on abandonne le “vrai” journalisme. On peut même penser que le développement de services en ligne apportera des ressources permettant aux quotidiens d’investir dans la rédaction. C’est un changement radical de paradigme. Mais les quotidiens aujourd’hui ont le choix entre une révolution qui peut leur permettre de se repositionner au centre de la vie publique ou mourir.