Taux longs : changement de régime, changement de niveau… ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

Nous avons à de nombreuses reprises évoqué les raisons qui ont justifié le fait que l’élection de Donald Trump se soit traduite par une remontée des taux longs: la priorité à la croissance américaine, les perspectives de renversement de la politique budgétaire et fiscale interviennent au moment même où l’inflation va repasser au-dessus de l’objectif de la Fed, redonnant à celle-ci des marges de manœuvre incontestables lui permettant, enfin, de procéder à des hausses de taux d’intérêt.

Tout cela a naturellement provoqué un élargissement des spreads entre États-Unis et Europe, sur l’ensemble de la courbe. Les rendements obligataires européens (souverains et corporates) étaient entrés en territoire négatif en 2016, mais la remontée des taux longs américains a changé en grande partie la donne : si, en septembre, plus de 50 % de l’univers de crédit européen (souverains, quasi-souverains, corporates et financières) livraient encore des taux négatifs, ce pourcentage est tombé, fin d’année, à moins de 25 %.

Si la remontée des taux longs depuis l’élection de D. Trump n’est pas surprenante, elle suscite néanmoins une question cruciale: sommes-nous en train d’assister à un renversement radical de la tendance de fond qui, depuis plusieurs décennies déjà, pousse les rendements obligataires à la baisse, en a-t-on terminé avec des taux anormalement bas, ou s’agit-il « simplement » d’une de ces nombreuses corrections auxquelles nous assistons régulièrement? En clair, est-ce un changement de régime, un changement de niveau, ou une correction à l’intérieur d’une bande de fluctuation basse ?

Quoi qu’il en soit, l’impact de la hausse des taux américains sur les taux longs européens ne doit pas non plus être négligé. L’augmentation des taux à long terme peut provenir de 8 facteurs principaux :

  1. Une reprise significative des perspectives de croissance (effective et/ou potentielle),
  2. Un retour vers des politiques de taux d’intérêt moins accommodantes,
  3. La fin des QE,

  4. Une reprise de l’inflation,
  5. Un renversement des politiques budgétaires et fiscales,
  6. Des questions sur la solvabilité (doutes sur dette publique, hausse des primes de risque…),
  7. Un renversement de positionnement des portefeuilles (signalant la fin des taux bas),
  8. S’agissant des taux européens, une hausse des rendements des obligations américaines et une corrélation élevée avec les taux américains.

Où en sommes-nous actuellement ? Dans le cas des États-Unis, les facteurs 1, 2, 4, 5 et 7 sont indubitablement à l’origine de la remontée des taux. Dans le cas de l’Europe, les trois premiers ne se concrétisent pas (encore) et le quatrième n’est pas encore une préoccupation. Le cinquième prend forme, mais pas en Europe, aux États-Unis seulement… et il aura un impact sur les quatre premiers. Le débat actuel sur les politiques fiscales et fiscales est crucial pour les taux d’intérêt. Le sixième (situation politique notamment) et le septième (portefeuilles positionnés pour des niveaux de taux bas pendant longtemps) doivent être étroitement surveillés. Seul le huitième est actuellement hautement crédible, et avec les facteurs évoqués ci-dessus, il pousse les taux à la hausse.

Au regard de ce qui précède, cinq conclusions s’imposent :

I. Les taux longs américains devraient se maintenir dans une bande de 
fluctuation de 1,5 % — 3 %. 


II. Il ne devrait pas y avoir de changement de régime pour les taux longs du noyau dur — au sens strict — de la zone euro, ainsi que pour les taux japonais. 


III. La contagion en provenance des taux américains sera limitée tant que les anticipations de changement de régime resteront faibles aux États-Unis. 


IV. Seule l’interruption des QE semble susceptible de modifier significativement et durablement le niveau des taux de la zone euro.

V. Enfin, les élections européennes et l’incertitude qu’elles représentent semblent en revanche suffisamment solides pour entraîner un changement de niveau pour les spreads périphériques.

Conclusion

Rappelons pour terminer trois choses :

  • Les marchés obligataires européens sont, en 2016, devenus graduellement plus dysfonctionnels, avec des taux extrêmement bas, en tout cas loin de leur valeur fondamentale habituelle, ce qui représente peut-être le risque majeur. Du fait du QE notamment, le marché obligataire fournit des mesures peu fiables (prix, taux et volatilité), comme un baromètre qui fournirait des mesures inexactes : une liquidité plus faible qu’auparavant, une volatilité artificiellement basse, des niveaux de taux artificiellement bas… et des risques (hausse vs. baisse) totalement asymétriques.
  • Les marchés obligataires européens sont certes dépendants des taux américains, mais ils sont également à la merci de la politique de QE de la BCE. L’abandon du QE se traduirait par une hausse des taux des bunds de l’ordre de 150pb (l’écart actuel entre les taux courants et le taux d’équilibre hors QE) et une remontée des taux de 250 à 350pb dans les pays périphériques, où les taux feraient plus que doubler! Une véritable situation de crise financière…
  • Le regain d’intérêt pour les obligations indexées sur inflation se confirme. La configuration actuelle plaide pour cette classe d’actifs, et ce depuis quelques mois déjà. Voilà une classe d’actifs longtemps négligée, très fortement sous-pondérée dans les portefeuilles internationaux, et à valorisation par conséquent attractive. À cela vient s’ajouter la remontée des prix des matières premières, pétrole en tête, qui a un impact particulièrement prononcé pour les obligations réelles à duration courte. Les obligations indexées sur inflation représentent non seulement un bon outil de protection contre la remontée des indices de prix, mais également un actif attractif en termes de valorisation.