Un épais brouillard

par Frédéric Buzaré, responsable de la Gestion Actions chez Dexia AM

Attendue depuis longtemps, sans surprise, la rechute du marché a finalement commencé à se réaliser. Il semble toutefois que les investisseurs s’inquiètent et éprouvent une impression de confusion. Certaines statistiques et observations sont à l’origine d’une évolution du sentiment du marché. Au coeur de la saison des reportings, nous observons une forte proportion de résultats meilleurs qu’attendus avec un nombre accru de nouvelles faisant état d’une croissance des chiffres d’affaires, particulièrement dans le secteur de la technologie.

Cependant, à la différence du second trimestre, ces bons chiffres ne sont généralement plus récompensés par les marchés. Le scénario concernant les profits des entreprises ne suffit plus pour stimuler le marché. Il ne s’agit pas véritablement d’une surprise. La barre a été relevée par les anticipations élevées des investisseurs. A court terme, il sera difficile de franchir le seuil de 1100 points sur le S&P 500; le rythme de la production industrielle a, pour sa part, atteint un pic. Désormais, le marché cherche partout de nouvelles surprises positives. La consommation aux États-Unis et le dollar sont pour nous des facteurs positifs. Etre baissier sur le dollar est désormais surfait et le marché reste très dubitatif sur la consommation américaine.

Paradoxalement, le comportement des investisseurs est en train de changer, le marché obtenant exactement ce qu’il souhaitait il y a 6 mois : la preuve d’une reprise plus solide qu’attendue, une forte profitabilité des entreprises, la détente des conditions financières et le retour des opérations de fusions et acquisitions. Le dernier indice ISM a même permis l’esquisse d’une première interprétation positive des chiffres du marché du travail (indice de l’emploi supérieur à 50) pour la première fois depuis juin 2008. Le fait que le marché des actions ait atteint un pic au moment où la Banque centrale australienne a été la première à relever ses taux n’était qu’une simple coïncidence.

Comment interpréter l’évolution actuelle du marché ? Est-ce une rechute fondamentale ou technique ? Au-delà du sentiment du marché, le fondement de la correction semble triple : des inquiétudes renouvelées sur les perspectives pour les détenteurs d’actions du secteur bancaire (un peu similaires à celles que nous avons constatées en début d’année), des appréhensions sur l’imminence d’une hausse des taux d’intérêt (après les décisions australienne et norvégienne) et, enfin mais non des moindres, des craintes que la reprise en 2010 ne soit handicapée par des consommateurs américains peu désireux ou incapables d’ouvrir leur portefeuille. Mais ces facteurs ne sont pas nouveaux. La vague de liquidité continue d’irriguer les marchés financiers mais, comme en 2008, on découvre l’envers des plans de relance économique : la hausse des prix du pétrole et des matières premières.

Les décideurs politiques continuent à titiller les marchés à propos de la forme et du calendrier d’une inflexion de leur politique mais, en réalité, ils sont aussi incertains du cours futur des évènements que nous ne le sommes. Convaincus que les taux d’intérêt sur le dollar vont rester faibles pendant un certain temps, les investisseurs vendent le dollar à découvert pour acheter n’importe quel actif à risque. La nervosité entourant cette devise n’est pas une raison suffisante pour se précipiter sur les hausses de taux mais les politiques pourraient être pris au mot par les investisseurs.

Jusqu’à présent, la faiblesse des matières premières, des actions et du dollar a été parfaitement corrélée sans que les investisseurs ne s’en émeuvent. Nous doutons que cela ne puisse durer beaucoup plus longtemps. Le marché doit composer avec une spirale qui s’autoalimente de façon intenable et poussée à l’extrême. Il semble que nous ayons atteint le stade au delà duquel une nouvelle hausse des prix des matières premières et une nouvelle dépréciation du dollar contre les principales devises deviendrait déstabilisante.

Comment pouvons-nous anticiper une nouvelle hausse importante de la valeur des actions fondée sur la logique d’une hausse perpétuelle des matières premières et d’un dollar toujours plus faible ? De nouveaux gains ne sont pas possibles sans une inflexion de la logique actuelle du comportement du marché. Si une hausse de la valeur des actions implique une nouvelle faiblesse du dollar et une nouvelle hausse des matières premières, le marché des actions ne restera pas aussi bienveillant. Le degré de corrélation actuel actions/dollar atteint des niveaux extrêmes et autodestructeurs. Les actions peuvent-elles encore progresser sans un effondrement du couple dollar/matières premières.

Nous sommes persuadés que les inquiétudes macro-économiques sur la croissance vont trop loin, en ce que les investissements seront le facteur dominant au cours des mois à venir. Un cycle économique suit toujours trois étapes : la première (désormais presque achevée) est placée sous l’emprise du déstockage, la seconde sous celle des investissements ; enfin, les consommateurs jouent leur rôle en ouvrant leur portefeuille. Les événements actuels montrent désormais que, bien que ce cycle soit différent, nous pouvons nous préparer à la succession traditionnelle des évènements. Nous approchons de la seconde étape et les intervenants sont tout simplement trop impatients d’assister au retour de la demande finale. L’Europe a besoin de réformes plus structurelles pour stimuler les investissements plutôt que d’un nouveau plan de stimulation d’inspiration keynésienne.

La faiblesse de la croissance en Europe n’est pas un problème aussi important que cela pour les entreprises, la zone euro étant engluée dans un environnement sans dynamisme depuis quelques années. C’est principalement un problème pour la dette publique et le manque d’innovation et de création d’emplois en Europe est inquiétante. A un certain stade, le risque est que l’offre ne créera pas nécessairement sa propre demande, comme l’expliquait Jean Baptiste Say au 19è siècle, si la production est simplement réalisée à l’étranger et ré-exportée.

Notre vision à moyen terme reste inchangée. Au-delà de cette période de turbulence à court terme, le rendement des actions devrait progresser à une allure plus modérée, le rythme économique ayant probablement atteint un pic au cours de ce trimestre. Ceci devrait mener à la transition d’une phase de marché guidée par la valorisation à une phase guidée par les bénéfices. Le re-rating des valorisations, qui a mené le fort rebond des marchés depuis les points bas de mars, est presque terminé et les investisseurs vont désormais utiliser les surprises sur bénéfices pour sélectionner les actions à croissance durable. La meilleure illustration est probablement la trajectoire de Heidelberger Druck, le fabricant de biens d’équipement, qui a mené le rally bêta au cours de ces deux derniers mois et qui s’est effondré après la publication de chiffres médiocres.

Nous n’avons pas encore assisté à la fin du cycle de révision à la hausse des bénéfices. Les estimations de bénéfices du consensus ont commencé à être révisées à la hausse il y a cinq mois, alors qu’un cycle normal de révision des bénéfices dure 11 mois.

Jusqu’à présent, le caractère normal de ce cycle de marché a été constamment sous-estimé. Nous sommes d’avis qu’il sera plus proche de la normale que supposé de prime abord et, alors que la première étape du rebond du marché des actions s’est révélée très similaire à la reprise de 2003 (un retournement du marché suivi par un marché guidé par sa propre dynamique), la seconde étape se montrera plus proche du comportement du marché constaté dans les années 70 : un marché guidé par un important effet tunnel exigeant une plus grande sélectivité dans le choix des actions et moins de compétences directionnelle.

La charge de la preuve

Les opérateurs sont particulièrement sceptiques sur la viabilité de la reprise économique une fois que l’impulsion initiale aura achevé sa course. L’économie est confrontée à de nombreux vents contraires, dont l’issue sera dictée par une évaluation de divers éléments : l’équilibre entre eux et les effets des plans de stimulation monétaire et fiscale, les avantages d’une croissance plus forte à l’étranger et la réduction des excès. Il n’est pas exagéré de qualifier cette recherche de lutte sans merci et, comme telle, les preuves de sa viabilité ne s’accumuleront que lentement et suivront probablement un parcours cahoteux. Les investisseurs devraient par conséquent se concentrer sur des instruments de mesure avancés pour la validation de cette hypothèse.

Selon nous, l’un des instruments de mesure clé est le rythme de la production industrielle, qui, fortement corrélé à l’appétit pour le risque a atteint un pic et, par conséquent, créé des turbulences sur le marché des actions.

Soyez cependant conscients qu’un pic dans le momentum ne signifie pas pour autant un retour à la récession. L’économie mondiale évolue simplement vers une phase de reprise plus lente mais plus étendue après un rebond en forme de V.

Le débat sur le chiffre d’affaires

Il existe des inquiétudes sur le fait que les bénéfices se sont améliorés en raison d’une sévère réduction des coûts et que cette situation n’est pas pérenne. Une amélioration durable des bénéfices dépendra largement d’une augmentation des ventes. C’est ce qui s’est produit jusqu’à présent pour un grand nombre d’entreprises qui ont annoncé leurs résultats (principalement au sein des valeurs cycliques et technologiques). Aux États-Unis, les ventes, soutenues internationalement par la faiblesse du dollar, sont supérieures de 4 % à ce qui était attendu.

Bien que ces chiffres émanent d’un échantillon restreint, ils devraient commencer à instiller la confiance dans le fait que la croissance des ventes, et non pas la seule croissance de la profitabilité, contribue à la croissance des bénéfices. Sur les 275 entreprises (ou 65 % du S&P 500 classées par importance des bénéfices), 160 battent le consensus à la fois sur l’EPS et le chiffre d’affaires, 100 entreprises faisant état d’une croissance liée à la fois aux revenus et à l’EPS.

Les anticipations des chiffres d’affaires pour 2009 ont reculé aux États-Unis, de telle sorte que, lorsque ceux-ci se redresseront, on constatera un agréable effet de levier. Le marché surestime l’ampleur du potentiel de ce levier après la phase de réduction des coûts. Si l’on considère les années 2009 et 2010 prises ensembles, le chiffre d’affaires recule de 1,3 % mais le PIB nominal progresse de 2,7 %, ce qui suggère que les anticipations de revenus sont tout simplement trop faibles.

Les devises vont-elles gâcher la fête ?

Comme nous l’avons dit depuis un certain temps déjà, nous traversons un contexte idéal dans laquelle l’accent devrait être mis sur tout risque susceptible de gâcher la fête. L’un de ceux qui se profilent à l’horizon est une chute du dollar pouvant s’avérer déstabilisatrice. Celui-ci a été particulièrement faible au cours de ces deux dernières semaines, enfonçant temporairement le seuil psychologique de 1,5. Différentes explications ont été avancées. Le dollar pourrait être la nouvelle devise utilisée dans les opérations de carry trade ou être le reflet d’un sentiment baissier sur l’économie américaine, étroitement lié à la faiblesse de la demande privée.

Comme indiqué précédemment, être baissier sur la devise américaine est devenu trop commun et aura un prix ; cette évolution représente, comme c’est le cas, le moyen le plus facile pour l’économie des États-Unis de s’ajuster. Cependant, cette vision éloignée est dangereuse. La prochaine étape importante dans le scénario de la reprise devrait être une stabilisation de la demande de crédit du secteur privé. La fin de la chute dans le cycle du crédit au secteur privé devrait contribuer à stabiliser la devise américaine parce qu’elle remettra en question l’hypothèse selon laquelle l’assouplissement quantitatif ne peut pas prendre fin rapidement.

La devise américaine a été un excellent baromètre des différentes étapes de la crise du crédit à travers les évolutions intervenues dans la perception des investisseurs et dans les flux de capitaux. Le dollar US décline parce que le désendettement est supposé assurer une reprise de la demande du secteur privé américain qui risque d’être durablement faible. La prochaine étape importante de la reprise économique américaine devrait être tout à fait conventionnelle : la reprise de la production et de l’utilisation des capacités de production, qui devrait mener à la stabilisation de la demande de crédit du secteur privé.

Suivi de la reprise sans emploi

Le marché du travail reste le maillon faible de toute reprise normale. Etant donné que ce qui compte est de découvrir dans quelle mesure ce cycle est différent, nous souhaitons ce mois-ci attirer l’attention sur un aspect inhabituel de la productivité pendant un retournement économique. Jamais auparavant les entreprises n’ont ajusté leurs effectifs avec une telle ampleur.

La simple correction de la sur-réaction pourrait se traduire par quelques surprises positives. Nous avons vu dans le passé que le plus grand obstacle à une reprise durable était, pour une entreprise, d’être entravée par une surcapacité de production. Aujourd’hui, un large éventail d’entreprises ont procédé à une cure d’amaigrissement et se trouvent désormais en bonne position pour aller de l’avant. Autre élément crucial, mentionné jusqu’à l’excès : la production qui s’améliore rapidement. Les chiffres d’emploi (hors secteur agricole) devraient par conséquent entrer en territoire positif au cours du premier trimestre 2010.