Macron vs. Le Pen : enjeux et risques

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

Le second tour des élections aura lieu ce dimanche, 7 mai. Au moment du bouclage de notre édition (le jour du dernier débat télévisé, remporté par Emmanuel Macron, les sondages annonçaient encore E. Macron (président du mouvement « En Marche ! ») vainqueur de son duel avec Marine Le Pen (présidente du Front National), à 59%-60% contre 39%-40%.

À l’approche de l‘échéance, l’avance du candidat Macron s’est néanmoins réduite, au gré des événements de campagne et de la volatilité des sondages sur les reports de voix. Les électeurs, notamment ceux du camp de la gauche (Parti Socialiste et parti de J.-L. Mélenchon (La France Insoumise)), ont graduellement réduit leur soutien à E. Macron, pourtant ancien ministre de F. Hollande.

Le front républicain (qui jusqu’à présent s’est constitué à chaque élection nationale, régionale, locale, municipale pour faire barrage au Front National) a partiellement cédé, avec le ralliement de Nicolas Dupont-Aignan à la candidate du Front National, et la forte progression des personnes déclarant ne pas savoir pour qui voter ou annonçant soit un vote blanc, soit un vote nul, soit le refus de voter. Pour rappel, N. Dupont-Aignan était candidat au premier tour (4,7% des voix), et il serait le futur premier ministre en cas d’élection de Marine Le Pen.

I) Que nous disent les sondages ?

Dès le lendemain du premier tour, un sondage de l’institut Elabe analysait, pour BFMTV et L’Express, les intentions de vote des Français au second tour.

Emmanuel Macron battrait Marine Le Pen par 60 % contre 40 % (près de 70 % des sondés sont tout à fait certains d’aller voter). Deux tranches d’âge sont très favorables à l’ancien ministre de l’Économie : les 18-24 ans (64 % en faveur d’E. Macron, 21 % en faveur de M. Le Pen, 15 % d’abstention, vote blanc ou nul) et les plus de 65 ans (respectivement 59 %, 19 % et 22 %). Pour les personnes âgées de 35 et 49 ans, il y a autant d’électeurs pour M. Le Pen que pour E. Macron (43 %, et 14% de votes blanc ou nul).

– Les reports de voix sont également instructifs

Selon ce sondage, le lendemain du premier tour, 49 % des électeurs de François Fillon voteraient pour E. Macron, 28 % pour M. Le Pen, et 23 % n’iraient pas voter ou ne voteraient pour aucun des candidats. 53 % des sympathisants de Jean-Luc Mélenchon voteraient pour E. Macron, 16 % pour M. Le Pen et 31 % voteraient blanc, nul ou s’abstiendraient. 17 % des sondés n’expriment ainsi aucun choix lors du sondage.

– La campagne va être déterminante pour les reports de voix

Une semaine plus tard, la volatilité de l’électorat, notamment l’électorat de gauche, apparaît clairement, d’après un sondage fait pour le journal « Les Échos ». Le pourcentage d’électeurs de François Fillon qui voteront pour E. Macron est stable (44 % lundi, 43 % dimanche 30 avril). Le pourcentage de personnes ne souhaitant pas voter progresse de 10 points, au détriment de Marine Le Pen, qui ne récolterait plus que 32 % de cet électorat (38 % il y a une semaine). E. Macron a en revanche perdu beaucoup de terrain auprès des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, passant de 55 % à 40 % en huit jours. 45 % (contre 23 % précédemment) d’entre eux envisagent de ne pas choisir. Ceux qui ont choisi de voter pour Marine Le Pen passent de 22 % à 15 %. C’est la même chose pour l’électorat de Benoît Hamon : Emmanuel Macron perd 15 points (qui passe de 83 à 68 %), le non-choix en gagne 15 (de 14 à 29 %).

– L’affaiblissement d’E. Macron est visible dans les sondages, mais cela ne remet pas en question son élection au second tour

Selon les enquêtes, le seul électorat dans lequel Marine Le Pen gagne plus de voix que lui est celui de Nicolas Dupont-Aignan : 37 % souhaitent aujourd’hui voter pour Marine Le Pen, 32 % pour Emmanuel Macron. Cela semble insuffisant pour rattraper le million de voix de retard à l’issue du premier tour. En outre, pour collecter davantage de voix du côté de J.-L. Mélenchon, elle perdrait une partie de l’électorat de F. Fillon (et inversement), ces deux camps étant profondément irréconciliables. C’est sans doute pour cela que 75 % des Français considèrent qu’E. Macron remportera le second tour du scrutin (contre 21 % pour Marine Le Pen), et que 56 % d’entre eux souhaitent sa victoire (35 % pour celle de Marine Le Pen).

– L’analyse des qualités des candidats est également très claire : E. Macron a la préférence des Français

68 % des personnes interrogées considèrent qu’E. Macron est le plus capable de former une majorité à l’Assemblée (23 % pour Le Pen). 59 % des sondés accordent à E. Macron les qualités nécessaires pour être président, contre 32 % pour M. Le Pen. 58 % des sondés sont convaincus qu’E. Macron a le meilleur projet et qu’il est le plus honnête (33 % pour Le Pen). Même score s’agissant de la proximité avec les idées et valeurs des Français : 56 % pour Macron et 35 % pour Le Pen. E. Macron est également le plus apte à comprendre les électeurs (51 % contre 39 % pour M. Le Pen ; 10 % sans opinion). En ce qui concerne la volonté de vraiment changer les choses, M. Le Pen emporte les suffrages : 47 % contre 45 % pour Macron.

– Les premiers sondages sur les législatives donnent le mouvement « En Marche ! » d’E. Macron grand vainqueur

Selon un sondage OpinionWay – SLPV analytics fait pour le journal « Les Echos , le mouvement d’Emmanuel Macron serait le grand vainqueur, totalisant entre 249 à 286 députés sur les 535 postes sous revue. La droite républicaine obtiendrait entre 200 et 210 sièges, le Front National de Marine Le Pen n’obtiendrait que 15 à 25 sièges (conséquences des reports de voix et de la « vitalité » du front républicain). La gauche socialiste (entre 28 et 43 sièges) et la gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon (entre 6 et 8 sièges) seraient les autres grands perdants de ces élections.

Selon cette étude, il y aurait entre 90 et 116 duels En Marche / Front National, 180 duels En Marche / droite, 46 duels En Marche / gauche, 154 duels droite / Front National, une trentaine de triangulaires et 6 à 32 duels gauche / Front National.

II) Quels sont les grands enjeux de la France selon les Français ?

Les enquêtes effectuées auprès des Français ont mis en avant leurs préoccupations, et leurs priorités. L’emploi, la protection sociale et le pouvoir d’achat sont les trois priorités exprimées. Cela n’est pas très surprenant quand on connaît le niveau de chômage, l’attachement au modèle social et la perte de pouvoir d’achat (toute relative), toutefois, par rapport aux pays qui ont vraiment connu des politiques d’austérité.

Les enquêtes vont un peu plus loin. Elles ont fait la distinction entre les électeurs des deux candidats à l’élection présidentielle, et on voit très clairement que les priorités sont différentes : 1) l’emploi, 2) la protection sociale, 3) le pouvoir d’achat, 4) l’éducation et 5) les inégalités sociales pour les électeurs d’E. Macron, plus proches des préoccupations globales des Français ; 1) l’immigration, 2) la lutte contre le terrorisme, 3) la sécurité, 4) le pouvoir d’achat et 5) l’emploi pour l’électorat de M. Le Pen.

III) Le nouveau président pourra-t-il gouverner la France ?

Dès l’élection du nouveau Président pour la France, se pose la question de l’aptitude à gouverner. Une étape importante se profile à l’horizon : les élections législatives. Pour gouverner, il faut une majorité à l’assemblée nationale, qui compte 577 députés. Cette majorité (289 députés) permet l’adoption des lois et des réformes. En l’absence de majorité, une coalition serait nécessaire.

Quelles sont les prochaines étapes ?

  • Les élections législatives auront lieu les 11 et 18 juin : ces élections ont pour objet de choisir les 577 députés de l’Assemblée Nationale. Ces derniers seront élus pour 5 ans et renouvelés soit suite à la dissolution de l’Assemblée Nationale (sur décision du Président de la République), soit suite aux élections présidentielles.
  • Les élections au Sénat auront lieu le 24 septembre : 174 sièges sur les 348 seront renouvelés. Les sénateurs sont élus pour 6 ans et 50 % des sénateurs sont renouvelés tous les 3 ans.

– Que doit-on anticiper pour les deux candidats ?

1. E. Macron : vers une majorité parlementaire ou une coalition

E. Macron est en tête dans les sondages et devrait, sauf surprise être élu à la magistrature suprême. Son programme (« et de gauche et de droite », et non « ni de droite, ni de gauche ») est susceptible a priori de fédérer des supports de l’ensemble des partis, hors extrême droite. Pourtant, à quelques jours du scrutin, on note une certaine défiance des électeurs, un nombre de plus en plus grand déclarant avoir du mal à choisir entre les deux candidats en lice. Les ténors de la politique se sont déclarés en faveur d’E. Macron, mais parfois sans grand enthousiasme.

La fragmentation du paysage politique français laisse augurer par ailleurs des triangulaires, voire même des quadrangulaires au second tour des élections législatives (il faut au moins 12.5 % des suffrages pour se maintenir au second tour) : d’une part le front républicain n’est plus aussi solide qu’auparavant, et d’autre part, les partis en difficulté (Les Républicains à droite, le Parti Socialiste à gauche) auront à cœur de favoriser le plus grand nombre de députés possibles. Autrement dit, les désistements en faveur des candidats du Président seront sans doute moins nombreux que d’habitude, ce qui devrait permettre à la candidate du Front National d’avoir plus de députés que lors des élections précédentes (à titre d’exemple, lors des dernières élections législatives, le FN avait obtenu 17 % des suffrages, mais par le jeu des reports de voix, des désistements et du fait de l’attitude du « front républicain », il n’avait conquis que 2 sièges (0,35 % de l’assemblée)). Selon les premiers sondages (voir page 2), elle n’obtiendrait toutefois que peu de sièges (entre 15 et 25, soit moins de 5 % des sièges).

Si ce scénario s’avère exact, et au regard des derniers sondages, la probabilité que le mouvement « En Marche ! » obtienne à lui seul la majorité est donc assez forte. Si tel ne devait pas être le cas, en plus des ralliements au Président, nous assisterions à coup sûr à des coalitions. Un gouvernement pourra être formé, mais cette « cohabitation » nouvelle formule devra, au pire, être gérée dossier par dossier, ce qui pourrait compliquer la tâche du Président et de son premier ministre.

2. Le Pen : pas de majorité parlementaire, pas de coalition, pas de « Frexit »

Une élection de M. Le Pen, peu probable à l’heure où nous écrivons, risque de se heurter à trois obstacles :

  1. L’impossibilité de dégager une majorité à l’assemblée nationale ;
  2. L’impossibilité de former un gouvernement de coalition ayant une majorité à l’Assemblée ;
  3. La clarification de son programme sur l’euro.

Le système électoral et l’attitude des autres partis à l’encontre du FN ne favoriseront pas M. Le Pen. Aussi bien une majorité qu’une coalition majoritaire semblent très improbables. Il faudra s’attendre à des blocages politiques, l’impossibilité de gouverner et sans doute la dissolution de l’Assemblée (voir encadré page suivante).

Une éventuelle dissolution de l’Assemblée Nationale ne donnerait aucune garantie à Marine Le Pen d’obtenir une majorité parlementaire. Il y aurait plus de chances de voir la situation politique et les réformes bloquées que de voir la France s’engager dans le processus d’un « Frexit ». C’est le troisième obstacle de M. Le Pen. La clarification de sa position sur l’UE et l’UEM deviendrait également indispensable. Avant les élections, le discours a beaucoup fluctué : initialement très hostile envers l’Europe et l’euro, elle est devenue plus flexible (sans renier son point de vue), sans doute pour plaire à un électorat français plutôt pro-européen. Dès la fin du premier tour de l’élection, le thème de la monnaie nationale a refait surface, et avec lui le « Frexit », de façon implicite.

Sortir de l’euro (« Frexit ») ou opter pour une monnaie nationale liée à l’euro sont les deux seules options évoquées par M. Le Pen… C’est simplement oublier qu’il est impossible pour un pays de l’UEM d’avoir une monnaie parallèle. « Nous aurons une monnaie nationale comme tous les autres pays et nous aurons ensemble une monnaie commune », rappelait-elle récemment. L’article 128 du Traité européen est formel sur ce point : la Banque centrale européenne est seule habilitée à autoriser l’émission de billets de banque en euros dans l’Union. Pour avoir une souveraineté monétaire, et une parité fixe ensuite, la France doit d’abord sortir de l’UE et de l’UEM. Comment regagner de la souveraineté monétaire, budgétaire, politique et territoriale tout en restant dans l’UEM et l’UE ? Le projet du FN se heurte à toute la logique de la construction européenne et de l’UEM. « On sait déjà que les partenaires européens diront non, car cela revient à revenir en arrière, à remettre un enfant dans le ventre de sa mère » (Christian Saint-Étienne).

Sans compter que la dénomination de la dette sera également un élément déterminant. Une redénomination de la dette existante en « nouvelle monnaie nationale » est une condition essentielle de la reconquête de la souveraineté. Mais les agences de notation se sont déjà exprimées sur le sujet. La redénomination de la dette publique en monnaie nationale sera perçue comme un défaut (ce sera très vraisemblablement la même chose pour les contrats de CDS). Le passage des notations en « D » pour dettes publiques et dettes privées entraînera des mouvements de vente, à n’en pas douter.

Quoi qu’il en soit, le résultat d’une telle décision serait lourd de conséquences :

  • Une dépréciation importante de la nouvelle monnaie en circulation ;
  • Une perte de pouvoir d’achat ;
  • Une perte de compétitivité des entreprises ;
  • Une destruction d’emplois et de production ;
  • Des sorties des capitaux ;
  • Des hausses de taux et de spreads obligataires (contre Allemagne notamment)
  • Sans doute la mise en place de contrôle des capitaux ;

Quelques conclusions s’imposent :

  • Selon toute vraisemblance, E. Macron sera le prochain Président de la République française ;
  • Les premiers sondages indiquent que le mouvement d’E. Macron pourrait obtenir entre 249 et 286 sièges de députés sur les 535 sous revue, soit 53,5 % des sièges dans le meilleur des cas (il y en réalité 577 députés, soit une majorité absolue à 289) ;
  • Avec E. Macron Président, la France se dirige vers une majorité parlementaire ou, au pire, vers une coalition de gouvernement, qui ne devrait pas être difficile à constituer ;
  • Une très grande partie de l’incertitude est levée et on peut désormais regarder la France et les marchés français avec une bien plus faible prime de risque, et se concentrer sur les fondamentaux. Or la situation économique est en voie d’amélioration.
  • Cela redonne des couleurs aux actifs risqués français, mais aussi européens : le risque spécifique sur la France disparaît, ainsi que le risque systémique européen (« Frexit ») ;
  • Nous restons surpondérés en actions européennes et françaises (vs. Etats-Unis notamment), et en obligations d’entreprises européennes (vs. obligations souveraines).