Le paradis digital à l’heure de vérité ?

par Hervé Juvin, Président de l’Observatoire Eurogroup Consulting

Déclenchée le 14 Mai dernier, la cyber attaque nommée «WannaCry » a touché plus de 200 000 ordinateurs dans 150 pays. Elle a paralysé des institutions et des entreprises, elle a suscité un affolement général pendant deux ou trois jours et provoqué des dommages encore non estimés. Liée à une faille dans le système d’exploitation de Microsoft, utilisant un outil d’agression mis au point par la NSA et dérobé par des hackers, elle s’est vue rapidement classée au chapitre des « nouvelles menaces du cyberspace », à ce titre confiée aux ingénieurs, aux informaticiens, aux experts des agences gouvernementales, l’ANSSI français ou le GCHQ britannique.

Ce qui permet sans le dire, de s’épargner une réflexion générale sur le digital, l’espace stratégique qu’il crée, les défis qu’il pose aux démocraties comme aux régimes autoritaires, les menaces surtout qu’il fait peser sur les libertés individuelles, indissociables de la sécurité collective. Une réflexion politique, pour dire le mot.

Nous n’en ferons pas l’économie. WannaCry projette une lumière crue sur la face noire de la mondialisation, sur les illusions de l’ouverture et les pièges de la dérégulation. Combien d’autres attaques, combien de drames à venir, avant que les-questions-qu’il-ne-faut-pas-poser et les-sujets-qui-n’existent-pas deviennent incontournables ? La bonne fin des échanges, la sécurité des transactions, le fonctionnement même des marchés sont en jeu. A la fin, la sécurité, condition de la liberté, est en jeu. Donc, nos démocraties.

Quel contraste ! Le Web est né de l’idéologie libertaire de génies brouillons et aventureux qui rêvaient de libérer l’individu de la tutelle de l’Etat, des institutions et des hiérarchies. Plus rien de vertical, tous et toutes égaux devant le réseau, plus de frontières et plus d’inégalités, le Web réalisait la société sans classes des utopistes du XIXe siècle. L’affaire était bien engagée. C’est peu de dire qu’elle a mal tourné. La promesse d’un monde meilleur tourne à la barbarie des origines. Le vol, le racket, la contrefaçon, le pillage, deviennent les pratiques banales des plus forts quand la loi, la frontière et l’Etat ne sont pas là pour protéger les plus faibles. Le crime organisé a vite fait de gangrener les marchés quand les institutions, les règles et la police ne sont plus là pour en assurer l’intégrité. Et beaucoup redécouvrent la vérité de la formule de Lamennais ; « entre le riche et le pauvre, entre l’esclave et le maître, c’est la liberté qui asservit et c’est la loi qui affranchit ».

Et si WannaCry était l’occasion de mettre à mal quelques idées reçues ? Non, le marché n’est pas notre état de nature. Les marchés fonctionnent quand des institutions, des règles et un consensus social y garantissent la vérité des prix, la liberté des échanges et la légitimité des transactions. Non, la dérégulation ne rend pas le marché plus ouvert et plus compétitif, elle autorise la constitution de monopoles ou d’oligopoles qui en finissent avec la concurrence et la liberté d’entreprendre. En quelques décennies, se sont constitués des monopoles d’une puissance sans équivalent récent dans l’histoire des économies libérales, à la faveur de l’absence de régulation du Web. Google concentre 80 % des recherches publicitaires, Facebook 70 % des accès media sur mobiles (à travers Instagram, WhatsApp). Jamais industriels n’ont acquis aussi vite de telles parts de marché sur de tels volumes. Jamais aussi la liberté économique invoquée n’a autant menacé la liberté individuelle et politique.

Légitimement élu, Donald Trump sera-t-il le premier Président destitué par le Web ? Dans le même temps, l’idéologie du départ a fait place à une offensive ouverte contre la vie privée, le secret de la correspondance, l’intimité personnelle, et à un contrôle sans précédent des relations, des images et des mots par des entités privées, dépourvues de toute légitimité et de tout mandat pour ce faire, mais qui s’arrogent le droit d’imposer à des utilisateurs contraints leurs principes hostiles aux Etats, aux Nations et à toute institution. Lisez la charte de « Airbnb », parmi d’autres ! Et voilà que les armes que les institutions, en l’occurrence la NSA, ont développé pour contrôler, protéger et garantir, sont retournées contre leurs détenteurs et deviennent des menaces paralysantes pour tous ceux qui leur ont malencontreusement confié leurs archives, leur correspondance, ou leur fichier commercial. Payez trois cent dollars, ou vous n’aurez plus accès à votre messagerie. Dix mille dollars, ou votre base commerciale sera diffusée à tous vents. Un million de dollars, ou les données médicales de vos patients seront rendues inutilisables. Chaque jour, des milliers d’individus, des dizaines d’entreprises, d’hôpitaux, d’institutions, paient rançon plutôt que d’engager une épreuve de force à l’issue incertaine. Silencieux, le ver « Moneyfuzz » vide des comptes bancaires et transfère les fonds vers des crypto-monnaies intraçables. Et combien de banques, soumises à divers chantages, ont-elles choisi de se taire et accepté de payer, plutôt que de s’exposer à une publicité ravageuse ou à la paralysie organisée par le « ransomware » ?

Dans cybercrime, le doigt montre le cyber, mais c’est le crime qu’il faut considérer. Le crime qui bénéficie toujours de l’ouverture des frontières, de la dérégulation, de l’abaissement de l’Etat et du recul de l’expertise publique. Le crime, qui s’installe partout où des trous noirs, espaces sans loi, sans police et sans contrôle, apparaissent. Le crime enfin, qui fait chaque jour grossir le passif de la mondialisation libérale, de contrefaçon de médicaments en trafic d’organes humains, du commerce d’espèces protégées et du saccage des dernières grandes forêts tropicales au retour de l’esclavage des migrants. L’expérience WannaCry sonne comme un réveil. Combien de sonneries avant que ne soient pesés et l’actif, et le passif, que les comptes soient faits et que la naïveté se dissipe ?

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