Notre industrie brûle et nous regardons ailleurs

par Alexis Villepelet, Consultant chez Eurogroup Consulting

L’INSEE a publié en mars 2016 ses tableaux de l'économie française. L’industrie ne représente plus que 13,9 % des emplois en France. En trois décennies, ce sont 1,5 millions d’emplois industriels qui ont été détruits dans l’Hexagone. Paradoxalement, depuis la crise de 2008, les termes de réindustrialisation, de Made in France et de patriotisme industriel sont réapparus dans les colonnes des journaux. Comment a-t-on laissé périr notre industrie ? Quel est l’état réel de notre secteur productif ? Quelles sont les raisons d’espérer ?

Les années 70 ont vu émerger un doux rêve en Occident : une société postindustrielle dans laquelle les hommes, libérés des cadences infernales par le progrès technique, se consacreraient aux services, définis comme des besoins subsidiaires liés à la production. Foin des cols bleus, foin des cheminées qui fument et polluent, vive les cols blancs, vive l’ère du savoir et de la connaissance.

Rendons justice à MM. Bell et Touraine, inventeurs du concept de «société postindustrielle» : la vulgate qui s’est développée et a laissé croire qu’un Etat pouvait se passer d’industrie a largement dénaturé leur théorie.

La charmante utopie s’est répandue sur les bancs des universités, dans les écoles de commerce, les cercles de pouvoir : désormais, les entreprises allaient arbitrer systématiquement entre des activités de service à forte valeur ajoutée qu’elles conserveraient (recherche-développement, marketing, direction générale…) ou externaliseraient (conseil, audit, fusion-acquisition…) et des activités productives à faible valeur ajoutée qu’elles enverraient dans des pays où la main d’œuvre est meilleur marché. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Certes le chômage augmentait mais des explications commodes (commodes car elles permettaient de s’exonérer de réfléchir sur ce basculement industrie/service et ses conséquences à moyen et long terme) étaient toujours avancées : ici un gouvernement trop socialiste ou trop libéral, là des rigidités sur le marché du travail, là encore une méchante conjoncture mondiale… Ainsi les années 80/90 et le début des années 2000 ont vu la part de l’emploi industriel s’effondrer, le déficit commercial apparaître en 2003 pour ne jamais se résorber sans que jamais ne soit tirée la sonnette d’alarme malgré quelques affaires symboliques qui troublaient la quiétude ambiante (délocalisation de Hoover en 1993, Renault Vilvorde en 1997, fermeture de la dernière filature de laine dans le Nord en 2003…).

La crise de 2008 allait bouleverser les certitudes : le capitalisme financiarisé volait en éclat, les banques étaient menacées et par effet domino, l’ensemble de la structure immatérielle de notre économie : lorsque la demande se comprime, les entreprises ferment les écoutilles, se recentrent sur les activités productives et abandonnent les prestations de conseil, de communication, les projets de fusion-acquisition…

En parallèle, le développement protéiforme des nouveaux pays industrialisés dans lesquels les entreprises françaises avaient localisé leurs activités n’était pas sans conséquences : les meilleures universités chinoises ou indiennes n’avaient désormais plus rien à envier à leurs concurrentes européennes. De fait, les activités de service, qui constituent le réceptacle de 75 % des emplois français, peuvent tout à fait être réalisées à Delhi ou à Shanghai. Les règles non écrites du commerce international étaient balayées et les pays de la vieille Europe devaient se soumettre un à un aux humiliantes injonctions de leurs créanciers : Grèce, Espagne, Portugal…

Dans ce contexte alarmant, les décideurs prirent enfin la mesure du risque qui pesait et qui pèse encore sur tous les pays anciennement industrialisés, la France en particulier. Les conséquences de la crise sur l’emploi et sur les territoires ont été à l’origine d’un certain retour de la politique industrielle : dos au mur, les gouvernants ont redécouvert le rôle de l’industrie et de ses effets multiplicateurs dans de nombreux domaines : les investissements en recherche – développement, les emplois induits (sous-traitance industrielle et dans les services), les emplois qualifiés, la balance commerciale.

Les États généraux de l’industrie lancés en 2009 témoignent d’une volonté de relancer une politique industrielle, un ministère du redressement productif a été créé en 2012, lequel a identifié 34 secteurs pour dessiner « la nouvelle France industrielle », la BPI a été lancée en 2012 avec pour mission notamment de faciliter l’accès au crédit pour les PME et ETI exportatrices…

Soutenir l’industrie ne signifie pas appeler au retour des usines façon XIXème siècle, pas plus que cela n’induit de recours au protectionnisme et à ses cortèges de mesures de rétorsions. Interdire les délocalisations serait également contre-productif dans la mesure où les investisseurs se garderaient alors de s’implanter dans un pays duquel il apparaîtrait impossible de rapatrier les capitaux.

La réindustrialisation passe par l’investissement massif dans les nouvelles technologies. A cet égard, le ratio de dépenses recherche-développement/PNB de la France est singulièrement faible : 2,2 % contre 2,8 % pour l’Allemagne et les États-Unis et 3,4 % pour le Japon ou la Corée du Sud.

Voiture autonome, ordinateur quantique, supercalculateur, fission nucléaire au Thorium, autant d’innovations susceptibles de permettre une montée en gamme sectorielle de nos produits, un positionnement sur des secteurs en mutations technologiques et porteurs de nouveaux débouchés comme la santé, les énergies nouvelles et les loisirs. Ces domaines prometteurs associent industrie et service afin de répondre aux nouveaux besoins des sociétés des pays développés et des pays émergents.

Après des décennies de cécité, les décideurs ont enfin pris conscience que nos sociétés étaient entrées dans une ère hyper-industrielle, qui jette dans les poubelles de l’Histoire les croyances folles d’économie sans industrie.

Assez d’excuses faciles (mondialisation, mécanisation…), le redressement industriel est affaire de volonté et d’état d’esprit.