En termes de croissance, le mieux peut se révéler l’ennemi du bien

par Catherine Lebougre, Economiste au Crédit Agricole

Le dopage budgétaire américain va stimuler la croissance américaine au point de l’entraîner vers des sommets dangereux, mais encore lointains. L’en faire redescendre en douceur sera une tâche ardue pour la politique monétaire américaine. L’essoufflement naturel du cycle européen et la consolidation de la croissance dans l’univers émergent peuvent ainsi se poursuivre sous une double condition : l’absence, d’une part, de durcissement excessif de la part de la Federal Reserve et, d’autre part, de guerre commerciale « tous azimuts ». Ces deux risques ne semblent cependant pas imminents et un optimisme « raisonnable » paraît encore être de mise.

Le plan fiscal américain vient, à un moment particulièrement inopportun, doper temporairement une croissance déjà au faîte de son cycle. Si la stimulation budgétaire n’est pas de nature à propulser la croissance potentielle, elle conduit néanmoins à revoir la croissance américaine à la hausse, légèrement sous la barre de 3% en 2018 et 2019. Une croissance supérieure à son taux potentiel (estimé à 1,8%) et susceptible de faire reculer le taux de chômage vers 3,5% fin 2019, bien en-deçà du taux de plein emploi estimé par la Federal Reserve (4,5%). Bien que l’inflation ne menace pas de se redresser très violemment, le resserrement monétaire de la Fed sera plus rapide. La Banque centrale américaine aura la difficile tâche de guider l’économie vers un atterrissage en douceur en 2020 et au-delà, en éliminant graduellement ses mesures d’assouplissement monétaire. Le nouveau président de la Fed, Jerome Powell, cherchera à mettre en œuvre une politique équilibrée, permettant à la fois de prévenir la surchauffe et d’atteindre les objectifs d’inflation. Il faudra faire preuve d’une grande virtuosité et d’un sens aigu de la mesure pour éviter, d’une part, les remontées de taux prématurées qui pourraient étouffer la croissance et, d’autre part, les remontées trop tardives qui pourraient entraîner un cycle surchauffe-récession.

En zone euro, la phase de reprise, accompagnée de son cortège de belles surprises, est passée et l’économie s’installe dans sa phase de croissance. Les résultats parfois décevants des enquêtes ne signalent pas le retournement du cycle, mais son ralentissement naturel : ils reflètent une simple adaptation des anticipations à la réalité. La confiance des agents économiques a retrouvé une plus grande cohérence avec les évolutions de l’économie réelle. La solidité des fondamentaux suggère des taux de croissance encore soutenus, proches de 2,4% en 2018 et 2,1% en 2019, sans accélération sensible de l’inflation. L’urgence monétaire ne menace donc pas: la politique monétaire de la BCE sera très lentement moins accommodante.

Quant à la sphère émergente, elle devrait connaître une croissance stable (autour de 4,7% en 2018), satisfaisante donc sans être enthousiasmante. La principale source d’amélioration des perspec- tives de croissance demeure : les exportations qui ont, jusqu’à présent, progressé à un rythme assez soutenu. Le renforcement de la demande mondiale et des exportations pourraient (enfin) conduire certaines entreprises émergentes à envisager plus facilement d’investir, créant ainsi les conditions d’une légère accélération dans certains pays émergents (sauf en Chine).

Quelles sont les principales menaces susceptibles de perturber l’essoufflement naturel du cycle européen et de mettre à mal la consolidation de la croissance dans l’univers émergent ? Les risques sont américains : le dosage du resserrement monétaire américain et son impact sur les marchés, d’une part, la politique commerciale belliciste de D. Trump, d’autre part. Le pilotage monétaire américain sera ardu, mais un resserrement violent ne semble pas à l’ordre du jour, car la nécessité de contenir une inflation trop forte ne s’impose pas. Après avoir précisément redouté un retour de l’inflation, les taux américains semblent entrer dans une phase de consolidation : l’accélération de la croissance nominale paraît « digeste ». Quant aux taux européens, ils s’orientent vers une très lente remontée, malgré la réduction du Quantitative Easing par la BCE et les anticipations de remontée (très modeste) de l’inflation.

Quid du protectionnisme à géométrie variable de D. Trump ? Il est pour l’instant prématuré de se lancer dans un calcul hasardeux de l’impact économique des relèvements tarifaires annoncés, qui s’accompagnent notamment d’exemptions temporaires. On comprend facilement les intentions et la cible quasi exclusive en regardant quelques chiffres, très parcellaires mais éloquents, sur le commerce extérieur américain. Le déficit des échanges de biens et services a atteint 566 milliards de dollars en 2017 (soit près de 3% du PIB et le déficit le plus élevé depuis 2008) : si les échanges de services dégagent un excèdent (244 milliards de dollars), ceux des biens affichent un déficit de 810 milliards de dollars. Le plus gros contributeur au déficit commercial américain est évidemment la Chine (déficit américain de 375 milliards de dollars), très loin devant le Mexique (71 milliards), le Japon (69 milliards) et l’Allemagne (64 milliards). Par ailleurs, le déficit se concentre sur quelques produits significatifs tels que l’automobile (qui génère un quart du déficit commercial). Petite remarque : le marché américain est le deuxième marché d’exportation pour le secteur automobile allemand. On imagine facilement la difficulté à élaborer une stratégie commune et offensive de la part de l’Union européenne. De quoi s’attendre donc à ce que les mesures de rétorsion soient a priori utilisées avec parcimonie, pour éviter que ne se déclenche une guerre commerciale et assombrir les perspectives de croissance notamment en zone euro. Quant à la Chine, elle a répondu avec une voix puissante, mais une action jusqu’ici limitée. D'autres représailles que celles annoncées jusqu’à présent (et portant sur seulement 3 milliards de dollars d'exportations américaines) sont certes possibles. Mais 19% des exportations chinoises se dirigent vers les États- Unis et correspondent à 3,6% de son PIB ; son excédent commercial vis-à-vis des États-Unis représente 63,5% de son excédent total. Elle tentera donc probablement de ne pas réagir de manière excessive, car elle aurait actuellement beaucoup à perdre à l’éclatement d'une guerre commerciale avec les États-Unis.

Le risque d’une guerre commerciale imminente et « tous azimuts » paraît limité. En revanche, l’escalade protectionniste constitue actuelle- ment le plus grand piège pour l'économie mondiale.

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