Le conundrum des taux élevés ?

par Axel Botte, stratégiste chez Axa IM

Le 28 mai dernier, le taux à 10 ans américain s’établissait à 3,73% en clôture, soit 23pdb au-dessus du plus bas de la séance. La correction en fin de séance est symptomatique de la défiance actuelle envers les bons du Trésor américain. Les nouvelles ce jour auraient normalement dû se traduire par une hausse du marché. Par exemple, l’annonce de tests nucléaires par la Corée du Nord constitue une menace claire pour le Japon et la Corée du Sud. Ce genre d’évènement est en général suivi d’une fuite vers la qualité qui bénéficie aux obligations d’Etat.

Le Trésor avait émis un emprunt à 5 ans bien accueilli par le marché. Par ailleurs, Moody’s avait réaffirmé les perspectives de stabilité pour la note des Etats-Unis allant à l’encontre de spéculations sur un possible abaissement. Cette décision n’était pas anodine au lendemain de la dégradation à négatives des perspectives pour la note du gouvernement britannique par S&P, en raison du niveau élevé de la dette publique.

Néanmoins, le marché a accéléré la baisse durant toute cette séance. Les agences de prêts hypothécaires ont massivement vendu, alors que les taux montaient pour couvrir leur risque de convexité négative lié à la baisse du risque de prépaiement sur les portefeuilles sous- jacents. De même, certains investisseurs ont probablement dû liquider leurs stratégies d’aplatissement de la courbe, ce qui revient à vendre le 10 ans. Cette correction s’ajoute à une hausse des taux longs de plus de 100 pdb depuis le 18 mars, jour de l’annonce du plan de rachat de Treasuries à hauteur de 300 mds USD. Dans cette note, nous étudions les facteurs d’offre et de demande de titres publics et analysons le scénario de croissance et d’inflation induit par les cotations sur le marché obligataire.

Un endettement insoutenable

L’endettement du Trésor américain paraît incontrôlé. L’Administration projette un déficit fédéral de 1800 mds USD durant l’exercice fiscal en cours, puis de 1300 mds USD en 2010 et de 900 mds USD l’année suivante qui feraient s’accroître la dette publique à 70% du PIB. D’après le Goldman Sachs, comptant parmi les primary dealers(1), les émissions atteindront 3250 mds USD cette année. Celles de 10 et 30 ans sont désormais mensuelles au lieu de 8 et 4 fois par an précédemment. La taille des émissions a également fortement augmenté. Le 2 ans est offert pour des montants de 40 mds USD et le 3 ans et le 5 ans sont émis à hauteur de 35 mds. Les plus longues maturités sont émises mensuellement pour des tailles très élevées : 25 mds de 7 ans, 20 mds de 10s ans ou 15 mds de 30 ans.

Ainsi, le Trésor emprunte chaque mois quelques 150 mds USD à des horizons supérieurs à 2 ans. L’endettement actuel du Trésor ne peut perdurer. Tel est le message du marché des CDS, qui intègre une probabilité non-nulle de défaut sur la dette fédérale et du marché des changes par la baisse du dollar. Les risques de défaut et de hausse des anticipations d’inflation ont maintenu pentue la courbe des taux depuis le programme de rachat des Treasuries par la Fed. Dans ce contexte, la Fed a souligné la nécessité d’un engagement crédible à la réduction des déficits pour prévenir toute hausse prématurée des taux longs. Si le Trésor connaissait des difficultés pour emprunter, le financement des déficits pourrait devoir se faire par création monétaire. La monétisation de la dette fédérale impliquerait une sorte de retour sur l’indépendance de la Reserve Fédérale en gommant la distinction entre politiques budgétaire et monétaire. C’est probablement la raison pour laquelle la taille du programme de MBS est quatre fois supérieure aux rachats de Treasuries.

BCs étrangères et Fed achètent le court

Il est à craindre que les institutions monétaires étrangères tentent de réduire le poids du dollar dans leurs réserves de changes. Par exemple, la Russie a annoncé une repondération en faveur de l’euro au début du mois de mai. En outre, la visite du secrétaire d’État au Trésor, Tim Geithner, en Chine (dont les avoirs en Treasuries atteignent 768 mds USD) est un signe que les autorités américaines s’inquiètent d’un éventuel manque d’appétit pour la dette fédérale, d’autant que les alternatives existent pour la Chine. L’importation de matières premières ou une diversification sur les actifs libellés en euros font partie des possibilités qui auraient des conséquences défavorables sur les anticipations d’inflation aux États-Unis.

L’étude des émissions récentes s’avère rassurante. La hausse des taux ne semble pas liée à une soudaine réallocation des réserves de change. En effet, les souscripteurs indirects – dont les banques centrales étrangères – ont été très présents sur les émissions notamment courtes. Par exemple, ils ont représenté 54,4% de l’émission de 40 mds USD de 2 ans le 26 mai et le ratio demande-offre a atteint le niveau supérieur à la moyenne de 2,94. Le lendemain, le résultat de l’émission de 5 ans s’est établit à des ratios de 44,2% et 2,32 respectivement. Sur les maturités plus longues, les indirect bidders ont souscrit environ un tiers des montants émis.

Avec 131 mds USD de rachats aujourd’hui, la Fed a accompli près de la moitié de son programme. Les opérations d’open market se sont concentrées sur le 5 ans (pour 50mdsUSD). Sur les autres segments de la courbe, les rachats ont oscillé entre 9mds (2 ans) et 20 mds (3 ans). Il est à noter qu’à l’exception du 5 ans, ces opérations représentent moins d’un mois d’émission. Ce choix a provoqué une surperformance des maturités intermédiaires, le butterfly 2-5-7 se rétrécissant de 28 pdb depuis le 18 mars.

La concentration des achats de la Fed sur les parties courte et intermédiaire peut se comprendre pour faciliter la stratégie de sortie de la politique de taux zéro et d’assouplissement quantitatif. En effet, la Fed pourrait laisser des titres arriver à maturité pour lisser dans le temps la diminution de la taille de son bilan. En revanche, compte tenu de la taille du SOMA(2), vendre sur le marché secondaire aurait pour conséquence une volatilité excessive des taux. Il est possible que la Fed ait pensé que les taux ne remontraient pas grâce à ses rachats de MBS. Cependant, l’activité de refinancement des prêts hypothécaires est très sensible à l’évolution des taux longs, d’autant que les besoins de couverture par les agences gouvernementales, notamment, ont soutenu la pression haussière sur les taux.

Conjoncture, inflation et flux d’allocation d’actifs

Les parties courtes de la courbe étant ancrées à des niveaux bas par la politique monétaire, les gérants diversifiés ont exprimé leurs anticipations de retournement conjoncturel en vendant les obligations au profit d’actifs risqués tels que les actions, les matières premières et le crédit. Les flux investis sur le high yield malgré la détérioration des fondamentaux et la hausse des défauts révèlent l’amélioration du sentiment et l’ampleur des rallies portés par une liquidité abondante.

La hausse des taux peut être décomposée en des variations du taux sans risque réel, de la prime de défaut et des anticipations d’inflation. Nous ne supposons aucune prime de liquidité malgré des primes de benchmarks importantes. Nous observons une hausse continue des anticipations d’inflation encouragée par les achats de Treasuries par la Fed. Le point mort à 10 ans est en hausse, de 0,2% au début de l’année à 1,9% aujourd’hui. Malgré les signes de retournement cyclique et les anticipations de reprise au 2S09, le taux réel sans risque s’affiche en légère baisse de 30pdb à 1,30% sur cette période. Au contraire, la perception du risque de crédit des États-Unis s’est améliorée depuis février, avec la hausse des détentions de Treasuries par la Fed, pour finalement réapparaître par la chute du dollar sur les marchés des changes.

En somme, les nouvelles moins négatives ont probablement joué un rôle mineur dans la hausse des taux nominaux. Au contraire, les plans de relance monétaire et budgétaire sans précédents ont produit une hausse significative des anticipations d’inflation. Les points morts à terme (5 ans dans 5 ans) sont revenus aux niveaux d’avant crise à 2,5%, malgré la hausse continue du chômage et l’accroissement de l’output gap.

Notre modèle de valorisation régresse les variations du rendement à 10 ans sur l’ISM passé, le taux des T-bills à trois mois et les achats de Treasuries par les étrangers retardées. A 3,88%, les taux à 10 ans sont clairement en dehors de la fourchette d’équilibre estimée entre 2,2 et 3,4%, soit 100 pdb au dessus de la moyenne. La crise précédente est intéressante pour établir un scénario de marché. En 2003, les anticipations de reprise en V s’étaient traduites par une remontée de 140 pdb des taux longs, de 3,10% à 4,60% en 3 mois, après la dernière baisse des taux de la Fed à 1%. Sur les six mois suivants, les rendements avaient rebaissé. Cette fois-ci, les taux longs sont remontés de 180 pdb depuis le début de la politique de taux zéro en décembre 2008.

Conclusions

La partie longue du marché obligataire américain subit une forte correction. La hausse de 180 pdb depuis les plus bas en décembre est due à la hausse sans précédent de l’endettement fédéral, marquée des anticipations d’inflation et des données économiques moins négatives. Les flux des banques centrales et des gérants diversifiés ont également favorisé une hausse des taux longs.

Si une certaine normalisation des rendements était à prévoir, le marché paraît anticiper une reprise en V qui semble optimiste. Par ailleurs, la Fed pourrait cibler des taux longs plus bas afin d’encourager la reprise de la demande de logement et des dépenses d’investissement. La courbe des taux s’aplatirait.

NOTES

(1) Les primary dealers ont l’obligation de souscrire aux nouvelles émissions d’emprunts d’Etat. Cette activité à fort volume présente un intérêt non négligeable en ce moment. 
(2) System Open Market Account