Le «grand emprunt» et l’épargne des français

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

Le gouvernement français veut lancer un « grand emprunt » pour financer des investissements publics utiles, favorables à la croissance à long terme. Nous ne voulons porter ici aucun jugement sur l’efficacité de ces investissements ou la nature de leurs financements, mais nous demander comment sera modifié l’équilibre des circuits d’épargne en France en cas d’émission (couronnée de succès) d’un tel emprunt.

Nous partons du montant qui a été évoqué : 100 milliards d’euros, et nous supposons que seuls les ménages français peuvent souscrire et que cet emprunt de l’Etat s’ajoute aux autres qui ne sont pas réduits.

Les questions posées sont :

  • quels sont les effets sur le taux d’épargne des ménages ? Nous pensons qu’il y aura surtout réallocations à l’intérieur de l’épargne financière ;
  • quels sont les effets sur l’ensemble des placements financiers des ménages ? Nous pensons qu’il y aura réduction de la détention d’assurance-vie par les ménages ;
  • quels sont les effets sur l’équilibre des marchés financiers et les prix d’équilibre des actifs ? Nous pensons qu’il y a essentiellement auto-éviction de l’Etat français et hausse du taux d’intérêt des OAT.

1. Effets sur l’épargne des ménages

Le premier point à remarquer est que les placements financiers nets des français représente aujourd’hui 120 Mds € par an : si le « grand emprunt » est réellement de 100 Mds €, il absorbe presque 1 an d’épargne financière. Nous calculons les placements financiers comme : Placements + Investissement = Epargne + Variation du crédit financiers logement

Dans la période récente, les placements financiers ont baissé, alors que le taux d’épargne des ménages montait avec le recul du crédit, ce qui peut venir de la chute des rendements financiers.

Si les conditions de l’emprunt (taux d’intérêt, fiscalité…) sont suffisamment attrayantes pour qu’il soit souscrit, et dans un environnement où le désendettement des ménages continue et où l’investissement résidentiel est déjà faible, le seul choix est entre :

  • une hausse des placements financiers des ménages avec recul de la consommation ;
  • une réallocation à l’intérieur de l’épargne financière.

Mais la consommation des ménages est déjà très affaiblie par la crise. Il nous semble donc qu’il faut privilégier le scénario de réallocation à l’intérieur de l’épargne des français sans baisse de la consommation, donc sans hausse du taux d’épargne.

2. Structure de l’épargne des ménages français

Dans la période récente, les ménages français ont été acheteurs de liquidités et d’assurance-vie ; vendeurs ou neutres sur les autres actifs. Les sociétés d’assurance ont accru la part des obligations (62 %), réduit celle des actions.

Le plus vraisemblable nous paraît être l’hypothèse suivante : l’allocation des ménages français entre actifs risqués et actifs non risqués n’est pas modifiée. S’ils achètent 100 Mds € de grand emprunt, ils vont donc, si cette hypothèse est correcte, réduire de 100 Mds € leur détention d’autres actifs peu risqués, plutôt à long terme (le grand emprunt est illiquide, donc difficilement arbitrable contre des actifs liquides). Un candidat évident semble être l’assurance-vie (actif long, sûr, illiquide).

3. Effet sur l’équilibre des marchés financiers

Si l’assurance-vie perd 100 Mds € de ressources, elle vendra sans doute essentiellement des obligations publiques, l’actif le plus liquide. La détention d’obligations publiques se répartit à peu près par moitié entre titres français et titres des autres pays.

La conséquence la plus importante sera donc un recul de la demande domestique des autres titres publics (OAT) : il y a auto-éviction de l’Etat français, pour 50 Mds € environ. La hausse du besoin de financement de l’Etat devra être couverte par les non résidents (de façon équivalente, il y a hausse du déficit extérieur de la France, graphique 6, puisque nous supposons que le grand emprunt s’ajoute aux autres et ne leur est pas substitué), d’où la conséquence normale : une hausse du taux d’intérêt des OAT (du Spread OAT-Bund).

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