Quelle logique finira par l’emporter ?

par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des gestions chez OFI AM

La logique des Banques Centrales, qui ont fait baisser les taux d’intérêt ce qui pousse le prix de tous les actifs à la hausse, ou celle d’une phase de ralentissement économique avérée depuis plusieurs mois, assortie de risques politiques et géopolitiques multiples ? Les marchés tutoient à nouveau leurs plus hauts niveaux de l’année après une phase un peu plus volatile et d’hésitations cet été. Quelle analyse porter sur cette situation et quelle stratégie d’investissement adopter dans ce contexte inédit ?

Les investisseurs vivent depuis quelques mois une période de remise en cause assez profonde de nombreux principes : le libéralisme et le libre-échange, la discipline budgétaire, les politiques monétaires aventureuses et aux effets potentiellement sournois avec des taux négatifs, les problématiques économiques liées à la transition climatique… Il s’en suit de nouvelles avancées sur la pensée économique et une fragilisation générale des gouvernements et des partis politiques traditionnels. Ces éléments réduisent considérablement la visibilité et sont même un peu anxiogènes.

L’ouverture des économies en vigueur depuis le virage libéral des années 80 commence à poser des problèmes dans le ressenti des populations occidentales. La montée des partis populistes, dans l’ensemble, opposés à l’ouverture des frontières pour les marchandises mais aussi pour les migrations de personnes, est désormais un fait avéré qui pèse sur les choix des gouvernements, ce qui peut induire deux conséquences : une réduction des échanges internationaux et, d’autre part, un relâchement des disciplines budgétaires.

Sur ces sujets, l’un des événements les plus importants de l’année prochaine sera l’élection présidentielle américaine. Donald Trump devra donc doser entre un thème très populaire de fermeté commerciale vis-à-vis de la Chine, en faisant attention à ne pas provoquer de ralentissement économique, qui potentiellement peut être affecté par la baisse des échanges internationaux déjà avéré au vu du contexte de montée des barrières douanières. Dans l’histoire, il y a toujours eu des cycles sur ces sujets, mais il est évident qu’une « démondialisation » plus prononcée nécessiterait un ajustement profond des circuits de production et d’approvisionnement qui pèserait sur la conjoncture, au moins pour un temps.

Du point de vue chinois, le contexte de nouvelle « guerre froide » avec les États-Unis va durer. Le pays est persuadé que les « attaques » américaines sont destinées à freiner l’essor économique de la Chine et le développement de son influence naturelle sur l’ensemble de l’Asie, voire au-delà. Dans ce contexte qui pourrait être plus compliqué à long terme, la Chine réagit. Elle a décidé de renforcer le sentiment de cohésion nationale et d’assainir son économie : programme anticorruptuion, développement de l’économie verte et réduction des inégalités dans la répartition des richesses dans un pays où se côtoient de nombreux milliardaires et une grande partie de la population vivant dans des conditions très précaires. Le Président Jinping Xi a également décidé d’accélérer la mise en place du plan Chine 2025. Le coté négatif, c’est que l’une des conséquences a été de « durcir » le régime dans sa lutte contre la corruption et vis-à-vis de la population riche. Il n’est ainsi plus de bon ton de posséder plusieurs appartements. De ce fait, cela peut créer un climat compliqué qui freine l’esprit d’entreprise et incite les capitaux à sortir du pays. Cela contribue aussi à centraliser l’exercice du pouvoir, peut-être à l’extrême. Mais également, le coté positif est que la Chine a décidé d’accélérer ses investissements dans des domaines d’excellence identifiés comme prioritaires dans le plan stratégique actuel : technologie, économie verte… Le pays paye ainsi très cher de la main-d’œuvre de pointe occidentale et investit massivement dans ces secteurs, au prix, là aussi, d’endettement croissant. La croissance aura donc du mal à rester au-dessus de 6,0 % à court terme du fait des réajustements opérés et de cette réorientation qui peut peser sur la confiance. Elle pourrait ensuite se stabiliser. Finalement, le monde pourrait être dominé par deux puissances aux normes, méthodes, monnaies différentes, avec chacune sa zone d’influence. Ce mouvement de « démondialisation » perturbe de fait les chaînes de production mondiales et complique le commerce.

Croissance mondiale : nous avons perdu 1 point depuis un an !

La consommation se maintient un peu partout mais le secteur industriel et les investissements des entreprises ralentissent. Ainsi, en pratiquement 12 mois, on est passé d’un rythme de près de 4,0 % à près de 3,0 %, pour des raisons liées principalement au choc de confiance créé par ce contexte compliqué de « guerre commerciale ». Et le seuil des 3,0 %, barrière très importante depuis 2/3 décennies, car elle marque la frontière entre la capacité des entreprises européennes à faire des bénéfices ou non, est sérieusement challengé aujourd’hui.

Ainsi, l’OCDE vient de revoir à la baisse ses prévisions de croissance pour cette année et l’année prochaine, à respectivement 2,9 % et 3,0 %. Ces hypothèses seraient, de plus, impactées par une hausse significative du pétrole, qui vient de remonter brutalement après l’attaque d’une zone de production en Arabie saoudite. Historiquement, une forte tension du prix du pétrole a précédé des phases de récession dans les pays occidentaux. Nous n’en sommes toutefois pas encore là, mais il convient de surveiller le prix du baril. Tout le débat actuel consiste à essayer d’estimer si ce mouvement de révisions négatives va marquer une pause ou si l’on s’oriente vers une quasi-récession. Au vu des derniers éléments, nous pensons que, au cours des prochains mois, un léger rebond de l’activité est possible et, à moyen terme, les ingrédients qui militent pour un net ralentissement sont assez aléatoires. Sauf événement géopolitique majeur et de nature à remettre en cause une certaine stabilité, notamment au Moyen Orient (l’Iran ?…), nous pensons que l’économie internationale est entrée pour les prochains mois dans une phase de croissance assez molle autour de 3,0 %. Les implications en matière d’inflation et de niveaux des taux d’intérêt paraissent de ce fait assez claires, nous y reviendrons.

Si l’on regarde plus en détail les différentes zones, les États- Unis « tiennent » actuellement grâce à la consommation. Les investissements des entreprises sont freinés par le contexte international. À noter toutefois que les tous derniers indicateurs se stabilisent, voire s’améliorent un peu, notamment dans le secteur immobilier : peut-être une amorce de la conséquence de la forte détente des taux d’intérêt depuis un an. À notre avis, la croissance se situera de ce fait assez aisément autour de 2,0 % cette année et l’année prochaine, ce qui n’est pas si mal alors que le cycle actuel de croissance a plus de 10 ans et figure parmi l’un des plus longs de l’histoire américaine. L’enjeu majeur pour Donald Trump (et pour les marchés mondiaux) sera l’élection présidentielle de novembre. Il fera tout pour maintenir un certain rythme d’activité économique en vue de sa réélection : baisses d’impôts, programmes d’investissement… Pour l’instant, il semble favori (sauf destitution, cas assez improbable mais possible) mais, là aussi, les débats autour d’une alternative « socialisante » se multiplient et pourraient inquiéter les marchés. De ce point de vue, la montée récente dans les sondages d’Elizabeth Warren est à suivre avec attention.

En zone Euro, la conjoncture subit la nette dégradation en Allemagne, pays particulièrement exposé à la croissance mondiale du fait du poids de son secteur industriel, notamment auto- mobile. Inversement, les pays plus sensibles aux services et à la consommation, comme la France, résistent mieux. Au total, la zone Euro sera en croissance assez faible à un peu plus de 1,0 %. Reste l’aléa « Brexit ». Les marchés ne semblent pas croire à une sortie dure sans accord dès la fin octobre. À part la Livre sterling qui a baissé et a été la seule variable d’ajustement à ce risque potentiel, les prévisions de bénéfices des entreprises n’intègrent pas ce scénario extrême. Notons toutefois que depuis que la décision de fermer le parlement par Boris Johnson a été rejetée, la probabilité d’élections législatives dans les prochains mois a regagné du crédit, ce qui éloigne de fait la possibilité de sortie sans accord.

Taux d’intérêt : les Banques Centrales continuent d’agir de façon préemptive

Les Banques Centrales sont de plus en plus critiquées : aux États-Unis, Jerome Powell est sous la pression des tweets répétitifs et quasi insultants de Donald Trump sur la conduite de sa politique monétaire. En zone Euro, Mario Draghi va laisser la présidence de la BCE à Christine Lagarde, qui a davantage un passé politique qu’économique alors que des divisions naissent au sein du conseil de la BCE, avec des divergences de vue assez marquées entre les représentants de l’Europe du Nord et ceux de l’Europe du Sud. Même Benoît Cœuré et François Villeroy de Galhau ont désormais rejoint le camp de l’Europe du Nord. Par ailleurs, les critiques venues d’Allemagne sont de plus en plus virulentes, elles fustigent la poli- tique de taux négatifs qui érode ce pays d’épargnants vieillissants.

Il est vrai que ces derniers temps, les politiques monétaires sont de plus en plus pointées du doigt. Un nouveau consensus consiste à estimer qu’elles arrivent en « bout de course ». Mario Draghi l’a lui-même laissé entendre : il faut désormais un relai des politiques budgétaires, même si les États n’en n’ont pas les moyens au vu des stocks de dettes accumulés. Mais les Banques Centrales ont créé des conditions favorables au financement, avec des taux d’intérêt quasi nuls. Les États doivent en profiter pour investir à long terme afin d’augmenter les capacités de croissance potentielle (infrastructures, réseaux de télécommunication, transition énergétique… les sujets ne manquent pas). Toutefois, en zone Euro, l’Allemagne ne semble pas prête à faire un effort dans ce domaine. Le plan d’investissement prévu est de seulement 100 Mds€, étalé sur 10 ans, sans nouvelles émissions de dettes. Il n’apparaît pas à la hauteur des besoins en infrastructures, ni des besoins en matière de réorientation climatique pour sortir du charbon encore très présent. Le pays a pourtant un excédent budgétaire de plus de 45 Mds€ au premier semestre 2019, il a donc largement les moyens d’investir. Dommage pour la croissance.

Aux États-Unis, Jerome Powell continue sur sa lancée de baisse des taux et il s’inscrit donc logiquement dans la lignée du virage amorcé en début d’année. Mais il se veut pragmatique et il pourrait s’avérer moins « dovish(1) » que ce qui est attendu par les marchés. Pour l’instant, il a certes baissé les taux, mais il maintient son cap : il agira en fonction des indicateurs économiques qui seront publiés (« Data Dependant »). Les marchés anticipent désormais trois à quatre baisses supplémentaires de 25 pb des Fed Funds d’ici la fin de l’année 2020, ce qui porterait les niveaux des taux monétaires autour de 1,25 % à cette date. Mais ce n’est pas ce que donnent les « dots », c’est-à-dire les prévisions cibles des membres de la Fed qui sont moins optimistes et anticipent seulement deux baisses de 25 pb des taux directeurs l’année prochaine. Dans ces conditions, le rendement du T-Notes 10 ans US pourrait atteindre à court terme la zone des 2,00 %, avant de se stabiliser entre 1,50 % et 2,00 % par la suite.

En zone Euro, la BCE a « fait le job »,ni plus ni moins pour la dernière sortie de Mario Draghi. Elle a agi à peu près en conformité avec les attentes des marchés, avec une baisse de 10 pb du principal taux directeur et, cette fois-ci, en mettant en place un mécanisme qui vise à de pas trop pénaliser les dépôts des banques à la BCE, mais à la portée somme toute assez limitée. L’élément nouveau est qu’il n’y a pas de date de fin pour le « Quantitative Easing(2) » mais les limites techniques actuelles (pourcentage de détention maximum d’une émission à 33 %) font qu’il ne pourra pas dépasser 1 an. Il faudra donc de l’habileté politique à Christine Lagarde pour faire bouger ce curseur compte tenu de l’attitude actuelle des allemands sur le sujet. Le rendement du Bund à 10 ans devrait, à notre avis, se stabiliser autour de – 0,50 % dans les prochains mois.

Sur le crédit, le segment « Investment Grade » évolue désormais en fonction du niveau des taux d’intérêt vu le resserrement des spreads observé. On a retrouvé un certain attrait après la tension récente, surtout sur la partie courte en alternative aux placements monétaires pour de la trésorerie longue.

Les obligations « High Yield » nous semblent encore chères et présentent un ratio rendement/risque peu attractif actuellement.

Sur les obligations émergentes, les flux reviennent après les tensions sur les devises de ces dernières semaines. Il s’agit de fait de l’un des derniers segments à offrir des rendements significatifs (entre 5,0 % et 6,0 % dans l’ensemble), avec des monnaies qui ne paraissent pas trop chères et qui pourraient bénéficier du manque d’orientation du dollar. La monnaie américaine reste assez ferme et soutenue par son coté « défensif » et ses taux d’intérêt relatifs, mais sa progression est assez lente et Donald Trump ne souhaite pas une monnaie trop forte.

Actions : le rattrapage de certains segments pourrait durer encore quelques semaines

Les performances boursières sont très bonnes cette année. À ce jour, elles sont comprises entre + 15,0 % et + 20,0 % sur la très grande majorité des investissements internationaux. Mais globalement, cette hausse des actions s’explique principalement par la baisse des taux qui renchérit les prix alors que les bénéfices sont plutôt révisés à la baisse. Aux États-Unis, on est passé en quelques mois d’une estimation de 176 USD de bénéfice par indice S&P 500 à 166 USD de bénéfice actuellement, contre 161 USD de bénéfice en 2018. Cela donne encore une progression de 4,0 % pour l’année 2019. La dynamique de révisions est légèrement baissière, mais pourrait se poursuivre à terme dans le contexte macroéconomique actuel. En Europe, le mouvement est plus rapide. On est passé d’une estimation de 29,34 € de bénéfice par indice Euro Stoxx en septembre, à 26,00 € de bénéfice actuellement (contre 25,00 € de bénéfice en 2018), ce qui donne une progression de près de 4,0 % là aussi, mais avec également des risques à la baisse. Les prévisions pour 2020 sont positives et les analystes anticipent des progressions de 5,0 % à 10,0 %, mais elles sont aléatoires à ce stade et sujettes à des révisions. Nous ne voyons pas bien de ce fait comment les marchés pourraient progresser significativement, même si, dans l’ensemble, les investisseurs nous semblent sous-investis et pourraient déclencher des mouvements ponctuels de « rachats de short(3) ». Nous pensons, sauf événement politique inattendu (conflit avec l’Iran ?) que les principaux indices actions vont évoluer dans des grands trading ranges de l’ordre de 10,0 %, capés à la hausse par le manque de dynamique dans les bénéfices des entreprises, et à la baisse par la faiblesse des taux d’intérêt. Concrète- ment, nous réitérons nos objectifs : l’indice S&P 500 pourrait baisser jusqu’à la zone de 2 700/2 725 points, soit un repli de l’ordre de 9,0 % par rapport aux cours actuels. Pour ce qui concerne l’indice CAC 40, les supports que nous avons identifiés se situent autour de la zone de 5 050 points soit, là aussi, une baisse de près de 10,0 % par rapport aux niveaux d’aujourd’hui. Nous pensons qu’il s’agira de points d’investissement intéressants. Notons également que les actions offrent aujourd’hui des rendements des dividendes nettement supérieurs aux taux obligataires, avec près de 3,5 % en zone Euro, ce qui constitue aussi un facteur de soutien.

À l’intérieur des indices en revanche, nous pensons qu’un certain rattrapage en faveur des valeurs cycliques et financières – amorcé depuis quelques semaines et parallèlement à la petite tension observée sur les rendements obligataires – peut se poursuivre. En effet l’écart de performance et de valorisation est extrême, les taux peuvent remonter encore un peu avec les petites « surprises macroéconomiques » actuelles, à l’approche de la fin de l’année certains gérants/investisseurs pourraient être tentés par un rééquilibrage en vue de la clôture des comptes… Mais à plus long terme, et compte tenu de la faiblesse persistante des taux et de l’économie, la tendance positive des valeurs défensives et de croissance semble intacte.

Notre scénario central

En synthèse, nous ne voyons pas beaucoup de potentiel haussier pour les actions dans un contexte de faible croissance et de révisions à la baisse des bénéfices des entreprises.

Inversement, nous pensons que la croissance peut rester dans un rythme assez mou, du fait d’une petite embellie passagère potentielle américaine notamment, si bien qu’un grand « Bear Market » est également difficilement envisageable en l’état, sauf aléa géopolitique ou envolée du pétrole.

Et n’oublions pas que, dans un environnement de taux bas persistants, les dividendes sont attractifs. Il conviendra de s’en souvenir durant les probables phases de consolidation prochaines.

NOTES

  1. Dovish : attitude systématique favorable à une politique monétaire très accommodante
  2. Quantitative Easing : rachats massifs de titres de dettes par une Banque Centrale.
  3. Rachats de short : rachats de positions vendeuses