États-Unis : vers une politique monétaire inclusive

par William De Vijlder, Group Chief Economist chez BNP Paribas

La croissance inclusive peut se définir comme « une croissance à la fois durable et générale en termes d’opportunités d’emplois »[1]. Depuis dix ans, les gouvernements, les institutions internationales et, de plus en plus, les entreprises accordent une importance particulière à sa promotion. C’est désormais un sujet de réflexion central pour la Réserve fédérale depuis que Jerome Powell occupe le fauteuil de président. Son introduction, lors de la conférence de presse qui a suivi la dernière réunion du FOMC, illustre parfaitement l’attention centrale accordée à la disparité des situations individuelles : « [Le fardeau] de la crise économique ne pèse pas de la même manière sur tous les Américains.

Ceux qui ont le moins de chances de résister à la crise ont été les plus touchés. En particulier, le taux élevé de chômage a eu un impact particulièrement sévère sur les travailleurs à bas salaires du secteur des services, sur les femmes et sur les Afro-Américains et les personnes d’origine hispanique »[2].

Ce thème central est aussi abordé dans la revue stratégique de la Fed. C’est ainsi que de février à octobre 2019, un grand nombre d’événements intitulés « Fed listens » (« La Fed à votre écoute ») ont été organisés sur l’ensemble du territoire des États-Unis pour permettre à toutes les couches de la société américaine d’exprimer leurs points de vue sur l’économie, l’inflation, la politique monétaire, etc. [3]. Les résultats obtenus sont pour le moins fascinants : ils révèlent le fossé existant entre des concepts théoriques, comme la courbe de Phillips ou le taux naturel de chômage, et la réalité du terrain. Certains participants se sont ainsi demandé pourquoi le marché du travail était qualifié de « tendu » alors que dans leur communauté, le chômage restait structurellement élevé.

Des représentants des entreprises ont expliqué, de leur côté, qu’ils avaient mis en place des programmes de formation pour faire face aux difficultés de recrutement sur un marché du travail en tension. On notera que la hausse des salaires n’a pas été évoquée comme instrument pour attirer et fidéliser les travailleurs. L’accent a davantage été mis sur les programmes de formation, la couverture médicale ou d’autres prestations. Autre constat important, il a été moins question de l’inflation que du marché du travail. Dans ces conditions, le changement de stratégie à long terme opéré par le FOMC est d’autant plus compréhensible : « le marché de l’emploi peut être durablement soutenu sans provoquer une flambée de l’inflation »[4]. Autrement dit, d’un point de vue technique, lorsque la courbe de Phillips est plate, la baisse du taux de chômage n’est pas une raison suffisante pour durcir la politique monétaire, parce que cette baisse ne donne aucune indication sur l’évolution future de l’inflation. Résultat, la Banque centrale peut se permettre d’attendre avant de resserrer sa politique monétaire.

Auparavant, lorsque la courbe de Phillips présentait une pente ascendante, la Banque centraleprocédait à des relèvements préventifs des taux. La métaphore favorite d’Alan Greenspan était la suivante : pour faire accoster un pétrolier, il faut entamer la manœuvre bien avant d’apercevoir le port. Désormais, la politique monétaire peut être réactive et les banquiers centraux peuvent attendre une remontée suffisante de l’inflation avant de passer à l’action. Cela ne présente aucun inconvénient ou presque. Au contraire, cette approche permet à des personnes qui, autrement, n’auraient pu trouver un emploi ou n’auraient même pas envisagé d’entrer sur le marché du travail, d’y avoir accès. Pour une Banque centrale ayant, comme la Réserve fédérale, un double objectif, c’est là un élément important. Lorsque le taux naturel de chômage ne peut être déterminé avec suffisamment de certitude, et que la pertinence du concept est remise en question en raison de l’aplatissement de la courbe de Phillips, la politique monétaire doit se centrer sur l’inflation plutôt que sur les indicateurs du marché de l’emploi.

Le 21 octobre, la BCE organisera son propre rendez-vous « La BCE à votre écoute » au cours duquel la présidente Christine Lagarde et Philip Lane, économiste en chef, animeront une consultation en ligne des représentants des organisations de la société civile au niveau européen[5]. Cette consultation fait partie des travaux menés dans le cadre de la revue stratégique de la Banque centrale européenne. On peut supposer que les éclairages qu’elle apportera se rapprocheront de ceux recueillis aux États-Unis lors des « Fed listens ». La question la plus importante est de savoir si, et dans quelle mesure, cela influencera les décisions qui seront prises à l’issue de la revue stratégique de la BCE. Même si celle-ci n’a qu’un seul objectif, la stabilité des prix, le fonctionnement optimal du marché de l’emploi – ce que l’on peut définir par « des taux d’emploi élevés dans toutes les régions et catégories socio-économiques » – devrait en faciliter la réalisation. Et puisqu’il existe des chantiers dédiés au changement climatique et à la mondialisation, eux-mêmes étroitement liés à certains aspects de la croissance inclusive, on peut espérer que la pertinence de la question de l’hétérogénéité des situations sur le marché du travail – autre dimension clé de la croissance inclusive – sera également prise en compte lors des débats.

NOTES

  1. Source : de Mello, L. et M. A. Dutz (eds.) (2012), Promouvoir une croissance inclusive : défis et politiques,Publication de l’OCDE
  2. Source : Federal Reserve, Transcript of Transcript of Chair Powell’s Press Conference, 16 septembre 2020
  3. Fed Listens – Perspectives from the public, Juin 2020 : ce document livre un compte-rendu détaillé (131 pages) sur les résultats de ce projet.
  4. New Economic Challenges and the Fed’s Monetary Policy Review, Remarques de Jerome H. Powell, président du Conseil des gouverneurs du système de Réserve fédérale lors du symposium de politique économique intitulé “Navigating the Decade Ahead: Implications for Monetary Policy » et organisé par la Banque de réserve fédérale de Kansas City le 27 août 2020
  5. Source : site web de la BCE

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