La crise accroît la méfiance envers le capitalisme financier

par Olivia Montel-Dumont 
Olivia Montel-Dumont a dirigé un numéro spécial des "Cahiers français” intitulé “Découverte de l'économie. Concepts, mécanismes et théories économiques” (Editions La Documentation française). Ce numéro est consacré aux théories, concepts et mécanismes fondamentaux. Les experts qui ont participé au dossier analysent le comportement des principaux agents économiques et abordent aussi, dans une deuxième partie, les controverses théoriques sur des sujets comme la monnaie, le travail et le commerce international. 

Les deux sous-ensembles qui suivent se concentrent sur les outils et mécanismes fondamentaux : sont ainsi analysés le comportement – aux niveaux individuel et agrégé – des principaux agents économiques, leurs interdépendances, mais également la dynamique et les mécanismes de régulation de l’économie de marché. Un deuxième numéro des “Cahiers français” intitulé “Questions et débats contemporains” doit paraître prochainement. Entretien avec Olivia Montel-Dumont. 

Vous publiez un dossier spécial sur la découverte de l'économie au moment où la finance mondiale vit une crise de grande ampleur. Par rapport aux crises précédentes, qu'est-ce qui a changé dans la perception de l'économie

Je ne suis pas sûre que la crise actuelle ait complètement transformé la manière dont les gens perçoivent l’économie. Mais elle a certainement accru la « méfiance » envers le capitalisme financier et renforcé l’idée que la finance globalisée enrichit une minorité mais nuit aux gens ordinaires. La crise des subprimes a en effet attiré l’attention sur le fait que les profits des institutions financières sont privés alors que les pertes sont socialisées, le « sauvetage » du système bancaire et financier étant supporté par la collectivité. De plus, la Fed et le gouvernement américain ont injecté des milliards de dollars pour éviter des faillites mais n’ont pas porté secours aux ménages les plus en difficulté pour rembourser leur crédit. Cela peut se justifier d’un point de vue pragmatique – les grandes institutions financières sont « too big to fail » – mais peut sembler choquant d’un point de vue moral. 

Le grand public est interloqué voire effrayé de voir que la crise actuelle provoque la chute de grandes banques ayant pignon sur rue. Comment une crise des produits dérivés peut-elle avoir de telles conséquences

Une des clefs pour comprendre la crise des supbrimes est le mécanisme de titrisation : les crédits « subprime », accordés à des ménages peu solvables, ont été fractionnés et incorporés à différents titres, revendus ensuite sur les marchés de capitaux. Ce procédé permet de diviser le risque : même si un ménage se retrouve dans l’incapacité de rembourser son emprunt, comme sa dette a été en quelque sorte « partagée » entre de nombreux créanciers aux portefeuilles diversifiés, le défaut de paiement passe inaperçu. 

Le principe de la diversification du risque repose toutefois sur l’indépendance des risques : il fonctionne bien tant que le risque d’insolvabilité d’un ménage X est indépendant du risque d’insolvabilité du ménage Y. Si ce n’est pas le cas, le scénario où de nombreux défauts de paiement se produisent simultanément devient vraisemblable et met en difficulté plusieurs institutions financières, puisque la division du risque le dissémine par définition dans l’ensemble du système financier. 

C’est ce qui s’est produit pour la crise des subprimes : les capacités des ménages à rembourser leur emprunt étaient dépendantes les unes des autres car liées au marché immobilier. En effet, tant que les prix étaient à la hausse, les ménages qui ne pouvaient plus faire face à leurs échéances parvenaient à rembourser leur crédit en revendant leur bien. Mais dès lors que la tendance s’est retournée, la vente de leur bien procurait au ménage une somme inférieure à celle qu’ils avaient empruntée. De nombreux ménages se sont donc retrouvés dans l’incapacité de rembourser les banques. En outre, le mécanisme de titrisation a rendu de nombreux titres très opaques : cela explique que même des institutions soumises à des règles de prudence strictes (comme les fonds de pension) se sont retrouvées avec des titres adossés à du subprime dans leur portefeuille. En somme, le risque était un peu partout, sans qu’on puisse réellement identifier où il se trouvait exactement… Il en a résulté un climat de grande méfiance, attirant la suspicion sur tous les titres risqués. Les institutions financières ont donc rencontré d’importantes difficultés pour se refinancer sur le marché interbancaire, d’autant plus que plusieurs grands établissements avaient pris des risques importants : portés par l’optimisme des années précédentes, ils se sont trouvés parfois avec des centaines de milliards de dollars de « titres pourris » dans leur portefeuille… et ont donc vu leur valeur s’effondrer en quelques jours. 

On a l'impression que les grandes querelles du passé du type keynésien contre monétariste ont disparu. Y-a-t-il désormais un consensus sur le fonctionnement de l'économie

La querelle a longtemps divisé les « classiques », qui défendaient une représentation de l’économie en termes de marchés, avec une monnaie plus ou moins « neutre », aux « keynésiens », qui leur opposaient une représentation en termes de circuit économique, où la monnaie ne peut en aucun cas être assimilée à un « voile ». Les monétaristes puis les Nouveaux classiques se sont ainsi opposés aux politiques keynésiennes interventionnistes de régulation de la conjoncture, mettant en avant l’incapacité des pouvoirs publics à influencer durablement le niveau d’activité d’une économie. 

Cette querelle semble avoir été gagnée par les « classiques », du moins sur le plan théorique – en pratique, les recettes keynésiennes sont loin d’avoir totalement disparu. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de désaccords entre les économistes sur le fonctionnement de l’économie. Les économistes s’opposent toujours sur la question de l’efficacité des marchés. Les héritiers de la représentation classique sont beaucoup plus optimistes sur ce point que les héritiers du keynésianisme, comme Joseph Stiglitz. Même si l’on peut avoir l’impression d’un certain « consensus » autour de l’existence d’imperfections de marché, l’importance qui leur est accordée et la manière de les analyser diffèrent. Ce désaccord est notamment visible sur la question des marchés de capitaux. 

La mondialisation est source d'inquiétude dans les pays occidentaux. Les gouvernements ne vont-ils pas être contraints à se montrer davantage protectionnistes ? Et quelles seraient les conséquences pour l'économie mondiale

Il est vrai que la mondialisation suscite de vives inquiétudes dans les pays occidentaux, et que les citoyens de ces pays se montrent de plus en plus favorables à un degré plus élevé de protectionnisme. Je ne crois pas, cependant, que les gouvernements soient contraints d’aller dans ce sens. En période de difficultés économiques, la tentation de restreindre les échanges avec l’extérieur est toujours grande, qu’il s’agisse des échanges de marchandises, des mouvements de capitaux ou des flux migratoires. Mais les stratégies non-coopératives de repli sur l’économie nationale n’ont jamais donné de bons résultats face aux crises mondiales.

Ce n’est pas de plus de protectionnisme dont l’économie mondiale a besoin, mais de davantage de coopération intergouvernementale pour mettre en place un dispositif de régulation globale des banques et de la finance plus performant : la stabilité du système financier entre dans la catégorie de ce qu’on appelle aujourd’hui les « biens publics mondiaux ». Les actions et décisions des institutions financières engendrent des externalités à l’échelle globale, ce qui justifie une régulation elle aussi globale. Une nouvelle fois, la question de la « gouvernance mondiale » apparaît comme décisive… 

propos recueillis par William Emmanuel