Les investisseurs en actions ont-ils une vision de la valeur à long terme des actions ?

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

La valeur à long terme (fondamentale) des actions est liée à la somme actualisée des profits futurs des entreprises. Mais celle-ci dépend de la croissance potentielle, de l’évolution de la profitabilité, de possibles variations des taux d’intérêt à long terme. La thèse pessimiste consiste alors à dire que les investisseurs n’ont qu’une idée très vague de la valeur fondamentale des actions, qui est trop difficile à mesurer. Ils réagissent alors, dans l’ignorance de cette valeur fondamentale, trop violemment aux signaux de court terme :

  • ceux qui sont liés aux évolutions cycliques : s’il n’y a pas de référence de long terme pour les cours boursiers, les références de court terme prennent un poids excessif ;
  • ceux qui sont liés aux cours boursiers eux-mêmes : si les cours boursiers montent (par exemple), les investisseurs incertains quant aux fondamentaux en déduisent que d’autres investisseurs ont reçu des informations favorables quant aux fondamentaux et donc deviennent acheteurs.

Comment tester cette théorie de « l’ignorance quant aux fondamentaux » ?

  • en regardant si les cours boursiers sont trop corrélés aux évolutions à court terme des indicateurs cycliques ;
  • en regardant si la dynamique des cours boursiers est instable, une hausse (une baisse) appelant une hausse (une baisse) ;
  • en regardant si la détermination de court terme des cours boursiers devient forte lorsque l’incertitude macroéconomique devient forte.

1. Cours boursiers et fondamentaux

On sait que, en théorie, les cours boursiers suivent la somme actualisée des profits futurs. Dans une situation où l’aversion pour le risque serait constante, ceci conduirait à des primes de risque actions (calculées comme les primes de risque qui égalisent les résultats futurs actualisés et les cours boursiers) constantes. Ceci n’est pas du tout le cas.

Au contraire, le caractère cyclique des primes de risque actions montre une surréaction des marchés boursiers au cycle de court terme. Notre thèse est ici, que ceci résulte peut être de la difficulté d’évaluation des fondamentaux des cours boursiers par les investisseurs.

2. Fondamentaux difficiles à évaluer

Les cours boursiers sont liés normalement à la valeur actualisée des profits futurs des sociétés cotées. Ceci impose aux investisseurs de prévoir :

  • la croissance de long terme ; 
  • la profitabilité de long terme ;
  • les évolutions futures des taux d’intérêt, les taux d’intérêt à long terme présents pouvant ne pas être de bons prédicteurs des taux d’intérêt futurs.

Or, cette prévision est difficile, particulièrement :

  • dans les périodes d’innovation technologique (comme la seconde moitié des années 1990) où on peut penser que la productivité et la croissance de long terme vont accélérer, comme on l’a vu aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1990 ;
  • dans les récessions, pendant lesquelles la profitabilité chute, ce qui rend incertain le niveau de profitabilité future, et pendant lesquelles les taux d’intérêt sont anormalement bas.

Cette incertitude accrue peut se voir aussi à l’évolution de la dispersion des anticipations des marchés financiers.

Cette dispersion est forte en 2001-2002, puis en 2007-2008-2009 en ce qui concerne les taux d’intérêt et la profitabilité.

Notre thèse est donc la suivante : la difficulté d’évaluation de la valeur fondamentale des actions, surtout dans les périodes troublées (chocs technologiques, récessions) conduit les investisseurs à réagir excessivement aux signaux de court terme.
 

3. Réaction aux signaux de court terme

En l’absence de référence utilisable pour la valeur des actions à long terme, les investisseurs se réfèrent donc à des signaux de court terme :

  • évolution des indicateurs cycliques, avec donc un poids trop important sur les perspectives à court terme de croissance et de profits ;
  • évolution des cours boursiers eux-mêmes : un investisseur peu informé infère en effet de la hausse des cours que la valeur fondamentale des actions a augmenté et il devient acheteur. 

Les signaux de court terme sont normalement d’autant plus utilisés que la période est « troublée ». Regardons si ceci s’observe bien.

Les indices boursiers sont fortement corrélés avec les indicateurs cycliques :

  • aux Etats-Unis (graphique 5) en 1997 ; 2000-2001 ; 2003-2004 ; depuis l’été 2007 ; mais pas en 1996 ; 1998-1999 ; 2005-2006 et début 2007 ;
  • dans la zone euro (graphique 6) en 2000-2001 ; fin 2003 ; depuis l’été 2007 ; mais pas en 1999-2000 ; 2002 ; 2004 à l’été 2007.

Il semble bien en effet que la corrélation indice boursier-ISM soit forte dans les récessions. L’explication économétrique de la croissance des cours boursiers par les indicateurs cycliques (ISM services) est bonne :

Etats-Unis : (1996-2009, données mensuelles)

S&P (GA %) = -15,6 + 0,92 S&P (GA %)-1 + 0,28 ISM Services (3,2) (35,4) (3,1)

Zone euro

Eurostoxx (GA %) = -33,5 + 0,88 Eurostoxx (GA %)t-1 + 0,62 ISM Services (2,6) (20,6) (2,6)

R2 = 0,94 DW =1,38

Ces relations s’observent aussi avec les primes de risque actions :

Etats-Unis

Prime de risque actions =1,39 + 0,93 Prime t-1 -0,021 ISM Services (3,2) (32,0) (3,0)

R2=0,91 DW=1,64

Zone euro

Prime de risque actions =2,94 + 0,88 Prime t-1 -0,046 ISM Services (3,7) (26,1) (3,5)

R2=0,93 DW=1,92

En ce qui concerne la corrélation du cours boursier (sa croissance sur un an) avec celle du mois d’avant on observe aussi :

  • qu’elle est faible dans les périodes d’expansion (1997-20002, 2005-2007, autour de 0,4-0,5) ;
  • qu’elle est forte dans les récessions (2000-2001, 2003, depuis la mi-2007, autour de 0,8-0,9).

La valeur fondamentale des actions est difficile à mesurer pour les investisseurs, qui n’ont qu’une idée vague de la croissance et de la profitabilité à long terme. Cette difficulté est encore plus grande dans les périodes troublées (chocs technologiques, récessions). Nous avons montré qu’alors les investisseurs utilisent des signaux de court terme pour anticiper la valeur des actions, à la place des déterminants de long terme, ce qui explique le caractère trop cyclique de la valorisation des actions : 

  • les indicateurs cycliques sont d’autant plus liés aux cours boursiers, qu’on se trouve en récession et en période de recul des actions ;
  • les évolutions boursières observées sont d’autant plus liées aux évolutions récentes qu’on se trouve en situation de récession.

Dans les périodes d’incertitude, les investisseurs se réfèrent trop aux indicateurs cycliques et aux évolutions récentes observées des marchés boursiers.

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