Pays émergents : un scénario 2009 en demi-teinte

par François Faure, économiste chez BNP Paribas
–  Jusqu’au printemps 2008, les économies émergentes ont bien résisté au ralentissement de la croissance aux Etats-Unis et en Europe avec une croissance de 7% en glissement annuel au deuxième trimestre, soit un niveau probablement toujours supérieur à la croissance potentielle.
–  Toutefois, les exportations de marchandises hors énergie et matières premières plafonnent en Amérique latine et elles semblent s’être très retournées récemment en Europe centrale. Parallèlement, on observe un ralentissement quasi général du crédit domestique depuis la fin 2007. 
–  Le ralentissement devrait s’accentuer au deuxième semestre en ligne avec une stagnation générale des exportations et le retournement probable de la construction résidentielle dans nombre de pays. 
–  Pour 2009, les politiques monétaires et budgétaires plus expansives et un rattrapage salarial consécutif à l’accélération de l’inflation de la mi-2007 à la mi-2008 devraient être un soutien à la consommation privée. Mais les sources de risque sur la croissance sont nombreuses : un cycle électronique plus accentué que prévu, des conditions de financement extérieur des grandes entreprises plus difficiles, des effets de richesse négatifs compte tenu de l’effondrement des Bourses.

 Croissance forte jusqu’au deuxième trimestre 2008 mais premiers signes d’essoufflement

Jusqu’au printemps 2008, les économies émergentes ont bien résisté au ralentissement de la croissance aux Etats-Unis et en Europe. Au deuxième trimestre 2008, le PIB, agrégé des 26 principaux pays émergents disposant de comptes trimestriels, affichait toujours une avance de 7% sur un an, un niveau probablement supérieur à la croissance potentielle. La croissance accuse toutefois un repli d’un point de pourcentage par rapport au dernier trimestre 2007 (cf. Tableau 1).
La croissance en Inde, Russie et évidemment en Chine est restée très soutenue comprise entre 7,5% et 10%. Par grandes zones, l’Asie (hors Chine et Inde) et l’Amérique latine enregistraient encore une croissance d’environ 5% et les pays d’Europe centrale n’ont que faiblement ralenti à 5,7%.
Toutefois, les exportations de marchandises hors énergie et matières premières plafonnent en Amérique latine depuis la fin 2007 et elles semblent s’être retournées en Europe centrale au deuxième trimestre1 (graphique 1, page 4). Par comparaison, les exportations asiatiques sont au contraire restées très dynamiques (en Inde et en Corée du Sud notamment). Ces évolutions différenciées en l’Asie d’un coté, l’Amérique latine et l’Europe de l’Est de l’autre confortent l’hypothèse selon laquelle l’Amérique latine et l’Europe seraient les zones les plus rapidement affectées par le ralentissement dans les pays développés (2).
 
Tableau 1 : Croissance du PIB réel dans les pays émergents (*) 
 
Glissement annuel en % 
4Q07 
1Q08 
2Q08
Emergents (26) 
8.1 
7.8 
7.0
Hors Chine et Inde 
6.2 
6.2 
5.0
Chine 
11.3 
10.6 
10.1
Inde 
8.8 
8.8 
7.9
Asie hors Chine et Inde (8) 
6.2 
6.2 
5.0
– Hong Kong 
6.9 
7.3 
4.2
– Singapour 
5.4 
6.9 
2.1
– Taiwan 
6.4 
6.3 
4.3
Amérique latine (6) dont 
6.1 
5.1 
4.9
– Brésil 
6.2 
5.9 
6.1
– Mexique 
4.2 
3.3 
2.1
Europe centrale (6) 
6.1 
5.9 
5.7
Russie 
9.5 
8.5 
7.5
Turquie 
3.6 
6.7 
1.9
Israël 
5.8 
5.8 
5.3
Afrique du Sud 
3.7 
5.4 
3.6
 
Source : BNP Paribas (*) agrégation au taux de change PPA de 2005
 
Pour certains pays d’Asie supposés parmi les plus vulnérables au ralentissement du commerce mondial (Taiwan, Hong Kong, Singapour), la croissance a plus fortement décéléré que la
moyenne3 en raison d’un coup d’arrêt récent sur leurs exportations. Le Mexique et la Turquie, considérés également comme très sensibles à l’environnement extérieur, sont également dans ce cas de figure même si leurs exportations résistent mieux qu’on pouvait le craindre. Le cas de la Corée du Sud est assez atypique, les exportations étant restées très soutenues jusqu’au début de l’été.
La résistance de la croissance dans les pays émergents s’explique en large partie par le dynamisme de la consommation privée malgré les pertes de pouvoir d’achat des salaires occasionnées par l’accélération de l’inflation depuis la mi-2007 et le retournement consécutif et quasi général des indices de confiance des ménages. Le crédit domestique a été un facteur de soutien essentiel au cours des deux dernières années surtout en Europe de l’Est et en Amérique latine. Cependant, on observe un ralentissement – et donc une moindre contribution à la croissance du crédit depuis la fin 2007, y compris en Europe centrale(4) (graphique 2). Le ralentissement est assez marqué dans plusieurs pays d’Amérique Latine (Argentine, Mexique, Chili notamment).
A l’exception du Moyen-Orient, l’inflation (mesurée en glissement annuel) s’est infléchie dans la plupart des pays et aura probablement atteint son maximum au troisième trimestre. Cette inflexion s’explique par la baisse des prix des matières premières et non par le ralentissement de la croissance (graphique 3).
Toutefois, l’accélération des prix entre la mi-2007 et la mi-2008, dans un contexte de baisse du chômage voire de pénuries sur le marché du travail, a attisé les revendications salariales notamment en Europe centrale (Hongrie excepté) mais aussi en Amérique latine (Brésil, Argentine). Cela fait craindre des effets de «second tour» sur l’inflation sous-jacente, elle-même attisée en amont par la hausse des prix des matières premières.
 

Au deuxième semestre, le ralentissement devrait s’accentuer en ligne avec la stagnation générale des exportations et le retournement probable de la construction résidentielle dans nombre de pays

Le ralentissement devrait être plus marqué au deuxième semestre 2008 avec notamment un retournement attendu des exportations dans une majorité de pays. Les enquêtes de conjoncture auprès des entreprises dans les pays où elles existent (notamment Europe centrale, BRIC, Corée, Turquie) montrent une dégradation des soldes d’opinion (climat des affaires, perspectives de production) même si elle est beaucoup moins sensible que dans les pays du G7. Pour l’industrie, elle se concentre sur l’Europe centrale et l’Amérique latine mais ne concerne guère encore l’Asie.
Le ralentissement attendu serait également accentué par le retournement du secteur de la construction résidentielle où les premiers signaux négatifs sont apparus au premier semestre 2008.
 
Au cours des dernières années, la croissance dans le secteur de la construction résidentielle a été très forte soutenue à la fois par la progression du pouvoir d’achat des ménages et le développement du crédit hypothécaire. Souvent, le financement s’est réalisé «en interne», les banques locales trouvant un emploi à une base de dépôts en expansion. Mais il a pris également la forme de lignes interbancaires entre les banques étrangères et leurs filiales (Europe de l’Est, Inde) et/ou d’investissements directs (Bulgarie, Turquie).
 
Excès d’offre et d’endettement sur fond de spéculation dès 2006-07 (ménages, promoteurs), puis, en 2008, érosion du pouvoir d’achat et hausse du coût des intrants (ciment etc.) via l’inflation se sont conjugués pour finalement initier le retournement de cycle.
 
La zone particulièrement exposée au retournement du cycle de l’immobilier résidentiel semble être l’Europe centrale comme l’indique le ralentissement, voire la baisse des permis de construire (cf. Graphique 4). Pour l’instant, les prix résistent. En revanche, la situation est plus détériorée dans les pays baltes où les prix affichaient déjà une baisse de 15% sur un an au premier semestre 2008.
 
L’Asie ne semble pas épargnée notamment en Corée et en Chine où les indicateurs indiquent un début de contraction d’activité dans la construction résidentielle (cf. Graphique 5). Par ailleurs, la croissance des prix de l’immobilier résidentiel s’est nettement infléchie depuis le début de l’année à Hong-Kong et à Singapour.
A signaler également une baisse des prix en Afrique du Sud depuis le début de l’année.

 Perspectives 2009 : un soutien des politiques budgétaires et monétaires mais de nombreux facteurs de risque

Pour 2009, la croissance devrait revenir vers 6% après 6,6% en 2008, soutenue par un niveau encore élevé des prix des matières premières malgré les corrections récentes et surtout par une orientation globalement plus expansive des politiques économiques.
Le resserrement des politiques monétaires via la hausse des taux directeurs est resté modeste au regard de l’accélération de l’inflation de sorte que les taux réels ont baissé5. La préférence pour un contrôle quantitatif de la monnaie et du crédit via la hausse des coefficients de réserves obligatoires n’a, en général, pas pesé sur le niveau de liquidité domestique qui est resté satisfaisant, comme l’atteste l’absence de tensions sur les taux d’intérêt interbancaires6 (cf. Graphiques 6 et 7, page 6).
 
Dans une majorité de PED, les politiques budgétaires soutiennent l’activité7 car la discipline budgétaire de cette décennie procure de nouvelles marges de manoeuvre. Par l’achat massif de devises, les banques centrales limitent l’appréciation du taux de change, ou bien se contentent d’accompagner une dépréciation (Corée du Sud), de sorte que les surévaluations de devises
 
Les sources de risques sur la croissance sont néanmoins nombreuses de sorte que la prévision de 6,6% est affectée d’aléas baissiers dont la matérialisation et l’impact sont encore difficiles à évaluer.
 
le cycle de l’électronique constitue une inconnue majeure qui vient s’ajouter aux inquiétudes sur le secteur de la construction résidentielle. Le scénario du découplage partiel entre pays émergents et pays développés reposait en effet en grande partie sur l’idée que les pays émergents étaient soumis à un choc diffus de demande (via les effets multiplicateurs du ralentissement de la demande privée aux Etats-Unis et en Europe sur les exportations) mais pas un choc sectoriel à l’image de ce qui s’était passé en 2001 avec l’éclatement de la bulle internet. Or l’indicateur avancé de JP Morgan du cycle électronique en Asie indique une dégradation tout aussi prononcée qu’il y a sept ans.
Les conditions de financement des entreprises sur le marché de la dette internationale se sont durcies.
 
 
Tableau 2 : Cours boursiers (en USD – au 18/09/2008)
 
variations en % 
2007 
Depuis le 31/12/2007
Total émergents 
36.5 
-38.4
Asie émergente 
37.1 
-40.7
Chine 
63.1 
-48.2
Inde 
70.8 
-47.7
Corée du Sud 
29.9 
-39.8
Amérique latine 
46.9 
-27.9
Brésil 
75.2 
-31.9
Argentine 
-5.2 
-14.4
Mexique 
9.5 
-18.7
Europe de l'Est1 
28.2 
-48.2
Russie 
21.2 
-54.1
Ukraine 
135.5 
-70.0
Turquie 
70.8 
-48.8
 Afrique & Moyen Orient 
13.1 
-1.8
Afrique du Sud 
13.7 
-29.4
pour mémoire Etats-Unis (S&P 500) 
3.5 
-14.9
Eurozone (FTSE 300) 
17.5 
-20.6
 
Sources : Ecowin – Morgan Stanley – Fonds Monétaire Arabe – BNP
Paribas (1 )Turquie comprise
 
La prime de risque sur la dette externe des grands corporates (entreprises non financières) des pays émergents est passée de 150 points de base à la mi-2007 à 400 bp fin août 2008. Pour la première fois depuis 2004, elles sont repassées au-dessus de celles appliquées aux débiteurs souverains, signe d’une plus forte aversion pour le risque de la part des investisseurs. Au-delà du renchérissement du coût de financement, le risque est que de grands corporates aient été incités à reporter leurs émissions obligataires alors qu’elles doivent faire face à des tombées de dettes importantes et que, dans un contexte d’aggravation de la crise du crédit dans les zones développées, l’activité d’origination et de syndication se contracte8 (cf. Graphique 8).
 
En termes de demande, l’ampleur du ralentissement de la consommation constitue le principal aléa baissier. Jusqu’à présent, on peut supposer que les ménages, pris de court par l’accélération de l’inflation, ont dans un premier temps maintenu leur consommation en puisant dans leur épargne. Dans un second temps, il est possible qu’ils ajustent à la baisse leur consommation si le rattrapage salarial n’a pas lieu. L’ajustement sera d’autant plus fort que la baisse des prix d’actifs (Bourse, immobilier) devrait induire un effet de richesse négatif. En dollars, les Bourses émergentes dans leur ensemble ont baissé d’environ un tiers depuis le début de l’année effaçant le gain de l’année
2007. Toutes les zones sont affectées par cette correction violente. L’effet de richesse négatif serait surtout sensible en Asie où la «financiarisation» des ménages est la plus avancée (cf. Tableau 2).
  ___________

(1) Cette inflexion est très récente et donc fragile compte tenu des aléas de désaisonnalisation.
(2) Les zones développées (US, Europe, Japon) absorbent directement environ 60% des exportations de l’Amérique latine et près de 70% des exportations des pays d’’Europe centrale contre seulement 40% des exportations asiatiques.
(3)  perdant au moins 2 points de pourcentage entre le dernier trimestre 2007 et le deuxième trimestre 2008
(4)A taux de change constants, l’avance du crédit en Europe centrale a en fait ralenti de 20% à 15%
(5) Depuis un an, le taux 3 mois agrégé des principaux pays émergents a progressé de 1,2 % tandis que l’inflation a accéléré de 3,5 %.
(6)  La hausse des taux d’intérêts interbancaires en Europe centrale et plus récemment en Amérique latine reflète très largement le durcissement des politiques monétaires. Toutefois en Argentine, Ukraine et Russie, les tensions peuvent apparaître rapidement, signe d’une grande vulnérabilité de ces deux pays en termes de liquidité interbancaire.
(7) Soit par des plans de relance, un desserrement des contraintes sur les dépenses, ou des plans pluriannuels d’investissement, notamment dans les pays exportateurs de pétrole. A l’un de ces différents titres, on peut citer :Algérie, Argentine, Chili, Chine, Corée du Sud, GCC, Indonésie, Malaisie, Mexique, Russie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Turquie, Venezuela.
(8) C’est le cas notamment des entreprises russes dont la dette arrivant à échéance avant la fin de l’année est estimée 45 milliards de dollars d’après Standard & Poors. En Turquie, où la dette externe du secteur privé non bancaire, a très fortement progressé au cours des dernières années, les échéances étaient estimées à 26 milliards au deuxième semestre 2008.