Peut-on critiquer la BCE ?

par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis

Le débat qui est apparu au sujet de la politique menée par la BCE (en particulier entre le gouvernement allemand et la BCE) consiste à se demander si la politique « non conventionnelle » menée par la BCE est dangereuse et si la BCE dispose d’une « exit strategy » lui permettant de détruire la liquidité créée pendant la crise.

Le débat sur la politique non conventionnelle est lié au débat sur les canaux essentiels de la politique monétaire de la zone euro : le canal du crédit bancaire est-il essentiel (comme le dit A. Weber) ou le canal des marchés d’actifs joue-t-il aussi un rôle, comme dans les pays anglo-saxons ?

On observe en réalité :

  • que la baisse des taux courts est achevée ;
  • que l’injection de liquidités dans les comptes des banques n’a plus d’effet, et provoque seulement l’accumulation de réserves excédentaires. Il n’y a donc plus de politiques efficaces liées au canal du crédit.

Il faut donc que la BCE :

  • passe à des politiques non conventionnelles, pour que la politique monétaire puisse encore avoir une efficacité, mais acheter des covered bonds est à peine non-conventionnel, puisqu’il s’agit de favoriser le refinancement à long terme des banques, donc d’utiliser encore le canal du crédit. Une politique vraiment non conventionnelle consisterait à acheter des titres émis par les entreprises à la fois pour faciliter le financement de l’économie et pour favoriser le redressement des prix des actifs, en sélectionnant les actifs, ce qui est différent d’une situation où la liquidité crée des bulles « au hasard ». Cependant, si cela est fait, la BCE met des actifs risqués dans son bilan, ce qui est aussi critiquable ;
  • ne soit pas pressée de réfléchir aux « exit stratégies » compte tenu des perspectives économiques de la zone euro. De plus, la liquidité créée par la BCE reste modeste.

Il nous semble donc que les « critiques allemandes » de la BCE sont infondées :
– compte tenu des perspectives de chômage et d’inflation dans la Zone euro, il n’est pas possible que la politique monétaire de la BCE devienne moins expansionniste ;
– passer d’injections inutiles de liquidités dans les comptes des banques à l’achat de covered bonds est une grande amélioration en termes d’efficacité de la politique monétaire ;
– cependant, si la demande de crédit est durablement déprimée, il faudra bien que la BCE accepte de passer à des politiques vraiment non conventionnelles, mais plus risquées, d’achats plus diversifiés d’actifs, même si le canal des prix d’actifs est moins développé dans la Zone euro qu’aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

La BCE est passée depuis le début de la crise à une politique monétaire très expansionniste et moins « conventionnelle » que par le passé :

  • taux d’intervention très bas, correspondant à des taux de marché extrêmement bas ;
  • création monétaire plus rapide, avec des repos plus longs (jusqu’à 1an) et portant sur des actifs très diversifiés ; 
  • mise en place d’un programme d’achat de 60 Mds € de covered bonds.

Les critiques, surtout allemandes, de cette politique, portent :

  • sur l’excès de création monétaire et les risques que cela implique pour le futur (ce qui est le cœur de la critique de A. Merkel).
    La BCE dispose-t-elle d’une « exit strategy » lui permettant plus tard de détruire la monnaie excédentaire créée aujourd’hui ? Le passage à des repos longs et encore plus à des achats fermes d’actifs rend évidemment moins facile la destruction de la liquidité qui est facilitée par l’usage de repos courts ;
  • sur le canal de transmission de la politique monétaire. Les « traditionnalistes » (comme A. Weber, le Président de la Bundesbank), pensent que le canal du crédit bancaire est encore le plus important dans la Zone euro. L’objectif est donc de faire repartir le crédit bancaire, donc de se concentrer sur la situation des banques, pas sur les marchés financiers.

Que penser de ces critiques ?

Le fil conducteur de notre argumentation est le suivant :

  1. les politiques traditionnelles (baisse des taux courts, injections de liquidités) liées au canal de transmission de la politique monétaire par le crédit bancaire ne sont plus efficaces, et deviennent même dangereuses ;
  2. si la BCE veut cependant contribuer à utiliser le canal du crédit, elle peut favoriser le refinancement à long terme des banques, donc acheter des titres à long terme émis par les banques. La politique d’achat de covered bonds va dans ce sens. On ne peut pas la qualifier de « vraiment non conventionnelle », puisqu’il s’agit encore d’influencer le canal du crédit ; elle risque d’être inefficace si c’est la demande de crédit qui recule ; 
  3. une politique non conventionnelle consisterait à essayer d’influencer les prix des actifs ; la politique monétaire utilise alors les effets de richesse ; l’avantage de ces politiques d’achats d’actifs est que l’usage de la liquidité est ciblé. Au contraire, accumuler la liquidité dans les comptes des banques risque qu’elle soit utilisée de manière inefficace en usages spéculatifs (achats de matières premières, d’actions des émergents…). Les achats d’actifs par les Banques Centrales conduisent évidemment à ce qu’elles prennent des risques dans leurs bilans ;
  4. compte tenu des perspectives économiques pour la Zone euro, la réflexion sur les « exit stratégies » semble bien prématurée.

1. Inefficacité des politiques traditionnelles du canal du crédit.

La baisse des taux d’intérêt  et les injections de liquidités ne font pas repartir le crédit bancaire, conduisent seulement à favoriser la hausse des marges de taux d’intérêt des banques, avec la baisse des taux sans risque et à l’accumulation de réserves de liquidité par les banques.

Cette inefficacité des politiques traditionnelles du canal du crédit vient sans doute de ce que la demande de crédit recule avec l’excès d’endettement des ménages et des entreprises, et n’a donc pas d’effet sur la distribution de crédit.

2. Favoriser le refinancement à long terme des banques.

Les injections de liquidité par la BCE ont permis de rétablir un fonctionnement normal du marché interbancaire mais, on vient de le voir, n’ont plus maintenant pour effet que d’accroître sans utilité la liquidité bancaire. Mais il reste un problème non réglé qui est celui du coût élevé du financement à long terme des banques qui empêche la baisse des taux d’intérêt des crédits à moyen et long terme.

La BCE peut donc chercher, comme la Réserve Fédérale (qui achète des ABS de tous types, des obligations des Agences…), à faire baisser les coûts de financement à long terme des banques par des achats de dette bancaire à long terme. C’est l’objet de la politique d’achat de covered bonds, qui fait déjà baisser les spreads sur les covered bonds.

Cette politique n’est pas critiquable :

  • elle traite un problème (le coût des ressources à long terme des banques) que les injections de liquidité ne traitent pas ;
  • elle ne met pas d’actifs risqués sur le bilan de la BCE (les covered bonds sont sécurisées).

Il ne s’agit pas vraiment d’une politique non conventionnelle, puisqu’elle utilise toujours le canal du crédit bancaire. 

3. Politique généralisée d’achats d’actifs

Si le canal du crédit bancaire ne peut plus être utilisé, la solution pour les Banques Centrales peut consister à acheter directement des actifs sans passer par la liquidité bancaire. Il s’agit alors de politiques vraiment non conventionnelles, qui ont été mises en place aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Ces politiques permettront de réduire le coût des financements à long terme de l’économie, comme on l’a vu par exemple avec la baisse induite des taux d’intérêt des mortgages aux Etats-Unis.

Elles pourraient aussi être utilisées pour faire monter les prix d’autres classes d’actifs (actions, obligations d’entreprises) et générer ainsi des effets de richesse positifs. Ces politiques vraiment non conventionnelles (d’achats d’actifs sur les marchés) :

  • ont l’avantage de toucher l’économie par d’autres canaux que le crédit bancaire ; 
  • ont l’inconvénient de mettre des actifs risqués sur le bilan de la Banque Centrale, d’où un risque grave, au-delà d’une certaine limite, de perte de confiance dans la monnaie ;
  • ont l’intérêt de cibler l’usage de la liquidité. Au lieu d’injecter « à l’aveugle » des liquidités dans les comptes des banques, sans contrôler l’usage fait de cette liquidité, la liquidité est créée pour faire monter les prix d’une classe d’actifs choisie par la Banque Centrale.

Bien sûr, ultérieurement, la liquidité peut être utilisée pour n’importe quel usage, mais au moins, au premier tour, son usage est-il contrôlé. Ces politiques non conventionnelles d’achats généralisés d’actifs sont cependant moins efficaces dans la Zone euro qu’aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, compte tenu du poids moins grand des marchés financiers dans l’économie et dans les décisions de consommation. 

“Exit strategies” : pas d’urgence

Avec la faiblesse probablement durable de la distribution de crédit, on s’attend à une croissance durablement faible et non inflationniste dans la Zone euro, avec une forte montée du chômage.

Il est bien sûr utile de dire aux marchés financiers ce que sera la technique suivie dans le futur pour ramener la liquidité à un niveau normal. Mais : 

  • dans la Zone euro, la croissance de la liquidité est beaucoup moins forte qu’aux Etats-Unis ;
  • les perspectives économiques montrent que la question de l’ « exit strategy » ne se pose pas du tout à court terme.

Synthèse : les critiques « allemandes » de la BCE sont infondées

Nous pensons en effet :

  • que, compte tenu des perspectives économiques, la politique monétaire de la BCE ne peut pas être moins expansionniste ;
  • qu’accroître encore les liquidités détenues par les banques ne sert à rien ; il faut donc passer à une politique différente, d’achats d’actifs ciblés sur les marchés, qui évite de plus d’injecter des liquidités « à l’aveugle » ;
  • que les achats de covered bonds sont un bon compromis : achats ciblés d’actifs, mais actifs sécurisés servant au financement des banques ;
  • qu’il n’est pas exclu, si la demande de crédit est durablement faible, qu’il faille que la BCE aille plus loin et achète des actifs risqués sur les marchés, ce qui serait alors vraiment « non conventionnel ».

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