Russie : croissance et politique

par Tania Sollogoub, Economiste au Crédit Agricole

Le pays est dans une situation très paradoxale en termes de risques pays, car la situation doit s'analyser à trois niveaux, en gardant en tête l'articulation court terme/long terme (ce qui est, à vrai dire, une gageure en ce moment, car l'analyse est obscurcie par l'immense incertitude conjoncturelle globale de court terme). Les trois niveaux sont : le bilan macro-économique de la crise Covid ; le bilan en matière de risque souverain ; et le bilan politique et social.

Le bilan Covid Sur un fond sanitaire plutôt stable en ce qui concerne la courbe épidémique, et une promesse par le pouvoir d'une prochaine vaccination de masse, la Russie fait partie des pays qui, à ce jour, s'en sortent plutôt bien en ce qui concerne le choc macro-économique (mais il ne s'agit évidemment que d'un point d'étape et non d'un diagnostic définitif). Les prévisions de croissance pour la fin 2020 risquent plutôt d'être révisées à la hausse. Les points positifs se concentrent autour de la reprise de la demande, avec notamment des ventes au détail dont la baisse n'est plus que de 2,6% en juillet, et qui pourraient être à nouveau dans un univers positif dès le mois d'août. Les ventes d'automobiles ont augmenté en juillet de 6,8%, soit la première hausse depuis avril. Et le chômage a peu bougé, à 6,3%.

Cette reprise de la confiance des consommateurs s'explique par des facteurs conjoncturels, du type hausse des crédits à la consommation (+13% a/a en juillet), mais aussi par le comportement économique traditionnel des Russes en temps de crise, généralement très court-termistes (notamment parce qu'ils redoutent les fréquentes dépréciations monétaires), avec des retournements rapides de consommation, là où les Asiatiques sont plus épargnants. Enfin, la Russie a bénéficié d'un effet « grand-pays » car la hausse du tourisme local a permis de stimuler la demande tout en contribuant favorablement à la balance des paiements (car la balance touristique est structurellement déficitaire dans ce pays, les Russes voyageant beaucoup à l'étranger). De fait, le solde courant est resté légèrement positif au deuxième trimestre.

Le tableau encourageant de la demande est à mettre en regard avec un bilan moins bon du côté de l'offre, marquée à la fois par le confinement mais aussi par la question pétrolière. La production industrielle baisse encore de 8% a/a en juillet, mais la chute est beaucoup plus nette sur les industries extractives (15%) que sur l'industrie manufacturière (-3,3% contre un point bas de -10% en avril).

Au final, le bilan du premier niveau d'analyse (l'impact économique du Covid) n'est donc pas mauvais en termes relatifs, surtout si on le compare à d'autres pays européens. Une chose est donc certaine, la récession (encore difficile à situer entre 5% et -3,5%) sera bien moins forte pour la Russie en 2020 qu'en 2009. En revanche, l'impact Covid sera sans doute plus négatif à moyen terme, car le rebond de la croissance risque d'être plus contenu que dans d'autres pays, lié notamment à la faiblesse de l'investissement.

Le bilan souverain

L'influence de tout cela sur le deuxième niveau d'analyse, à savoir le risque souverain, est plutôt favorable. L'un des principaux risques est désormais fiscal, domaine dans lequel on manque encore de visibilité, et cela va être l'un des déterminants de la politique monétaire (dont l'objectif d'inflation est toujours de 4%, avec un niveau de 3,4% a/a à fin juillet). Le tableau souverain russe est donc très correct, avec une dette publique qui devrait rester limitée, pas de signaux de fuites de capitaux, et des réserves globales à 591,7 Mds USD à fin juillet (dont 144 Mds d'or) contre 562 Mds à fin janvier (115 Mds d'or). Pas de doute, sur le second niveau d'analyse, la Russie s'en sort également bien, avec cependant une surveillance particulière à maintenir sur les équilibres du secteur bancaire (mais cela va être le cas dans tous les pays).

Le bilan politique

Reste le troisième niveau de risques : la politique, le social, la géopolitique. Là, on le sait, l'espace Russie-Bélarus n'a cessé d'occuper l'actualité internationale cet été, des manifestations biélorusses à l'affaire Navalny. Mais pour la Russie, il faut lire le risque politique sur le long terme pour en comprendre l'importance, car la grogne sociale se déploie en fait depuis des années, y compris au sein des sphères traditionnellement pro-poutine (manifestations de retraités il y a deux ans, alors qu'en 2012, les manifestations avaient peu agité ce genre de public).

Rappelons que la réforme de la constitution a été adoptée début juillet, ouvrant la voie à une prolongation du mandat présidentiel jusqu'en 2036, mais que les manifestations ont été violentes à Khabarovsk le même mois, à la suite de l'arrestation du gouverneur local S. Furgal. Aujourd'hui, elles se poursuivent un peu partout en Russie (surtout sur internet, ou sous forme de « piquets solitaires »), déclenchées par l'affaire Navalny. Celle-ci est en train de prendre des proportions très graves avec les accusations allemandes, et les marchés ont bien capté le risque de nouvelles sanctions internationales : avec le mot Novichock et les demandes d'explications de la chancelière allemande, le rouble a brièvement décroché. Cela prouve, s'il le fallait, que la devise russe incorpore désormais une importante prime de risque politique et géopolitique, qui se re-déploie au moindre risque. En fait, la déclaration d'A. Merkel rappelle singulièrement celle de Theresa May au moment de l'affaire Skripal, mais cette fois, il s'agit de l'Allemagne, et du principal opposant au pouvoir… La situation politique intérieure russe est donc réellement tendue, et les élections régionales du 13 septembre peuvent être agitées, surtout si la question Bélarus conduisait à une ingérence russe plus visible, ce qui serait un scénario très dangereux.

A ce jour, en Russie, le bilan économique de la crise Covid est moins mauvais qu'on ne pouvait le craindre. Tandis que la courbe épidémique est orientée à la baisse, avec une forme assez régulière, la demande des ménages reprend, même si l'offre reste marquée par la forte chute de production des industries extractives (une situation assez inverse à celle de la Chine, et plutôt inflationniste). En revanche, le risque politique ne cesse de s'accroître à mesure que s'accumulent des événements qui tous, pointent une forme de fatigue politique au Kremlin. Quant à l'image de la Russie sur la scène internationale ‒ et avec elle le soft power de ce pays ‒ elle est à nouveau assombrie par un nom de plus sur la liste tout simplement ahurissante d'affaires d'empoisonnement de citoyens russes.

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