Un modèle de croissance qui ne marche pas

par Patrick Artus, directeur de la recherche économique chez Natixis

Plusieurs pays ont mis en place une spécialisation productive qui consiste à :
• réduire fortement la taille de l'industrie traditionnelle ; 
• baser la croissance sur le secteur des nouvelles technologies (IT), sur d'autres secteurs "sophistiqués" (finance, informatique…) et sur les services domestiques protégés de la concurrence étrangère (au sens large : services aux particuliers, construction, distribution, loisirs…) 

Mais ce modèle, où l'industrie traditionnelle disparaît progressivement, ne marche pas
• il est impossible d'équilibrer la balance commerciale, même avec un excédent pour les nouvelles technologies, s'il est nécessaire d'importer les produits manufacturés. Les pays qui ont le plus utilisé ce modèle (Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne) ont donc de très importants déficits extérieurs. Le financement de ce déficit aux Etats-Unis par la vente d'ABS au Reste du Monde est une des causes de la crise ; 
• il est impossible d'avoir une croissance suffisante et le plein emploi seulement avec la IT et les services domestiques. Pour obtenir une croissance suffisante, les pays qui ont utilisé ce modèle ont donc dû doper la demande des ménages (investissement résidentiel, consommation) par le crédit, ce qui est une des causes essentielles de la crise avec l'excès d'endettement des ménages.

Les pays de l'OCDE ont tous connu dans la période récente une spécialisation productive où
• l'industrie traditionnelle (hors industrie des nouvelles technologies) perd de l'importance ;
• le secteur des nouvelles technologies (production et services liés) se développe ; ainsi que les services "sophistiqués" (finance, informatique…) ;
• le secteur des services domestiques (au sens large : services aux particuliers, loisirs, distribution, transport, construction…) se développe fortement.

Ceci se voit (nous regardons les situations des Etats-Unis, des pays de la zone euro, du Royaume-Uni) : 
• à l'évolution de l'emploi industriel, en baisse ;
• à la croissance rapide de la production de nouvelles technologies, aux Etats-Unis et dans la zone euro ;
• au développement de l'emploi dans les services domestiques (à nouveau, au sens large, incluant les loisirs, la restauration, la construction, la distribution, les transports, …) ; 
• au développement de l'emploi dans les services aux entreprises (ce qui inclut une partie de la IT : services informatiques…) et les services financiers.

On voit donc se dessiner le modèle de spécialisation productive commun à ces pays : réduction de la taille de l'industrie, développement des services domestiques, développement des secteurs haut de gamme (IT, finance, …).

Poussé à l'extrême, ce modèle de spécialisation implique : 
• de l'industrie traditionnelle, les biens correspondants étant alors entièrement importés, en particulier depuis les pays émergents ;
• la concentration de l'activité aux deux extrêmes : nouvelles technologies et secteurs "sophistiqués" d'un côté, services domestiques de l'autre, d'où le nom de "modèle bipolaire".

La logique du choix du modèle bipolaire est claire : compte tenu de l'écart de coût de production entre les grands pays de l'OCDE et les pays émergents, il est normal que l'industrie se déplace vers les pays émergents. 

Les grands pays de l'OCDE se respécialisent alors dans :
• le haut de gamme ;
• les services domestiques protégés de la concurrence des émergents.

Ce modèle bipolaire a été poussé assez loin dans sa mise en place dans quelques pays ; nous regardons les cas des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l'Espagne.

On y voit :
• une forte croissance des services domestiques ; 
• un fort "amaigrissement" de l'industrie, visible à la dégradation du commerce extérieur, aux pertes de parts de marché dans le commerce mondial ;
• une croissance forte des nouvelles technologies, de la finance… 
• l'ouverture des inégalités de revenu qui accompagne le "modèle bipolaire" de spécialisation.

Le modèle n'est pas évidemment similaire dans les trois pays. Le poids des services domestiques est plus grand en Espagne, celui de la IT et des services financiers aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ; ceci implique que les gains de productivité ont été tirés vers le bas en Espagne par le poids de l'emploi peu qualifié, pas aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Cependant, ces trois pays sont intéressants à étudier ; nous avançons l'idée suivante : ils démontrent que le modèle bipolaire (spécialisation haut de gamme et services domestiques avec disparition de l'industrie traditionnelle) ne marche pas, pour deux raisons : 
• déficit extérieur insoutenable ;
• déficit de croissance nécessitant le recours à l'endettement qui finalement devient excessif.

Nous pensons aussi que la crise financière et économique résulte du choix de spécialisation selon le modèle bipolaire : il a imposé aux Etats-Unis de financer leur déficit extérieur par la vente d'actifs "toxiques" ; il a imposé aux pays ayant choisi ce modèle de stimuler leur économie par l'excès d'endettement.

Nous gardons les trois exemples des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l'Espagne.On a vu plus haut que ces trois pays, ayant adopté le modèle de spécialisation bipolaire, avaient des déficits extérieurs des biens considérables.

Les défenseurs du modèle bipolaire avancent que la spécialisation haut de gamme permet de financer le déficit extérieur des biens par l'excédent extérieur des services. Malheureusement, ce n'est pas le cas : l'excédent des services (hors tourisme) qu'on peut obtenir même aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, est bien inférieur à celui qui compenserait le déficit des biens.

Ceci veut dire que les pays qui adoptent le modèle bipolaire accumulent une dette extérieure qui n'est finançable que s'ils peuvent continûment attirer des capitaux. Le cas de l'Espagne est ici particulier : puisqu'elle appartient à la zone euro, les capitaux se dirigent automatiquement vers l'Espagne depuis le reste de la zone euro. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni doivent trouver des capitaux étrangers, en montant suffisant, pour éviter une crise de change. On sait que, jusqu'à la crise, les Etats-Unis l'ont fait en vendant des ABS au Reste du Monde (inclus dans les obligations d'entreprise), d'où la transmission de la crise aux investisseurs non américains. Au Royaume-Uni, le financement se fait à la fois par les investissements de portefeuille et les capitaux à court terme.

L'autre problème rencontré par les pays qui ont choisi le modèle bipolaire de spécialisation productive est que, spontanément, ce modèle leur fournit peu de croissance :
• les gains de productivité dans les services domestiques sont faibles, donc les hausses de salaires réels dans les services domestiques sont réduites : de ce fait la hausse des salaires réels pour l’ensemble de l'économie est insuffisante pour générer une croissance forte, particulièrement aux Etats-Unis et en Espagne ;
• la croissance du secteur des nouvelles technologies est forte aux Etats-Unis, pas en Espagne ou au Royaume-Uni, mais, même dans le pays où il est le plus développé, ce secteur est de trop petite taille pour entraîner l'ensemble de l'économie.

Les nouvelles technologies représentent 9% du PIB aux Etats-Unis et 4% de l'emploi, et même avec une croissance annuelle moyenne de 12% par an, ceci ne contribue que pour 1 point à la croissance totale.

Les pays qui ont choisi le modèle bipolaire de spécialisation, devant cette croissance spontanément trop faible, ont donc eu recours à l'endettement des ménages pour doper la demande des ménages (investissement logement, construction).

C'est bien dans ces pays (Etats-Unis, Royaume-Uni, Espagne) qu'on observe la hausse la plus rapide du taux d'endettement des ménages. Cette hausse excessive du taux d'endettement des ménages conduit bien, ensuite, à la crise financière, déclenchée par la hausse des défauts des ménages, puis ses effets sur le marché des ABS, sur les banques.

La crise financière est déclenchée par :
• les défauts des ménages (surtout américains) sur les crédits hypothécaires ;
• le financement par l'émission d'ABS de déficit extérieur des Etats-Unis.

Ces évolutions (excès d'endettement des ménages, déficit extérieur massif des Etats-Unis) ont été déclenchées par le choix par les Etats-Unis et d'autres pays (Royaume-Uni, Espagne), du modèle de spécialisation d'une part en IT et en services sophistiqués, d'autre part en services domestiques (au sens large), d'où :
• une insuffisance de croissance (faibles gains de productivité dans les services domestiques, taille trop faible de la IT) ;
• un déficit extérieur massif (trop forte contraction de l'industrie).

La crise financière est donc la conséquence d'un choix erroné de spécialisation productive.