Zone euro : l’heure du non-choix

par Isabelle Job, économiste au Crédit Agricole

La zone euro n’a pas le choix, elle doit rapidement délivrer une réponse globale et coordonnée pour stopper les effets d’interactions délétères entre confiance, finance et activité réelle. Autrement, le dernier maillon de la contagion à l’activité risque d’entraîner la zone euro dans spirale récessive qui ne ferait qu’accroître l’acuité de la problématique d’endettement et fragiliserait encore davantage les bilans bancaires, selon un schéma auto-entretenu et potentiellement dévastateur

– Il faut sauver le soldat zone euro

Le sommet européen du 23octobre (ou celui qui lui succèdera quelques jours plus tard) s’annonce comme une nouvelle étape décisive dans la résolution de la crise larvée des dettes souveraines. L’impératif est aujourd’hui de trouver des coupe-circuit efficaces pour stopper les effets d’interactions délétères entre confiance, finance et activité réelle.

Autrement, le dernier maillon de la contagion à l’activité risque d’entraîner la zone euro dans spirale récessive qui ne ferait qu’accroître l’acuité de la problématique d’endettement des pays à finances fragiles, selon un schéma auto-entretenu et autodestructeur. Lorsque l’on sait que la zone euro, prise dans son ensemble, présente des déséquilibres financiers somme toute gérables avec un déficit public et un ratio d’endettement inférieurs, au niveau agrégé, à ceux des États-Unis ou du Royaume-Uni, il serait dommage, et surtout dangereux, de laisser le sort de la zone euro aux mains des marchés, au risque de menacer l’intégrité de l’Union. Avec une balance des paiements proche de l’équilibre, la zone euro possède les ressources suffisantes pour s’autofinancer, il suffit d’allouer efficacement ces ressources avec la dose de solidarité nécessaire, sans pour autant faire preuve de complaisance.

La question de l’aléa moral est ici centrale. Le soutien inconditionnel au secteur bancaire pendant la crise financière de 2008 doit aujourd’hui trouver son pendant au niveau des États, quitte à composer un peu avec cette notion d’aléa moral, car si les banques sont vitales pour l’économie réelle, les États le sont tout autant voire plus, en tant que dernier rempart contre la propagation d’une crise systémique.

Arriver à boucher les points d’entrée des phénomènes de contagion entre Etats et vers le système bancaire appelle une réponse globale et coordonnée selon une logique tridimensionnelle.

– Séparer le grain de l’ivraie

La contagion entre États vient de l’incapacité (ou de l’absence de volonté) des marchés à discriminer entre les souverains fondamentalement solvables et ceux dont la solvabilité est en question. Séparer le grain de l’ivraie n’est pas tâche facile, sachant que le concept de soutenabilité est très sensible aux hypothèses sous-jacentes de croissance et de taux d’intérêt et varie aussi suivant la définition retenue de la solvabilité d’un État. Comme tout le monde s’accorde sur la nécessité de stopper les dynamiques explosives d’endettement et de stabiliser les ratios de dette, seule la question du niveau reste à trancher. 90% du PIB étant, d’après les études empiriques, la limite au-delà de laquelle les effets de stock se font plus cruellement sentir, un objectif de stabilisation de la dette proche de ce niveau paraît adéquat.

Reconnaître l’insolvabilité de la Grèce a permis de franchir une telle étape et de proposer une thérapie plus adaptée alliant allègement de dette et modalités de refinancement plus concessionnelle. Mais, resolvabiliser l’État grec appelait sans doute une réponse plus agressive. Le coup de rabot sur la dette grecque, décidé en juillet, ne suffira pas, et la nouvelle décote doit être calibrée de manière à donner une chance à la Grèce de s’ajuster, sans plier sous le poids d’un endettement insoutenable. Car son pendant, une cure d’austérité d’ampleur historique paraît socialement insupportable. Accroître sans cesse la ponction sur une économie « formelle » qui s’étiole n’a pas grand sens. Il faut au contraire alléger et lisser dans le temps le poids des ajustements et mettre l’accent sur les réformes de structures afin de réanimer la croissance, une condition nécessaire pour arriver à viabiliser à terme la trajectoire d’endettement.

En aparté, Il est surprenant de chercher à tout prix à échapper à la classification de l’incident grec en défaut, afin d’éviter l’activation des couvertures CDS. La logique voudrait que ces produits d’assurance, qui ont pour vocation de se prémunir contre le risque de défaut, puissent jouer leur rôle et ce à supposer que les acteurs exposés aux risques souverains ont bien utilisé ces instruments pour se couvrir, au moins partiellement. Si tel n’est pas le cas et que ces produits ont servi d’autres desseins moins louables et sont devenus potentiellement dangereux (effet amplificateur de pertes ou de concentration de risque) alors réfléchir à une meilleure régulation de ces produits dérivés, voire à leur extinction s’impose. Sans même parler des CDS à nu qui donnent la possibilité aux investisseurs de se couvrir contre le risque de défaut d’une contrepartie à laquelle ils ne sont pas directement exposés, ce qui schématiquement revient à assurer la maison de son voisin avec une incitation claire à jouer un rôle d’incendiaire. Les CDS ont d’ailleurs été un des vecteurs de contagion (pour ne pas dire de spéculation), avec un schéma circulaire où hausse de la probabilité de défaut d’un État entraîne la baisse du prix des sous-jacents, à savoir les obligations souveraines, d’où une remontée des taux d’intérêt qui pèse en retour sur les équilibres budgétaires et rehausse la probabilité de défaut, et ainsi de suite…

Si briser le tabou du défaut en zone euro semblait inévitable, cela a malencontreusement ouvert une boîte de Pandore en reléguant les titres d’État, autrefois jugés sans risque, au rang d’actifs parfois qualifiés de « pourris », avec en toile de fond la menace aujourd’hui tangible de perte en capital sur les titres souverains. D’où la nécessité encore plus forte d’établir une séparation claire entre les problèmes d’illiquidité et d’insolvabilité. Il pourrait ainsi s’avérer opportun de réfléchir sur la trajectoire d’endettement des pays fragiles et du bien-fondé de restructurations « préventives » pour réduire et rendre plus supportables les ajustements bilantiels. Lorsque l’on voit que le Portugal suit le chemin de la Grèce et s’enfonce progressivement dans une trappe à austérité, il y a urgence à se poser cette question, avant que le doute s’instille et se diffuse.

– Renforcer la solidité du secteur bancaire

Le renforcement de la solidité du secteur bancaire de la zone euro, qui porte ce risque souverain, constitue également une étape importante pour endiguer la propagation de la crise souveraine. L’éventail des estimations sur le besoin de recapitalisation du système bancaire européen varie considérablement en fonction du niveau de stress imposé et va de 50 milliards d’euros à plus de 200 milliards d’euros, selon certaines sources. Placer le curseur au bon endroit n’est pas tâche aisée. Annoncer un programme de recapitalisation massive peut avoir des effets contreproductifs, en impliquant des hypothèses de décotes sur des souverains fondamentalement solvables qui pour- raient avoir un caractère auto-réalisateur. À l’inverse, réduire l’enveloppe à une portion congrue ne fera pas taire les inquiétudes sur la solidité des banques exposées aux souverains fragiles. Une fois fait, ce travail de séparation entre insolvabilité et illiquidité doit aider à positionner le curseur.

– Actionner un prêteur en dernier ressort

Cette distinction a aussi son importance, afin de définir le périmètre d’intervention d’un prêteur/acheteur en dernier ressort. Assurer coûte que coûte la liquidité de marché (comme cela est fait actuellement pour les banques)pour des souverains fondamentalement solvables mais faisant à des problèmes de refinancement est essentiel afin dissuader la spéculation et stopper les phénomènes run et de panique financière.

La BCE endosse aujourd’hui ce rôle mais à petite dose et à contrecœur sans être de fait un coupe-circuit efficace, d’où l’idée de décupler la capacité de tir du fond européen de sauvetage (FESF) pour agir comme coupe-feu. On sait les Allemands hostiles à toute solution impliquant une intervention de la BCE, ce qui écarte l’option d’un FESF transformé en banque ayant un accès « illimité » à la liquidité Banque centrale pour ses besoins de refinancement. Il est désormais question d’un FESF agissant comme un réhausseur de crédit (un « Monoline » géant) garantissant un certain seuil de pertes qui permettrait de multiplier sa capacité d’intervention entre deux et cinq fois, en fonction du pourcentage de nominal garanti à l’émission. Cette solution présente l’avantage certain de cibler le marché primaire et le coût de refinancement des États en difficulté, mais a pour principal écueil d’avoir une force de frappe limitée voire réduite, en cas de propagation plus avant de la crise avec des marchés toujours prompts à tester les scénarios de l’extrême. En un mot, seule la BCE possède à ce jour des munitions potentiellement illimitées pour être un rempart efficace contre un risque de contagion systémique. Il suffit peut-être de l’admettre (même si la pilule s’annonce difficile à avaler côté allemand) et de le dire pour que cette menace d’intervention de dernier ressort rassure les marchés, autant qu’elle ne les dissuade de parier contre les États.

Pour terminer en forme de boutade, le sommet européen pourrait être l’occasion de réfléchir sur la politique de communication de l’Union. Que les États-membres discutent et bataillent paraît ma foi relativement sain face à une situation suffisamment complexe pour nourrir les débats. En revanche, mettre les différends sur la place publique dessert la zone euro, avec des effets très déstabilisants pour des marchés en manque cruelle de visibilité. Parler à l’unisson, marketer l’Union comme une force, redonner du sens au projet Européen en vendant les bienfaits d’un espace pacifié, démocratique et solidaire comptent autant, pour ancrer les croyances, que les actes.

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