Chili : un modèle de développement à l’épreuve de la crise

par Sylvain Bellefontaine, économiste chez BNP Paribas

Vingt ans après la fin du régime militaire, à l’aube de son adhésion probable à l’OCDE et au moment où le monde subit sa plus profonde crise économique depuis la grande dépression des années 1930, il apparaît opportun de revenir sur la trajectoire du Chili, pays considéré comme un modèle de développement économique en Amérique latine voire au-delà, bien que ses dotations et atouts initiaux apparaissaient loin d’être évidents.

En effet, doté d’un marché domestique étroit (16 millions d’habitants), a priori « isolé » des grands centres économiques mondiaux, bénéficiant d’une façade maritime immense mais acculé à la Cordillère des Andes et dont le cuivre constitue l’unique et importante ressource naturelle, le Chili a su démythifier la « fatalité » de la malédiction des matières premières.

Le Chili est présenté comme un exemple de réussite de programme de stabilisation macroéconomique combinant libéralisation commerciale et financière et profondes réformes structurelles. Une maîtrise de l’inflation et une crédibilité de la politique monétaire obtenues de longue lutte grâce notamment à une discipline budgétaire et une gestion parcimonieuse de la manne cuprifère, le tout adossé à un cadre institutionnel et juridique stable sont les bases de ce succès. Bien entendu, la trajectoire économique et socio-politique du pays depuis les années 1970 n’a pas été linéaire. Petite économie ouverte, par définition vulnérable aux chocs externes, le Chili a toutefois incontestablement mieux su tirer les enseignements des épisodes de crise que d’autres pays au cours des trois dernières décennies, notamment en Amérique latine. 

Après avoir présenté les fondements du modèle de développement chilien au travers de l’analyse de l’histoire économique contemporaine du pays, nous tenterons de dresser un bilan économique et social ainsi que les perspectives à court terme (en lien avec la crise économique) et les enjeux à moyen long terme du pays.

Libéralisme, orthodoxie économique et rupture du compromis institutionnel (1973-89)

Entre 1940 et 1970, le modèle institutionnel chilien était le plus développé d’Amérique latine. Il se caractérisait par un régime démocratique, un clivage politique bipartisan avec une gauche puissante, une politique sociale avancée, un régime universel de retraites par répartition, le développement d’une classe moyenne et d’un niveau d’organisation et de représentativité syndicale non négligeable. Toutefois, ces avancées indéniables sur le plan institutionnel contrastaient avec des structures productives inefficaces, à l’origine de divergences entre un pays socialement avancé mais économiquement peu dynamique et fragile. Au début des années 1970, après trois décennies de politique de substitution aux importations, l’économie Chilienne était exsangue, caractérisée par une croissance atone et de profonds déséquilibres macro-économiques domestiques (inflation galopante de l’ordre de 500% et déficit public de 21% du PIB en 1973) et externes se traduisant par des crises récurrentes de balance des paiements. Le modèle chilien butait sur une insertion commerciale monoexportatrice, la faiblesse de l’épargne et de l’investissement, et la sur-indexation des salaires par rapport à la productivité.

Le dogme ultralibéral institué sous la dictature militaire…

Au même titre que ses voisins argentins et uruguayens, le Chili a été, dans les années 1970, un laboratoire pour les idées chères aux théoriciens de l’Ecole de Chicago, s’apparentant à une « révolution capitaliste », prémices du consensus de Washington.

Outre la priorité donnée à la libéralisation des marchés de biens & services et de capitaux devant permettre une allocation optimale des ressources, les monétaristes prônaient la fixation du taux de change (effective en 1979 au Chili) comme aiguillon incitant les producteurs locaux à maintenir des prix bas pour concurrencer les importations et servir d’ancrage nominal pour la formation des anticipations d’inflation.

Le cadre institutionnel a donc subi une rupture radicale par la libéralisation des prix et la remise en cause du pouvoir de négociation salariale permettant d’imposer un compromis dans le partage des gains de productivité et de la valeur ajoutée, au profit des entreprises(1).

Parallèlement à une politique monétaire restrictive, le régime du Général Pinochet a appliqué dès 1974 une politique d’austérité budgétaire, une limitation de l’interventionnisme étatique, une remise en cause des principes de redistribution, ainsi que la privatisation d’entreprises publiques (excepté quelques banques, sociétés en charge des infrastructures et Codelco, la société cuprifère) et du système de pensions en faillite (1980), participant à l’élévation du niveau d’épargne et à l’expansion des marchés de capitaux domestiques.

La réforme des procédures de contrôle monétaire s’est traduite par une libéralisation des taux d’intérêt monétaires à court terme et des taux d’intérêt bancaires, une suppression de la politique quantitative du crédit et une réduction des réserves obligatoires. Dans le même temps, des mesures ont été prises afin de limiter les barrières à l’entrée de nouveaux acteurs domestiques et étrangers dans le secteur financier et de faciliter l’accès des banques domestiques aux financements internationaux par une libéralisation du compte de capital de la balance des paiements.

Après plusieurs années « florissantes » (+7,5% de croissance annuelle entre 1976 et 1981, une inflation tombée de 212% à 20% et des comptes publics excédentaires dès 1979), la surévaluation du taux de change réel est devenue patente compte tenu d’une inflation domestique toujours supérieure à l’inflation mondiale. Ceci a induit une dégradation importante des comptes externes en lien avec la dégradation des termes de l’échange et l’essor des importations destinées notamment à alimenter le boom des dépenses en investissement.

…à l’origine du choc de la crise de 1982 caractérisée par un excès de financiarisation et d’endettement privé…

Le « premier miracle chilien » a été emporté dans la tourmente de la crise de la dette latino-américaine, conséquence d’un triple choc externe constitué par l’augmentation des taux d’intérêt aux Etats-Unis, la chute du prix du cuivre et la hausse de celui du pétrole. Cet épisode a mis en lumière les failles d’une libéralisation financière sans garde-fous en matière de gestion des risques, de supervision et de régulation passant par l’établissement d’un système prudentiel strict encadrant l’allocation et le provisionnement du crédit au secteur privé.

La crise chilienne a préfiguré celle subie par les pays d’Asie du sud-est à la fin des années 1990. A la différence des autres pays d’Amérique latine, le « pêché originel » chilien était largement imputable au secteur privé. Le mirage de la stabilité monétaire conféré par la fixité du régime de change et un cadre réglementaire non contraignant ont facilité un excès de financiarisation et d’endettement externe et domestique du secteur privé (le ratio crédit domestique/PIB est passé de 20% en 1977 à plus de 80% en 1982). Les banques et grandes entreprises se sont endettées lourdement en dollars et à court terme (42% de la dette externe totale en 1982 contre 19% en 1978), sans qu’elles ne soient en capacité de faire face à leurs engagements après la dévaluation forcée de 50% et l’abandon du taux de change fixe comme ancrage nominal en juin 1982.

Face à l’ampleur de la crise bancaire, l’Etat est intervenu massivement, le coût du sauvetage du système financier dépassant 25% du PIB, mais sans détérioration majeure des comptes publics. Soutenue par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, la stratégie des autorités chiliennes s’est centrée sur le renforcement de la régulation bancaire, un programme de réduction du service de dette du secteur privé non financier et un renflouement du système financier à travers la reprise d’actifs bancaires par la banque centrale et la recapitalisation des banques.

Le maintien d’une politique budgétaire restrictive a plongé l’économie chilienne dans une dépression plus sévère que dans les principaux pays de la région avec un effondrement du PIB réel de 16% en 1982-83 (contre -3% au niveau régional) et le quasi-doublement du taux de chômage officiel à 20%.

…requérant une approche économique plus pragmatique couronnée de succès…

Suite à l’échec de la politique de change fixe, les autorités chiliennes ont opté pour une politique délibérée de taux de change réel compétitif en élargissant progressivement la bande de fluctuation du peso par rapport au dollar. La politique de change a donc été, notamment de 1983 à 1989, un instrument décisif du processus de réallocation des ressources vers les secteurs exposés.

Cette stratégie, conjuguée à la levée des taxes sur les exportations, la signature de nombreux accords commerciaux bilatéraux et la baisse des salaires réels favorable à la compétitivité des exportations, a facilité et accompagné l’insertion internationale du Chili.

L’« offensive exportatrice » a consisté en une diversification progressive des exportations en termes de débouchés (des marchés traditionnels européen et nord-américain vers l’Asie) et de produits. 

Tout en continuant à valoriser la manne cuprifère, le choix d’axer la spécialisation sur le secteur agricole et agro-industriel (aquaculture, sylviculture, fruits, viticulture,…) intensif en main d’œuvre a dégagé des effets d’entraînement sur le reste de l’économie, et permis d’affranchir quelque peu celle-ci vis-à-vis de la mono dépendance au cuivre(2). Après la récession de 1982-83, le secteur agricole a bénéficié d’une plus grande protection que le reste de l’économie et d’une politique fiscale avantageuse. Le processus de re-privatisation des entreprises et des banques a repris à partir de 1984. Parallèlement, les droits de douane, relevés en 1983, ont été progressivement réduits de 1985 à 1988.

Tirant enseignement de l’échec de la libéralisation du compte de capital en partie à l’origine de la crise de 1982, les autorités chiliennes ont adopté une approche graduelle en matière de contrôle des capitaux, globalement plus restrictif sur les sorties que sur les entrées de capitaux au cours des années 1980.

A partir de 1987, la stabilisation macroéconomique et financière a autorisé la banque centrale à réintroduire un mécanisme de pilotage indirect de la politique monétaireviades opérations d’open market à travers l’émission d’instruments financiers indexés(3). La banque centrale est devenue statutairement indépendante en 1989 avec pour mandat de préserver la stabilité de la monnaie et le bon fonctionnement du système de paiements domestique et externe, assorti de prérogatives étendues en termes de politiques monétaire, financière et de change. Sur fond de regain d’inflation généré par une surchauffe économique et des tensions sur les prix du pétrole associées à la guerre du Golfe, la banque centrale a adopté une cible d’inflation annuelle comme ancrage nominal avec un objectif de long terme fixé à 3%.

…sans pour autant réduire la « dette sociale » accumulée par le régime militaire

Même si après sa période dite « répressive » et socialement « régressive », le régime militaire a eu, à partir de 1984-85, une « politique sociale » ayant permis des avancées dans certains domaines (retraites privées, éducation, mortalité, notamment infantile, espérance de vie), d’autres ont été largement négligés. Le système privé de santé disposait ainsi en 1988 de 52% des ressources financières disponibles pour couvrir seulement 16% de la population. A la fin des années 1980, les dépenses sociales par habitant étaient inférieures de 20% à leur niveau de 1970.

Au cours des années 1980, le niveau moyen des salaires réels a chuté de plus de 6% pendant que la richesse nationale progressait de 20%. La réduction à une portion congrue de la politique de redistribution, ainsi que la crise de 1982, ont laminé tout un pan de la classe moyenne basse, d’où une paupérisation importante. La part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté est ainsi passée de 24% en 1970 à 45% à la fin des années 1980, pendant que les inégalités de revenus s’accroissaient fortement.

Finalement, à l’appui de politiques économiques orthodoxes, le Chili a su stabiliser l’inflation (à un niveau moyen tout de même élevé de 20% par an dans les années 1980). Et suite à l’ajustement drastique des années 1982-83, l’économie chilienne assainie a repris un sentier de croissance soutenue (+6,3% en moyenne de 1984 à 1989, mais +3,3% sur toute la décennie 1980), marquée par une importante accumulation de capital (le taux d’investissement est passé de 16% en 1979 à 6% en 1982-83 et à 27% en 1989).

Ce « second miracle économique chilien » tranche avec la croissance moribonde observée dans la majorité des autres pays latino-américains (+2,1% en moyenne entre 1984 et 1989 et +1,5% sur l’ensemble de la décennie 1980), englués dans « la décennie perdue » reflétant l’adhésion de pays comme le Brésil, le Mexique ou l’Argentine à des politiques macroéconomiques interventionnistes, expansives et protectionnistes jusqu’à la fin des années 1980, puis une libéralisation financière mal contrôlée (Argentine et Mexique notamment) engendrant plusieurs crises financières majeures au cours de la décennie suivante. L’expansion de 10% par an des exportations chiliennes dans la seconde moitié des années 1980 a concouru à la résorption du déficit chronique du compte courant, financé non plus par des flux générateurs de dette mais principalement par des investissements directs étrangers (IDE), attirés par un environnement macroéconomique et juridique favorable, et contribuant à renforcer substantiellement la position de liquidité extérieure du pays.

Parallèlement, le bilan social du régime militaire s’est avéré calamiteux en sapant le compromis institutionnel ancré depuis plusieurs décennies.

Le rétablissement du compromis sociopolitique sans remise en cause du modèle libéral (1990- )

Dans un souci de recherche du consensus politique et de procéder à une transition démocratique « sans violence et sans vengeance », les gouvernements successifs ont gardé comme leitmotiv depuis 1990 de concilier maintien des grands équilibres macro- économiques et apurement progressif de la « dette sociale » vers une société plus inclusive et une croissance plus équitable.

Une transition démocratique réussie…

A la tête du pays depuis le retour à la démocratie, les dirigeants de la Concertation, la coalition de centre gauche, ont refusé les solutions de facilité et la tentation populiste consistant à donner la priorité absolue à la politique sociale. Face à un espoir de vie meilleure et à des attentes sociales importantes, les dangers de dérapage étaient d’autant plus grands que la croissance économique soutenue pouvait légitimer des revendications fortes de la part de la population.

Le Chili a donc opéré « un changement dans la continuité » en réintégrant syndicats et salariés et en associant la majorité des forces politiques dans le processus d’orientation et de décision de la politique économique et sociale, notamment en matière de fiscalité, de réforme de la législation du travail, d’amélioration du système de santé et d’éducation, de la politique du logement et de l’emploi. 

Le choc de confiance suscité par cette transition démocratique(4) sans déstabilisation institutionnelle ni remise en cause du cadre de la politique économique explique largement le dynamisme de l’investissement productif et de la croissance économique depuis deux décennies (+6,3% de croissance en moyenne au cours des années 1990 et +5,4% entre 1990 et 2008, contre +2,8% et +3,3% pour l’ensemble de l’Amérique latine).

…et des mesures de politique macroéconomique adaptées face au « choc de confiance »

De 1990 à 1993, le Chili a connu, à l’instar de ses voisins latino-américains – dont les marchés obligataires secondaires se sont développés suite à l’instauration du plan Brady en 1989 –, un afflux d’investissements de portefeuille par nature volatils, attirés notamment par un différentiel significatif entre les taux d’intérêt domestiques et internationaux (opérations de carry trade), la confiance croissante accordée aux politiques économiques chiliennes, ainsi que la transition démocratique réussie. Cet afflux de capitaux étrangers a créé un conflit entre les objectifs internes (maîtrise de l’inflation) et externes (maintien de la compétitivité des exportations) des autorités chiliennes.

Afin de limiter l’appréciation du peso et de contenir l’excès de liquidité et la croissance du crédit, la banque centrale a intensifié ses opérations de stérilisation des entrées de devises en émettant massivement des instruments libellés en peso. Ces titres ont été facilement absorbés par des marchés de capitaux domestiques de plus en plus profonds et liquides pour les titres publics mais aussi privés grâce à l’élévation du taux d’épargne domestique, limitant le recours à l’endettement en devises(5).

De plus, le cadre légal a été renforcé pour réguler les entrées massives de capitaux de court terme(6), inversant le caractère dissymétrique de l’ouverture du compte de capital. En 1991, les autorités chiliennes ont ainsi institué l’encaje, consistant en une obligation de dépôt non rémunéré et pendant un an auprès de la banque centrale de 20% puis 30% de toute entrée de capital étranger sous forme de crédit et d’investissement de portefeuille (titres obligataires puis élargi aux marchés actions en 1995), avec le souci de ne pas décourager l’investissement productif de long terme.

Parallèlement, les autorités chiliennes ont souhaité assouplir les sorties de capitaux afin de soulager les pressions à l’appréciation du peso. Les fonds de pension chiliens se sont vus offrir la possibilité d’investir à l’extérieur, pendant que les entreprises chiliennes désireuses d’investir à l’étranger ont pu accéder au marché formel des devises.

En élargissant à nouveau la bande de fluctuation du peso par rapport au dollar (jusqu’à +/-10% en 1992) puis en instaurant un panier de devises (1992), les autorités chiliennes ont permis une plus grande stabilité aux valeurs en peso des retours d’exportations dans un contexte de diversification des débouchés commerciaux.

Ces mesures ainsi que l’essor des marchés de capitaux domestiques ont facilité une certaine stabilisation du stock de dette externe et donc une forte réduction du ratio dette externe/PIB, notamment sa composante bancaire à court terme. De plus, ces mesures semblent avoir permis de maintenir des taux d’intérêt domestiques élevés permettant une réduction graduelle de l’inflation vers un régime d’inflation modérée (l’objectif de 3% a été atteint à partir de 1999), sans déstabiliser le peso. La régulation des entrées de capitaux a eu un effet positif sur la stabilité macroéconomique durant la première partie des années 1990, contribuant à maintenir la demande agrégée et un déficit courant raisonnable.

Les caractéristiques de la crise chilienne de 1982 ont à nouveau été à l’œuvre lors de la crise tequila mexicaine de 1994-95 (complétés par une crise de liquidité du secteur public), sans effet de contagion notoires sur le Chili, alors considéré comme un safe haven. A contrario, l’Argentine, qui a opté à partir de 1991 pour une libéralisation des flux de capitaux, a du faire face à une nouvelle crise bancaire en 1995, alors qu’elle avait retrouvé une certaine stabilité économique et financière suite à l’instauration du plan de convertibilité(7). La crise mexicaine n’aura induit qu’un retournement temporaire des flux de capitaux dans la région, mais a mis en exergue les risques de crise de liquidité liée au non renouvellement de dettes obligataires à court terme (Mexique) ou aux fuites de dépôts bancaires (Argentine).

…jusqu’au sudden stop de 1998

La crise asiatique de 1997, crise de liquidité consécutive à un credit crunch du financement bancaire international sur lequel reposait largement le boom économique régional, a essentiellement été ressentie au Chili et en Amérique latine via le canal commercial, suite à la chute de 30% des prix des matières premières hors pétrole. Par la suite, le défaut souverain russe d’août 1998 a eu un effet systémique malgré le poids commercial et financier relativement faible de la Russie(8). A l’exception du Mexique, l’ensemble des pays d’Amérique latine a subi à cette occasion un sévère coup d’arrêt des flux de capitaux au premier rang desquels le Chili. 

En 1996-97, les autorités chiliennes n’ont pas souhaité endiguer – par une hausse du taux des réserves obligatoires ou d’autres mesures – une nouvelle vague de capitaux étrangers portée par l’illusion de l’immunité du Chili et du caractère non répétitif des crises financières. En apparence, les investisseurs étrangers considéraient cette réserve obligatoire comme un prix d’option pour investir au Chili, relativement modique au regard des anticipations d’appréciation réelle du change. Utilisée par la banque centrale comme un instrument de désinflation à partir de 1995, l’appréciation réelle du change est devenue propice au creusement du déficit courant.

Durant toute l’année 1998, la banque centrale a combattu énergiquement la dépréciation du change en vendant massivement des devises, de peur de faciliter le retour de l’inflation dans une économie en surchauffe.

Le contrôle des capitaux a été levé en septembre 1998 afin de maintenir les entées de capitaux en période de turbulence, mais des choix contestables de policy mix(9) ont exacerbé la défiance des investisseurs vis-à-vis du risque chilien, plaçant le Chili dans la même catégorie que l’Argentine. Dans le même temps, de faibles contraintes réglementaires sur les sorties de capitaux ont favorisé des fuites de capitaux de résidents, notamment les fonds de pension pour un montant équivalent à 5% du PIB en 18 mois, contribuant de façon procyclique à la contraction de la liquidité domestique.

Le Chili a finalement subi le plus important ajustement macroéconomique depuis le début des années 1980. Mais l’ajustement du compte courant s’est globalement avéré plus rapide et la dépréciation réelle du change moins brutale que pour les autres pays latino-américains. Toutefois, l’investissement s’est contracté de 18% en volume sur la seule année 1999, contribuant à trois trimestres de récession économique, et le taux d’investissement est tombé de 27% du PIB en 1997 à 21% en 1999.

…absorbé grâce à des fondamentaux relativement solides

Au-delà de la décision rapide des autorités chiliennes de laisser flotter le change (septembre 1999), l’ouverture commerciale et surtout la solidité du système financier et la faible dollarisation financière expliquent la relative résilience et l’ajustement rapide de l’économie chilienne sans crise financière (telle qu’au Brésil en 1999) ni effondrement de l’économie (tel qu’en Argentine en 2001(10)). Un taux d’ouverture commerciale plus important requière une moindre dépréciation réelle du change pour éliminer un déficit extérieur. Avec un déficit courant proche de celui du Chili (-4.5% du PIB en 1997), l’Argentine, moins ouverte que le Chili, aurait donc du consentir une dévaluation substantielle du peso. Mais cette solution était potentiellement extrêmement dommageable compte tenu de la forte dollarisation de l’économie argentine(11). Le secteur public argentin, endetté quasi-exclusivement en devises (contre 45% au Chili), faisait plus partie du problème que de la solution.

En complétant sa politique de ciblage d’inflation par l’adoption d’un régime de change flexible, le Chili a accentué l’autonomie de sa politique monétaire vis-à-vis des chocs de change, un change flexible permettant de limiter la volatilité des taux d’intérêt et des réserves de change. En 2001-02, la retentissante crise argentine et le ralentissement économique mondial lié à l’explosion de la bulle internet ont ralenti la sortie de crise du Chili, mais sans déstabilisation macroéconomique. Dans un contexte à nouveau marqué par une détérioration des termes de l’échange, le taux de change a joué un rôle de variable d’ajustement plus efficace qu’en 1998 et la politique monétaire a indubitablement été contracyclique.

Confiance face à la crise économique actuelle

De 2003 à 2007, le Chili a connu un niveau de croissance conforme à son potentiel d’environ 5% par an et a su capitaliser sur un environnement international favorable – hausse du cours des matières premières tirée par la demande mondiale, liquidité mondiale abondante et conditions financières favorables – pour consolider davantage ses fondamentaux macro-économiques. Ceci a permis au pays d’aborder dans des conditions relativement confortables la crise financière mondiale larvée depuis l’été 2007, ouverte depuis l’automne 2008 et à l’origine d’une crise économique globale de grande ampleur. 

Secoué par la crise mondiale…

Compte tenu de la taille relativement réduite et de l’ouverture de l’économie Chilienne (le taux d’ouverture commerciale est de 40% du PIB), le choc externe marqué à l’automne 2008 par un sévère credit crunch au niveau mondial, une chute de la confiance des marchés, une récession économique initiée dans les pays développés n’épargnant pas les pays émergents et une baisse marquée du prix du cuivre (-70% entre juillet et décembre 2008), a conduit à un sérieux coup d’arrêt de l’activité économique chilienne.

Le PIB réel s’est contracté sur quatre trimestres consécutifs pour s’établir à -0,4% au T2 2009 (-4,2% en glissement annuel). La demande interne s’est repliée de 9% en glissement annuel au premier semestre 2009, avec un fort recul de l’investissement (-15%), tandis que la consommation privée a reculé de 2% sous le double effet de la hausse du taux de chômage de 7,2% début 2008 à 10,7% en juin 2009 et du resserrement du crédit à la consommation. Parallèlement, la consommation publique a augmenté de 7% en glissement annuel au S1 2009 dans le cadre de la politique de relance budgétaire, et la contribution nette du commerce extérieur à la croissance est devenue fortement positive, compte tenu de la chute plus brutale du volume des importations (-17%) que de celui des exportations (-4%).

A l’exception du secteur sylvicole, tous les secteurs d’activité affichent des performances médiocres. La production industrielle (16% du PIB réel) a chuté de 12% en glissement annuel au S1 2009. La production minière, qui représente 7% du PIB réel, mais 14% du PIB nominal compte tenu de l’incidence de la hausse du cours du cuivre sur les dernières années, baisse tendanciellement depuis fin 2007 (- 5% au S1 2009 par rapport au S1 2008). En dépit d’efforts de la part de Codelco, principal producteur mondial de cuivre, pour accroître sa production et réduire la charge des coûts d’exploitation, la société nationale a connu un premier semestre 2009 très difficile malgré une taux de change favorable. Les services financiers (19% du PIB réel) et le secteur de la construction (8% du PIB réel) ont vu leur activité décroître respectivement de 2% et 4%. Le secteur aquacole – le pays est le second producteur mondial de saumon – est en plein marasme, affecté depuis de nombreux mois par une épidémie qui décime une industrie intensive et soulève des interrogations d’ordre environnemental, sanitaire et social.

Structurellement excédentaire depuis 2004, le compte courant du Chili s’est rapidement dégradé à partir de la mi-2008 en lien avec la résilience de la demande interne jusqu’à l’automne, la détérioration des termes de l’échange et la dépréciation du peso (-25% en quatre mois) à l’origine d’une hausse de 31% des importations sur l’année. Au cours de la même période, les exportations totales ont baissé de 2% sous l’effet de la chute de plus de 8% des exportations minières représentant toujours près de 60% des exportations du pays. L’excédent commercial a été divisé par quatre en 2008 à 4,6 milliards de dollars et le solde du compte courant est passé d’un excédent de 7,2 milliards de dollars (4,4% du PIB) en 2007 à un déficit de 3,4 milliards (2,0% du PIB) en 2008, malgré la baisse du déficit du compte de revenus (-21% à 9% du PIB en 2008) induite par les moindres rapatriements de profit opérés par les nombreuses multinationales implantées au Chili. Depuis le début de l’année, l’effondrement des importations lié à la contraction de la demande interne et au rebond du prix du cuivre (notamment sous l’impulsion de la demande chinoise qui absorbe 17% des exportations chiliennes devant les Etats-Unis (12%) et le Japon avec (11%)) a permis un redressement rapide des soldes commercial et courant.

Contrairement aux précédents épisodes de crise financière et à ce qui a pu être observé récemment dans d’autres pays, le compte de capital du Chili s’est sensiblement amélioré au second semestre 2008. Les flux d’investissement direct étranger ont continué d’affluer dans le pays, atteignant un montant record de 16,8 milliards de dollars (10% du PIB) en 2008 soit +25% en un an, positionnant le Chili largement devant les deux principales économies latino-américaines (Brésil et Mexique) en termes d’IDE rapporté au PIB.

Dans le même temps, les flux d’investissement chilien à l’étranger ont progressé fortement, limitant l’augmentation des flux nets d’IDE à 3,4% en 2008 et accentuant leur chute au S1 2009 (-47% par rapport au S1 2008), dans un contexte de recul substantiel des entrées d’IDE. Attendu autour de 1% du PIB cette année, le déficit du compte courant devrait malgré tout demeurer couvert par les entrées nettes d’IDE. 

Le déficit du compte financier du Chili est structurellement élevé du fait d’importantes sorties de portefeuille imputables essentiellement aux actifs placés à l’étranger par les fonds de pension domestiques et les fonds souverains. Or, l’intensification de la crise financière a accentué l’aversion au risque des fonds de pensions chiliens qui ont rapatrié une partie de leurs actifs localement (la valeur des actifs à l’étranger a chuté de moitié entre mai et décembre 2008 à 21 milliards de dollars) participant au soutien du compte de capital. Cependant, tirant avantage de l’amélioration des conditions sur les marchés financiers internationaux observée ces derniers mois, les fonds de pension chiliens ont opéré une réallocation de portefeuille notable au Q2 2009. De plus, suite à la baisse drastique des taux d’intérêt chiliens depuis le début de l’année, les flux financiers liés à des opérations d’arbitrage de taux d’intérêt (carry trade) au profit de pays voisins, notamment le Brésil, ont dépassé cinq milliards de dollars au S1 2009. Ces récents mouvements, conjugués à la baisse des IDE, pèsent sur le compte de capital, sans toutefois soulever un risque majeur de déstabilisation de la balance des paiements.

Pour le second semestre 2009, dans un contexte toujours incertain tant au niveau international que local, certains indicateurs avancés (indices de confiance et indicateurs économiques mensuels) annoncent une certaine stabilisation de l’économie chilienne, permettant d’envisager une reprise progressive de l’activité économique d’ici la fin de l’année. Le Chili ne devrait toutefois pas échapper à une contraction du PIB réel de l’ordre de 1,5 % en 2009, après +3,2% en 2008. Dans l’hypothèse d’une amélioration de l’environnement international et compte tenu de la solidité des fondamentaux et de la relative efficacité de la politique macro-économique, la croissance économique pourrait atteindre 3,5% en 2010.

…mais des « amortisseurs » solides et des atouts pour rebondir

Plusieurs facteurs semblent avoir atténué l’intensité de la crise économique au Chili qui dispose d’atouts indéniables pour rebondir relativement rapidement.

Au cours des dernières années, la position de liquidité extérieure du Chili s’est renforcée. Les excédents courant et budgétaire ainsi que l’intervention de la banque centrale sur le marché des changes entre avril et septembre 2008, destinée à limiter l’appréciation du peso et à soutenir la compétitivité des exportations par l’achat de devises, ont permis au pays d’amasser un montant significatif de réserves de change (24 milliards de dollars actuellement), auquel s’ajoutent les 16 milliards de dollars du fonds de stabilisation économique principalement investis sur les marchés internationaux et les 36 milliards de dollars d’actifs étrangers détenus par les fonds de pension chiliens. Au total, le Chili a les moyens d’honorer ses engagements externes à court terme. Ceux-ci ont d’ailleurs diminué depuis le début de l’année, participant à l’allongement de la maturité moyenne de la dette externe des corporates et des banques chiliennes, qui constitue l’essentiel de la dette externe du pays.

L’exposition extérieure du secteur privé a légèrement baissé, le stock de dette externe en progression ces dernières années s’étant réduit de 69 milliards de dollars en septembre 2008 à 64 milliards en juin 2009 (38% du PIB de 2008).

Un système financier développé et solide

La dégradation du risque de crédit a été atténuée par la solidité du système financier chilien, considéré comme l’un des plus sophistiqué et liquide parmi les pays émergents. Dans un contexte de credit crunch international, les marchés de capitaux domestiques, qui ont profité ces dernières années du développement des fonds de pension, ont permis aux entreprises chiliennes de substituer le financement local au financement externe. Les émissions de titres de corporates sur le marché domestique ont atteint 2,1 milliards de dollars au S1 2009 contre 0,8 milliard un an plus tôt. Le projet de réforme des marchés de capitaux repoussé compte tenu de la crise pourrait être présenté au congrès dans les prochaines semaines. Les autorités chiliennes souhaitent voir la crise financière comme une opportunité et ambitionnent de faire de Santiago une grande place financière régionale en ouvrant l’accès au marché local à de nouveaux acteurs, notamment les investisseurs institutionnels étrangers et les institutions multilatérales. 

Le système bancaire est bien régulé, supervisé et capitalisé. Les pratiques en termes de gestion des risques et de management sont strictes. Toutefois, les autorités monétaires souhaitent encore renforcer la régulation financière et les exigences en termes de capitalisation des banques. Le ratio encours de crédit bancaire au secteur privé/PIB est élevé (75%). Le crédit ne s’est pas tari depuis l’automne, mais sa progression a ralenti fortement (+6% en glissement annuel en juillet 2009 contre +20% en juillet 2008), notamment dans le segment du crédit à la consommation. Malgré l’assouplissement drastique de la politique monétaire, sa transmission aux taux d’intérêt bancaires a été mesurée. Dans un contexte d’augmentation des prêts non performants (de 1% des encours en décembre 2008 à 3.5% en avril 2009), les banques ont augmenté leurs marges d’intermédiation et maintiennent des pratiques de financement assez prudentes soutenant leur profitabilité.

Des leviers de politique macroéconomique contracyclique

En 2008, dans un contexte de résilience de la demande domestique et de boom des prix alimentaires et énergétiques, les autorités monétaires se sont employées à lutter contre l’appréciation du peso et l’accélération de l’inflation (jusqu’à un taux annuel de +9,9% en octobre 2008). Puis, à partir d’octobre, la banque centrale a interrompu son programme d’achat de devises pour se focaliser sur la stabilisation du système financier, en coordination avec le Trésor. A cette fin, elle a mis en place un programme de swap de devises de cinq milliards de dollars destiné à fournir de la liquidité dollar aux banques. Le trésor a déposé un milliard de dollars auprès des quatre principales banques locales, et les opérations de Repo ont été largement utilisées et étendues pour soutenir la liquidité en monnaie locale.

Depuis le début de l’année, la contraction de l’activité économique et la rapidité du processus de désinflation (l’inflation s’établit à +0.3% sur douze mois en juillet, bien en dessous de la cible d’inflation à moyen terme de 3%) a conduit la banque centrale a réduire drastiquement son taux directeur (-775 points de base en sept mois) à un niveau historiquement bas de 0.5% depuis juillet et pour une durée annoncée de six mois.

Elle a aussi fixé le taux interbancaire à six mois au niveau du taux directeur pour renforcer les pressions à la baisse sur les taux de marché et aplatir la courbe des taux.Parallèlement au relâchement de la politique monétaire, le gouvernement dispose d’importants leviers en matière de stimulus budgétaire compte tenu de sa position financière très favorable. Le programme de relance est estimé à 4,5 milliards de dollars (3,0% du PIB) pour 2009, financés en recourant à l’endettement sur le marché domestique (la dette publique devrait augmenter de 5% du PIB en 2008 à 8% cette année) mais surtout via le fonds souverain, dont 4 milliards de dollars ont d’ores et déjà était rapatriés et débloqués (une seconde tranche du même montant pourrait être débloquée d’ici la fin de l’année). Cela a participé avec le rebond du prix du cuivre à l’appréciation du peso observée depuis le début de l’année (+15%). Les priorités du gouvernement portent sur le soutien du programme d’infrastructure, des transferts directs à destination des foyers les plus démunis, le subventionnement de l’emploi des jeunes, le financement du plan d’investissement de Codelco, des baisses temporaires d’impôts pour les PME et le soutien du crédit par l’intermédiaire des banques publiques. 

Selon le régime fiscal chilien, l’évolution des dépenses publiques doit respecter une cible structurelle définie en fonction du prix du cuivre sur longue période et du niveau de la croissance potentielle, ce qui permet de maintenir le niveau des dépenses en période de baisse du prix du cuivre. La règle de surplus structurel initialement fixée à 1% du PIB a été réduite à 0,5% en 2008 et désormais à 0%. Toutefois, le gouvernement a annoncé qu’il prévoyait un déficit structurel de 0,4% du PIB cette année. Le déficit budgétaire est attendu à 4% du PIB en 2009, après +6,7% du PIB en moyenne depuis 2005, et devrait se redresser progressivement (-1,0% attendu en 2010) à mesure que les conditions économiques se normaliseront.

Bilan : une économie toujours émergente

Considéré comme un leader régional en termes de stabilité institutionnelle et de développement économique et financier, le Chili affiche des indicateurs socioéconomiques relativement décevants. D’importants défis restent à relever pour que le pays assure son développement économique à moyen et long terme afin d’intégrer le club des pays développés.

Un exemple de stabilité institutionnelle et macroéconomique…

La faible volatilité de l’activité économique, facteur prépondérant dans la prise de décision d’un investisseur et signe de maturité d’une économie, a baissé tendanciellement au Chili depuis les années 1980, alors qu’elle a augmenté sensiblement en Argentine et au Venezuela, pays menant des politiques économiques considérées comme hétérodoxes et difficilement soutenables à moyen terme. La qualité de l’environnement institutionnel chilien est soulignée par les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale qui classe le Chili au 28e rang mondial (sur 205 pays répertoriés) pour sa stabilité sociopolitique, le respect des principes démocratiques et de l’état de droit, l’ « effectivité » du gouvernement, et le contrôle de la corruption. Selon les indicateurs de compétitivité élaborés par le Forum Economique Mondial, le Chili se classe aussi 28e sur 137 pays grâce notamment à une bonne « efficience » des marchés et à la sophistication du système financier, mais se positionne moins bien en termes d’innovation et d’éducation secondaire et supérieure(12).

…mais des indicateurs socioéconomiques contrastés…

Les critères liés au développement humain et au niveau de vie situent le Chili en tête des pays d’Amérique latine, mais assez loin derrière la moyenne de l’OCDE. Surtout, le dynamisme et la relative stabilité de la croissance économique ne se sont pas accompagnés d’une amélioration des conditions de répartition de la richesse nationale. Dans un sous-continent considéré comme des plus inégalitaires, le Chili affiche toujours avec le Brésil la dispersion des revenus la plus forte. Le caractère endémique des inégalités de ressources stigmatise la difficulté et le temps nécessaire pour gommer des disparités liées à une structure sociale relativement cloisonnée et limitant la mobilité sociale, au profit d’une certaine forme d’oligarchie héritée du colonialisme.

…au centre des enjeux à moyen et long terme

Malgré les efforts en termes de politique sociale menés par les gouvernements successifs, la réduction des inégalités passant par une société plus inclusive demeure un objectif prioritaire pour sauvegarder le compromis institutionnel. Bien que le Chili présente l’un des niveaux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés en Amérique latine (18% du PIB, soit le double de celui du Mexique mais la moitié de celui du Brésil), ce taux demeure nettement plus bas que la moyenne des pays de l’OCDE, notamment en Europe, ce qui explique le caractère faiblement redistributif de la politique sociale chilienne.

Le boom économique des dernières années a suscité un certain durcissement du climat social, une partie de la population engageant le gouvernement de Michelle Bachelet à se départir de sa rigueur budgétaire pour dépenser plus largement les excédents accumulés. Mais dans un contexte économique aujourd’hui dégradé, l’opinion publique confirme son attachement au « modèle chilien » et soutient massivement l’action du gouvernement engagé dans une politique de stabilisation et de relance de l’économie.

L’éducation et le capital humain, le système de retraite dual (les trois quarts des pensions allouées demeurent à la charge de l’Etat en grande partie via le minimum vieillesse, un quart seulement étant financé par les fonds de pension), la recherche et développement, les nouvelles filières d’activités à plus forte valeur ajoutée, l’indépendance énergétique (notamment vis-à-vis du gaz argentin) et le développement du potentiel en termes d’énergies renouvelables, ainsi que l’amélioration de l’accès des PME aux sources de financement sont autant de domaines dans lesquels le Chili doit encore investir davantage pour générer de nouveaux relais de croissance soutenable et plus équitable.

Dans un contexte de globalisation des marchés, la crise mondiale initiée aux Etats-Unis à l’été 2007 s’est propagée rapidement aux autres pays développés et l’utopie du découplage économique entre pays avancés et émergents s’est progressivement fissurée pour s’effondrer à l’automne 2008. Traditionnellement à l’avant-garde des crises économiques et financières depuis les années 1980, les pays d’Amérique latine brillent aujourd’hui par leur absence au panthéon des régions les plus touchées par la crise. Cette relative résilience du sous-continent a mis en exergue les progrès réalisés ces dernières années en termes de politiques macroéconomiques.

Plus petite et plus ouverte économiquement et financièrement et que ses voisines, l’économie chilienne toujours insuffisamment diversifiée, prouve une nouvelle fois que sa matrice de développement fondée sur des réformes structurelles profondes et la crédibilité des politiques économiques axées sur une amélioration à moyen et long termes des conditions économiques est opérante en période de fortes turbulences. Précurseur régional de l’orthodoxie macroéconomique, le Chili se positionne pour une normalisation relativement rapide des conditions économiques, à l’instar du Brésil, du Pérou voire de la Colombie, alors que le Mexique est très durement touché par la récession américaine et que la trajectoire économique de l’Argentine et du Venezuela laisse les analystes perplexes. Mais au-delà des principes de saines politiques économiques, le Chili se démarque surtout par la stabilité de son cadre institutionnel que les élections présidentielles de décembre 2009 ne devraient pas remettre en cause quelqu’en soit le résultat.

Pourtant, les revendications sociales demeurent fortes du fait de la dichotomie entre d’un côté la stabilité et le dynamisme économique du pays et de l’autre la lenteur des progrès socioéconomiques. Ainsi bien que les indicateurs macroéconomiques du Chili puissent faire pâlir d’envie la plupart des pays développés, ses indicateurs socioéconomiques ainsi que la structure de son économie le placent toujours parmi les pays émergents.

NOTES

  1. La flexibilisation du marché du travail a été opérée à travers une réduction substantielle des coûts de licenciement et la suppression des droits de grève et des syndicats (1973-79), puis leur restitution dans des conditions très restrictives après le rétablissement des conventions collectives.
  2. Parallèlement, certains pans de l’économie domestique ont été « sacrifiés », concurrencés par les importations pour lesquelles les barrières tarifaires ont été abaissées sans permettre une adaptation progressive de l’appareil productif.
  3. La maturité des « billets à ordre » émis par la banque centrale a progressivement été allongée (de 90jours, soit l’instrument de référence, jusqu’à 20 ans en 1993) dans le but de faciliter la développement de la courbe des taux et les marchés de titres à plus longue échéance. Dans le même temps, la consolidation des finances publiques a réduit progressivement l’utilisation des bons du trésor dans les opérations de la banque centrale.
  4. A noter toutefois que des « scories » hérités de la période autoritaire, tels que la nomination de sénateurs à vie, ont entaché et ralenti le processus législatif de réformes jusqu’à la fin des années 1990. 
  5. Notamment de la part d’un secteur public se cantonnant à émettre des titres en monnaie locale généralement indexés sur l’inflation.
  6. En ouvrant une brèche dans le triangle des incompatibilités identifiées par le modèle de Mundell-Fleming (mobilité des capitaux, stabilité des changes et indépendance de la politique monétaire), les restrictions aux mouvements de capitaux permettent aux autorités de recouvrer une part d’autonomie dans la fixation du niveau de leur taux d’intérêt.
  7. Mis en place en 1991 et abandonné dix ans plus tard, le currency board argentin était fondé sur un ancrage de change à parité peso/dollar, la possibilité de nouer librement des contrats en dollar, l’adossement de la base monétaire aux réserves de change supposant une interdiction de monétiser les déficits publics, et l’abolition de l’indexation des prix.
  8. Le défaut russe a fragilisé le bilan des intermédiaires financiers internationaux fortement « leverages »; et les pertes subies ont conduit à un « liquidity crunch » pour de nombreux marchés émergents. De plus, la décision du FMI de ne pas soutenir la Russie a accentué l’aversion au risque émergent en créant les conditions d’un phénomène d’aléa moral inversé. Les flux de capitaux vers l’Amérique latine n’ont repris que très lentement et les conditions de financement externe n’ont retrouvé leur niveau d’avant la crise russe qu’en 2003, sachant qu’entre temps la crise argentine de 2001 est intervenue.
  9. Le resserrement des marges de fluctuation du change et le durcissement drastique de la politique monétaire ont en effet été interprétés par les marchés comme la réponse des autorités chiliennes à un risque de mismatch de devises dans le bilan des entreprises locales. Ce signal était apparemment sans fondement puisque ce problème concernait princi- palement des filiales de multinationales.
  10. Caractérisé par une ruée bancaire, l’insolvabilité généralisée du système bancaire, un défaut souverain, une chute du change et l’abandon du currency board, un effondrement du PIB de 15% en un semestre, et une crise sociale et politique majeure.
  11. La dollarisation est positivement corrélée à la faiblesse institutionnelle, au manque de crédibilité de la politique économique, au pass-through du change sur l’inflation, aux réticences envers la flexibilisation du change, à la volatilité de l’activité économique et à la vulnérabilité aux fuites de capitaux.
  12. La dernière étude PISA de l’OCDE sur l’évaluation des compétences scolaires à 15 ans datée de 2006 place le Chili devant le Mexique, le Brésil et la Colombie mais loin derrière la moyenne de l’OCDE.

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