Le risque d’élargissement des conflits : comment, pourquoi ?

par Tania Sollogoub, Économiste au Crédit Agricole

Les guerres ont leurs rythmes propres et elles les imposent à la réalité. Repérer et bien nommer ces inflexions permet de mieux articuler les scénarios économiques aux évolutions géopolitiques. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, les risques d’élargissement du conflit ukrainien augmentent. Que sait-on de ce genre de moment géopolitique ?

Evidemment, les scénarios d’escalade sont toujours liés à la stratégie des belligérants (en l’occurrence, intensification de la pression russe, ou frappes en profondeur de l’Ukraine sur le territoire russe, par exemple sur les capacités de raffinage). Mais le risque d’élargissement du conflit pourrait aussi être lié à l’affaiblissement de l’Ukraine : les alertes de l’état-major, quant à la fragilité de la ligne de front, sont à prendre au sérieux, que ce soit en tant qu’opportunité pour la Russie, ou de dilemme pour l’Otan – l’hypothèse de l’ouverture d’un second front contre la Russie, façon de desserrer l’étau sur l’Ukraine, ne serait théoriquement pas à écarter, en termes de stratégie, car la Russie peinerait à l’assumer. Mais les pays de l’Otan n’y semblent pas tous prêts non plus, que ce soit militairement ou politiquement.

Cependant, l’histoire prouve surtout que les escalades sont souvent le fait « d’accidents », involontaires ou pas, sur la base de décision humaine, de défaillance technologique, d’erreur administrative, ou de jeux politiques de pouvoir. Dans « L’essence de la décision », paru en 1971, Graham Allison – qui a remis à la mode le piège de Thucydide pour expliquer la dynamique des relations sino-américaines – avait contesté, à partir d’une analyse de la crise de Cuba, l’idée d’un comportement rationnel des États, empruntée à l’économie par les théories des relations internationales. Il s’inspirait de la sociologie des organisations pour souligner la rationalité limitée des acteurs. Et il explorait les jeux internes de pouvoir dans les gouvernements, ou les organisations internationales, comme facteur de décision. Le titre du livre provenait d’ailleurs d’un discours de Kennedy de 1963 : « L’essence de la décision ultime demeure impénétrable à l’observateur et même, souvent, au décideur lui-même ».

Se méfier d’une pensée linéaire en géopolitique

Les scénarios d’extension de conflits ne sont donc jamais inévitables, pas plus que la géopolitique n’est linéaire. Il faut se méfier de notre tendance confortable à prolonger les courbes. Les guerres sont, au contraire, faites de pauses et de ruptures, et c’est le sens de la fameuse expression du « brouillard de la guerre » : les probabilités des scénarios sont impossibles à calculer, n’en déplaise à l’utilisation accrue de l’IA dans les war games. Et puis, dans ce genre de moment, la statistique n’est pas neutre politiquement : une opinion publique convaincue de l’inévitabilité de la guerre est un facteur autoréalisateur de montée aux extrêmes. Clausewitz pointait ainsi la polarisation mentale des populations comme moteur des grands conflits, dont la dynamique dépasse largement l’idée classique de la guerre comme prolongement de la politique.

Le rêve stratégique de Brzezinski ?

Dans ce contexte, la recomposition stratégique de l’Europe s’accélère néanmoins, et une « ligne de front » se dessine, des Baltes jusqu’à la Roumanie, ligne sur laquelle les gouvernements semblent en train d’acter le scénario d’une longue période de tension avec la Russie. Ces pays se préparent tous à l’hypothèse d’un conflit, sans toutefois en préciser la date. D’une certaine façon, ils construisent donc aussi une stratégie de dissuasion, et de guerre froide (limitée au territoire européen, car le reste du monde n’adopte pas ce scénario). Dans le même esprit, le secrétaire général de l’OTAN insiste sur la nécessité de trouver des solutions de financement pour l’Ukraine dans la durée, par exemple en créant un fonds d’aide sur 5 ans. Au fond, en projetant la tension géopolitique dans le long terme, la guerre en Ukraine réalise au passage le rêve stratégique du vieux conseiller de l’ombre de nombreux présidents américains, Z. Brzezinski : l’Eurasie semble se couper en deux pour très longtemps… à condition néanmoins que la situation politique intérieure des pays n’évolue pas ! Pour exemple, Poutine a consolidé pour l’instant sa position, mais le Belarus est un maillon à surveiller de près. Ainsi, derrière les fronts militaires, se déplacent aussi les fronts politiques, idéologiques et, bien sûr, ceux de la guerre économique.

Une nouvelle ligne, des Baltes à la Roumanie

Si tous les pays concernés augmentent leurs dépenses militaires, leur rôle ne serait cependant pas le même, en cas de conflit élargi, et cela oriente dès à présent leurs arbitrages. On peut distinguer trois catégories. La Suède, désormais 32e membre de l’OTAN, servirait de zone arrière de transports – le gouvernement n’en a pas moins appelé ses ressortissants à se préparer psychologiquement à un conflit, discours auquel ont fait écho les autorités polonaises. La Roumanie a été choisie pour accueillir la plus grosse base de l’Otan, qui dépassera Mannheim. Cette base, en construction, pourra accueillir 10 000 soldats et leurs familles. Quant à la Bulgarie, son industrie fournit à Kiev des munitions et du carburant. Néanmoins, une partie de la population a des sympathies pour la Russie, et l’éclatement de la coalition au pouvoir ainsi que la perspective de nouvelles législatives ouvrent une marge de progression pour le Parti anti-Otan Renaissance, son ascension étant favorisée par les affaires de corruption au sommet du pouvoir.

Les frontières du « monde russe »

Viennent ensuite les pays frontaliers, exposés directement à des tensions, mais sans réelles problématiques de populations russes sur leurs territoires. Il s’agit de la Pologne, mais aussi de la Finlande, qui a fermé sa longue frontière avec la Russie depuis l’automne. Cette extension des frontières de Moscou avec l’OTAN (1 300 km) oblige d’ailleurs la Russie à repenser sa chaîne de commandement Nord, d’autant que la Baltique est quasiment devenue une mer intérieure de l’Otan. Pas tout à fait cependant, et cela amène d’ailleurs au troisième groupe de pays, dont les Baltes, qui partagent avec la Moldavie et le Kazakhstan le « privilège » de faire partie de ce que Poutine appelle « le monde russe », car des populations d’origine russe y vivent toujours.

Surveiller Kaliningrad

La protection des populations russophones de Transnistrie peut donc vite devenir un sujet d’extension du conflit, mais il serait délicat pour la Russie d’y acheminer hommes et matériels, cette partie de la mer Noire lui étant devenue difficile à franchir. Surtout, cela pointerait Odessa en épicentre de guerre. Du côté des pays baltes, l’enclave russe de Kaliningrad est l’un des points potentiels d’escalade, car une rupture du corridor de Suwalki (65 km entre la Pologne et la Lituanie) couperait les Baltes de l’Europe, et couperait aussi, à l’inverse, la Russie de ses ressortissants. Les réactions de Moscou ont ainsi été très fortes l’an dernier quand la Pologne a renommé l’enclave Krolewiec, nom donné au XVe siècle à un territoire que les Chevaliers teutoniques avaient eux-mêmes, plus tôt, nommé Königsberg. En fait, la bataille des légitimités historiques bat son plein depuis que la géopolitique a repris en main le scénario mondial : comme en 1919, lors des négociations de paix de la région parisienne (Versailles, Trianon…), l’heure est partout aux cartographes, aux historiens et aux juristes, confrontés aux arbitrages douteux entre droits des peuples et souveraineté des nations.

En Turquie, quand la hausse des prix soutient la démocratie

La victoire de l’opposition dans cinq grandes villes a même surpris Erdogan, qui s’était impliqué dans la campagne. Nous avons perdu notre élan, a-t-il déclaré, et ce genre de constat n’est pas habituel chez lui. Au total, le CHP regroupe 37,4% des voix et l’opposition a progressé dans des régions tenues par des conservateurs. Néanmoins, l’AKP conserve l’Anatolie et les régions frontalières de la mer Noire, tandis que les Kurdes s’affirment dans le Sud-Est. La Turquie confirme donc que la démocratie y reste vivante, mais toujours minée par la polarisation. Par ailleurs, le choc générationnel se lit dans les résultats, ainsi que l’écartement politique ville/campagne – qui marque en fait tout l’Occident – résultat d’une mauvaise diffusion des gains de productivité sur les territoires, cause d’accroissement des inégalités. Ce vote consacre aussi l’attachement de la classe moyenne urbaine turque à ses libertés, et il a été renforcé par un « effet inflation ». À 68,5% en mars, la hausse des prix mord sur le pouvoir d’achat, malgré les fortes hausses de salaire minimum. Cette envolée des prix, à un moment où le reste de la planète parle de désinflation, est à mettre à l’actif du président, qui a imposé une politique monétaire atypique jusqu’en juin dernier. L’inflation devrait atteindre un plus haut en mai, avant de décroître sous les 50% en fin d’année. Si elle ne baisse pas, elle restera un puissant facteur politique, qui peut aussi inciter le gouvernement à relancer la croissance plus vite que prévu.

Géopolitique, politique et économie : penser tous les cycles en même temps

Avec ce vote, la Turquie rappelle opportunément, à l’heure où le monde entier se géopolitise à l’extrême, que la géopolitique ne peut se penser indépendamment de l’économie, pas plus que cette dernière ne peut s’extraire du politique, comme les libéraux des années 80 l’ont trop vite acté. Les cycles politiques, géopolitiques et économiques s’interpénètrent, il faut apprendre à les penser en même temps. Erdogan a 70 ans, à peu près comme Poutine, Loukachenko et Xi, et le thème de sa succession va s’amplifier. D’ores et déjà, la réélection du maire d’Istanbul, Ehrem Imamoglu, laisse espérer à ses partisans que ce dernier ait un avenir pour les présidentielles de 2028. Évidemment, une fin de l’ère Erdogan serait un séisme géopolitique, lié au statut stratégique particulier de la Turquie, pays pivot entre Europe et Asie, et verrou historique des grands détroits.

La relation sino-indienne, colonne vertébrale de la géopolitique mondiale 

Un récent séisme à Taïwan, accompagné d’un « petit » tsunami proche d’Okinawa, rappelle que les tensions géopolitiques peuvent aussi prendre des faux-nez, sous le seuil de la guerre : certains analystes ont déjà évoqué une situation dans laquelle la Chine « viendrait en aide » à Taïwan, sous un prétexte humanitaire. Si l’on ajoute à cela une possible paralysie des bases américaines sur Okinawa… En attendant, les tensions se multiplient entre Pékin et Manille, et la tournée (Malaisie, Philippine, Singapour) du charismatique ministre des Affaires étrangères indien a été d’autant moins apprécié par Pékin, qu’il ne s’est pas privé de références au jugement de 2016 de la Cour permanente d’arbitrage de la Haye (CPA), qui avait donné raison aux Philippines, estimant que la Chine n’a pas de droits historiques sur les eaux de Chine méridionale, et jugeant illégales ses actions. En filigrane, ce voyage nous incite à ne pas oublier que l’évolution de la relation sino-indienne va être l’un des axes essentiels de la géopolitique mondiale des années à venir.