Où va l’esprit français ?

par Hervé Juvin, Président de l’Observatoire Eurogroup Consulting

Ils étaient la pensée française. Certains ont eu le prix Nobel, et certains comme Jean-Paul Sartre, l’ont même refusé avec hauteur. D’autres allaient se risquer dans des insurrections, des révoltes ou des guerres, de préférence anticoloniales, anti-impérialistes, ou anticapitalistes. L’un d’eux, Régis Debray, prouverait que Normale sup’ conduit à tout, même à manier des explosifs à Cuba et à frôler la mort dans un maquis colombien. Pour quelques esprits lucides, bientôt débarrassés des lunettes de l’idéologie, comme Gérard Chaliand ou Dominique de Roux, la plupart conserveront très tard dans les années 1970 et même 1980 une piété intolérante pour des maîtres qui s’appelaient Staline, Lénine, Trotski, Mao Tsé Toung, ou le maréchal Tito.

Qui peut le croire aujourd’hui ? A la fin des années 1980 encore, j’ai entendu le DRH d’une grande société aéronautique célébrer le modèle d’autogestion à la yougoslave et professer que l’autogestion était la voie par laquelle le capitalisme réaliserait le communisme intégral ! Qui se souvient encore de ce qu’était l’autogestion à la Yougoslave – car il existait bien sur un modèle cubain, un modèle chinois, et, j’imagine, un modèle nord-coréen !

C’est la vertu de l’histoire longue ; elle enseigne un relativisme prudent, qui tempère les jugements de valeur et modère les appétits inquisitoriaux jamais très loin de nos démocraties d’émotion ; et elle suggère que le présent n’est jamais si simple, qui mélange tant d’éléments du passé aux traits du futur !

Il est facile d’ironiser sur ces pauvres intellectuels français, épris des pires dictateurs d’un siècle de sang, vite reconvertis en mercenaires de la globalisation et de la finance triomphante. A condition de ne pas oublier que les campus américains sont toujours pleins d’idées françaises devenus folles, celles que les maîtres de la déconstruction et de la post-vérité, les Deleuze, Foucauld, Guattari, Derrida, sans compter Bourdieu, ont répandu partout, au point que la « french theory » est considérée comme l’idéologie dominante dans le monde universitaire américain des sciences sociales. Faut-il vraiment en être fier, et faut-il se réjouir que la pensée française ait nourri la théorie du genre, poussé les feux du transhumanisme, et libéré l’industrie des « fake news » en lui donnant une caution intellectuelle imprévue et à vrai dire imprévisible ? De la post-vérité à la vérité alternative, puis à la fabrique de la vérité, le chemin n’était pas si long !

Ce n’est pas au passé qu’il faut considérer le bilan de la pensée française, c’est au présent. Et c’est aussi au présent qu’il faut constater combien le fossé s’est creusé entre les sujets de recherche, d’enseignement et de publication des universitaires patentés « intellectuels » et le peuple français. Les uns ont enfourché le pas de la globalisation, du multiculturalisme, de l’histoire universelle, du démontage des grands récits menteurs ; l’autre se demande qui il est et où il est, l’autre attend qu’on lui parle de souveraineté, de sécurité politique et morale autant que physique, l’autre se précipite si on lui parle de frontières, de préférence territoriale et de citoyenneté engagée. Comme l’a bien analysé Ran Halévi (Le Figaro, 10 avril 2017), le désintérêt des intellectuels pour la Nation, la France, et leur destin, n’est pas pour rien dans la colère contre les élites et le ressentiment qui monte de ceux qui ont le sentiment de n’être jamais écoutés, jamais considérés, et jamais associés à la décision publique !

Cet égard est préoccupant ; pas en fonction de telle ou telle échéance électorale, parce qu’il affaiblit la France. Nation politique s’il en est, puisque l’Etat y a précédé la Nation (à l’inverse par exemple de l’Allemagne, où la conscience d’une unité culturelle allemande a précédé de nombreux siècles l’unité politique), la France est en panne de rêve comme de vision. Et ni les paillettes d’une France des start-up, ni la menace d’une France coupée de l’Europe et du monde ne répondent à ce malheur français qui trouve probablement sa source dans cette défaillance ; les élites ont tant sacrifié au globalisme et au libéralisme de l’individu qu’elles ne voient plus le monde comme il est, qu’elles sont incapables de le dire comme il va, et en conséquence, de proposer comment agir, comment se prémunir, comment se projeter.

Nous sommes là au cœur d’un déficit politique récent ; le devoir de rendre le monde intelligible aux Français, le devoir de leur dire où en est la France, quels sont ses intérêts, et quel chemin elle choisit pour poursuivre ses intérêts. Tout dirigeant a ce devoir ; éclairer le chemin, et expliquer la manœuvre. Faut-il le dire, la campagne présidentielle aura peu contribué à remplir ce devoir éminent du politique. Et voilà une feuille de route toute tracée pour qui pense, publie et influe ; réinvestir les questions oubliées de la Nation, de la souveraineté, de l’indépendance, et de la démocratie, le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple – sinon, quoi d’autre ?

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