Or: de l’équilibre fondamental à la formation de bulle spéculative ?

par Patrick de Fraguier, stratégiste chez Crédit Agricole AM

Au-delà des vieilles croyances, est-il rationnel actuellement d’acheter de l’or après une hausse sans réelle surprise mais aussi une accélération sans grand support fondamental ? Plus haut historique et réel atteint cette semaine à 1140$ soit + 60% en 1 an (le dernier pic datant de 1980 à 800$) !

Classiquement les qualités protectrices, à défaut d’assurantielles, sont de 3 types:

  • couverture contre résurgence ou craintes inflationnistes…à long terme ;
  • la baisse du dollar favorise également ce rallye ;
  • l’aversion au risque et les ruptures de régime de volatilité s’accompagnent généralement d’une recherche de «valeur refuge» physique sans risque de contrepartie.

Paradoxalement au cours des derniers mois ces facteurs n’évoluent et ne contribuent plus simultanément. Les corrélations ne sont que temporaires et l’or continue de monter.

A cela naturellement on peut ajouter des considérations fondamentales sur l’équilibre de l’offre et de la demande qui prend en compte les besoins industriels et de consommation, ainsi que la problématique de production (investissement et coûts d’extraction marginaux). Enfin, le développement de la demande papier (financiarisation des matières premières) est bourgeonnante et représente désormais près de 50% via les contrats futurs(dont les positions spéculatives en relatif au total des positions ouvertes atteignent des records), les ETF ou produits indexés.

Si bien que les éventuels défauts traditionnels concernant le coût de stockage/l’absence de revenu ou l’inutilité économique de cette matière (impossible équilibre industriel fondamental et investissement financier) sont d'autant plus faibles que l’asymétrie des risques est favorable aux scénarios adverses (inflation et déflation). 

En solde le phénomène est d’autant plus auto-réalisateur (profitant des ajustements de discours des banques centrales, de signaux peut être contradictoires entre l’économie fragile et argent facile) que le stock est par définition limité jusqu’à ce qu’on lui trouve un substitut.

Plus récemment, les niveaux records atteints sur l’once d’or font ressurgir à la fois quelques idées reçues mais aussi des faux raisonnements sur cet « actif » particulier dans un contexte où les rapports de force internationaux (devises, commerce, finance) et les comportements relatifs entre actifs (marchés, volatilité, corrélations) sont, après quasi normalisation, à un tournant.

Au delà des déterminants historiques, des facteurs explicatifs nouveaux doivent être invoqués.
Puisque les réserves de change sont presque intégralement constituées de titres publics ou para-publics, l’accumulation supplémentaire, notamment par les pays exportateurs et émergents « pégués » au $ (dollar), accroît mécaniquement la demande d’obligations et d’or.

L’excès de liquidités mondiales continue d’être alimenté par les banques centrales de toutes les régions et conduit nécessairement à l’inflation de tous les actifs : depuis début 2009 cela gonfle le prix des obligations, des actions et des matières premières. Cet excès long, voire durable, appelle au moins 2 questions: où diriger les liquidités ? Quelle est la prochaine bulle dont la valorisation viendra inquiéter les investisseurs ?

Ainsi les banques centrales, notamment asiatiques et plus spécialement indiennes, réexaminent activement la composition, l’harmonisation et l’évolution de leurs réserves de change
Leurs gouverneurs ont indiqué avoir récemment procédé à des achats et avoir l’intention de les poursuivre. Le dernier achat de la Bank of India (équivalent à un quart de la consommation annuelle, soit 2.6%des réserves locales) est symptomatique, si ce n’est symbolique, à cet égard de leur changement d’attitude récent. Si le montant est relativement faible par rapport au stock des réserves qu’elles accumulent, cela représente cependant une part importante des volumes de transaction. Après l’Inde et ses 200 tonnes rachetées au FMI (soit la moitié de son programme de vente), l’annonce reflète une tendance de plus en plus répandue au sein de pays en développement qui souhaitent diversifier leurs réserves. A titre d’illustration les pays développés détiennent 16500/28500 tonnes et les proportions dans les réserves sont les suivantes: USA 79%, France 73%, Allemagne 72%, tandis que pour les émergents cela ne représente que 1% Chine, 4% Russie, 6% Inde.

L’or reste dans un « sweet spot » cyclique profitant comme d’autres actifs de la création globale de liquidité via les stimuli budgétaires et monétaires.

De plus, les achats des banques centrales d’Asie (intérêt acheteur plus ou moins explicite dans le cadre de constitution de réserves stratégiques comme le font quelques pays sur certaines matières premières) freinent les éventuelles corrections à la baisse du marché.

Actuellement les déterminants semblent moins fondamentaux.
Pourraient-ils conduire à une nouvelle bulle ? Cela va plus loin que la demande d’actifs réels face aux doutes de certains sur la reprise, aux craintes sur les moyens d’éponger la dérive de la dette publique, et à la surliquidité mondiale. S’agit il d’une conséquence non voulue de la politique de reflation (augmentation du prix des actifs) alors même que le débat sur l’efficacité des politiques économiques n’est pas encore tranché.

Ici aussi est illustré le dilemme des stratégies de sortie de crise (calendrier et modalités d'extinction des politiques non conventionnelles) : comment prévenir les bulles en retirant à temps au bon moment la liquidité tout en continuant de soutenir la croissance?