Union européenne : comment parler d’Europe ?

par Frédérique Cerisier, Economiste chez BNP Paribas

Le traité de Rome a été signé voilà 60 ans. Comment le célébrer sans prendre la mesure des obstacles auxquels se heurte aujourd’hui au projet européen ?

La Commission européenne tente d’éclairer l’avenir en définissant cinq scénarios d’évolutions possibles.

Les dirigeants des plus grands Etats de la zone euro semblent avoir déjà fait le choix d’une Europe à plusieurs vitesses. Mais ce choix n’est sans doute pas le plus clair quant à l’avenir du projet européen, ni sans risques.

La Commission européenne s’efforcera d’animer le débat dans les mois à venir, en espérant que, d’ici à fin 2017, les exécutifs européens seront en mesure d’avancer ce chantier.

Le traité de Rome, instituant la Communauté économique européenne fête ses 60 ans ce samedi 25 mars. Difficile, cependant, d’envisager cet anniversaire sans penser aux obstacles que rencontre actuellement le projet européen : poussées eurosceptiques dans plusieurs Etats membres, remise en cause du projet par d’autres puissances mondiales, et notamment les Etats- Unis, décision de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, difficultés à effacer les stigmates d’une crise économique majeure qui a révélé le disfonctionnement de la monnaie unique…

Comment parler aujourd’hui de l’avenir de l’Europe ? La Commission européenne a relevé le défi, et récemment publié un livre blanc sur l’avenir du projet européen. Son objectif est de clarifier les termes du débat en montrant qu’il ne se réduit pas à un débat binaire entre plus ou moins d’Europe, et d’éclairer les citoyens sur les conséquences concrètes des évolutions à venir. Selon la Commission, plusieurs options s’offrent aux Etats membres.

Cinq scénarios pour envisager l’avenir

Premier scénario, poursuivre dans la voie actuelle. Aujourd’hui, le projet européen affiche des ambitions très vastes, en termes d’harmonisation sociale, de convergence des niveaux de vie, de vocation de tous les pays de l’UE à intégrer l’euro … Mais il n’avance dans la pratique qu’à pas comptés, tant il est difficile de réunir l’approbation des vingt-huit Etats membres sur ces sujets. Le problème est que cet écart entre les attentes que suscitent ce programme et ses résultats a nourri la défiance des opinions publiques et l’euroscepticisme.

Deuxième option, se recentrer sur le marché unique (mettant finalement en œuvre un programme qui aurait plu au Royaume-Uni). Il s’agirait alors de renoncer aux autres politiques communes comme les politiques de convergence, les fonds structurels européens ou la politique agricole commune. Il s’agirait aussi d’abandonner l’ambition d’harmoniser les standards sociaux et environnementaux entre les Etats membres. Un tel « recalibrage » du projet européen aurait l’avantage d’ajuster les ambitions européennes à ses réalisations concrètes. Mais, dans ce scénario, le risque majeur est que le marché unique incite les Etats membres à se lancer dans une course au moins disant fiscal, social et environnemental pour se faire concurrence entre eux. Cette stratégie non coopérative serait évidemment néfaste à l’ensemble des citoyens de l’Union. En outre, quels seraient le rôle et l’avenir de la monnaie unique dans ce projet ?

Troisième possibilité, se lancer dans une Europe à plusieurs vitesses, en permettant à un ou plusieurs cercles de pays volontaires d’émerger et d’avancer dans des domaines d’intégration précis.

Quatrième scénario, faire moins mais mieux. Il s’agirait alors pour les pays de l’UE de continuer à avancer tous ensemble, mais dans un nombre de domaines plus restreint, avec des moyens renforcés et en acceptant une certaine perte de souveraineté. En effet, pour gagner en efficacité, des modes de décisions contraignants seraient mis en place, à l’image de ce qui se fait déjà en matière de supervision bancaire ou de politique de la concurrence.

Enfin, cinquième et dernière option, faire le grand saut d’une intégration poussée avec, en ligne de mire, le modèle fédéral.

L’Europe à plusieurs vitesses, le choix sans le débat ?

Bien sûr, tous ces choix ne sont probablement pas réellement ouverts, mais exposer ces chemins permet à la Commission de mettre en lumière les choix implicites cachés derrière les grandes options. Elle insiste sur le fait que préserver les souverainetés nationales en matière fiscale, sociale ou environnementale au sein d’un marché unique, c’est risquer une concurrence qui pourrait empêcher de progresser sur ces fronts, et même miner les acquis dans les Etats membres. A l’inverse, l’harmonisation et l’intégration ne peuvent déboucher sur des standards élevés et des politiques efficaces sans transferts de souveraineté à l’échelle européenne.

Les dirigeants des Etats membres pourraient s’emparer de ce travail pour proposer à leurs concitoyens des choix éclairés et cohérents. Le feront-ils ? Quelques jours avant les élections législatives aux Pays-Bas, la France a réuni les dirigeants des quatre plus grands pays de la zone euro qui sont aussi, depuis que le Royaume-Uni est en partance, ceux de l’UE. Leur direction est claire, c’est celle d’une Europe à plusieurs vitesses où ceux qui le désirent poursuivront l’intégration. Dans le contexte actuel, la défense et le renseignement sont présentés comme les vecteurs d’avancées les plus probables. En matière économique, il devrait être question, à terme, d’harmonisation fiscale et sociale, ou de la création d’une capacité budgétaire pour la zone euro. Pour ces dirigeants, on imagine que ce choix a l’avantage de reposer sur des bases volontaires, et de s’appuyer sur les modes de décision intergouvernementaux qu’ils privilégient le plus souvent depuis le début de la crise. Il devrait également permettre aux Etats membres de la zone euro, s’ils s’accordent entre eux, de poursuivre une intégration absolument nécessaire pour ancrer la monnaie unique, sans se laisser entraver par la nécessité d’avancer à 27.

Mais ce « choix » comporte des zones d’ombre et n’est pas sans risques. D’abord, il ne permet pas de savoir à l’avance comment va chercher à évoluer l’UE dans les années à venir. Rien n’assure que les domaines pour lesquels il sera finalement possible d’avancer seront cohérents entre eux, et qu’ils formeront un ensemble stable pour l’UE comme pour la zone euro. En outre, comment éviter de créer, avec « l’Europe à plusieurs vitesses », de nouvelles opportunités pour une « Europe à la carte » ? Et, ce, alors même que cette stratégie n’a pas porté ses fruits avec le Royaume-Uni. Parce qu’ils forment à eux quatre un noyau dur puissant, ces pays parient sur leur capacité d’attraction des autres membres, mais comment, avec cette démarche, prévenir les stratégies opportunistes (free-rider) qui pourraient tenter les plus petits Etats membres ? Troisième risque, la division. Plusieurs Etats membres craignent que derrière « l’Europe à plusieurs vitesses » se cachent la volonté de quelques pays membres de la zone euro d’avancer désormais seuls et s’inquiètent des conséquences pour eux de ces choix.

Au cours des prochains mois, la Commission européenne a l’intention de poursuivre son travail en publiant de nouvelles contributions sur la dimension sociale de l’Europe, l’approfondissement de l’Union monétaire, la maîtrise de la mondialisation, le futur de l’Europe de la défense, du budget européen… Elle espère que cela pourra déboucher sur une initiative des chefs d’Etats lors du sommet européen de décembre 2017, ce qui suppose que, d’ici là, les élections à venir dans plusieurs Etats membres donneront bien aux futurs exécutifs le capital politique nécessaire pour élaborer des propositions.

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