L’improbable krach obligataire

par Didier Borowski, économiste chez Amundi Asset Management

Avec la normalisation monétaire qui se profile aux Etats-Unis, les opérateurs continuent de s’interroger sur l’évolution à attendre des taux d’intérêt à long terme. En règle générale, un durcissement monétaire s’accompagne d’une hausse des taux de toutes maturités, plus marquée toutefois sur les segments courts que sur les segments longs. L’ampleur de ces mouvements dépend d’une multitude de paramètres (croissance, inflation, chômage, déficit public, etc.) qui jouent parfois en sens opposé. Dans ces conditions, la communication de la banque centrale sur ses intentions devient cruciale pour les marchés.

Pour éclairer ce qui se joue en 2010 à ce sujet, nous revenons sur deux épisodes clés de la politique monétaire américaine.

1994 : un krach dû à l’opacité de la Fed

En février 1994, lorsque la Fed commence à remonter ses taux (de 3,0% à 3,25%), les opérateurs de marché sont pris par surprise. Les taux sur les emprunts d’Etat à 2 et 10 ans, à peu près stables avant le durcissement monétaire, ne commencent réellement à grimper qu’à compter de cette date. La Fed est alors jugée très en retard. Certains analystes allant jusqu’à anticiper que le taux des fed funds atteindrait 8%, les opérateurs s’affolent ! Ainsi en moins de 11 mois, les taux à 2 ans gagnent 350pb (à 7,7%) quand les taux à 10 ans prennent 230pb (à 8,0%). Pour casser les anticipations de marché, A. Greenspan est alors conduit à procéder en novembre 1994 à une hausse de taux de 75pb. C’est le prix à payer pour restaurer la crédibilité de la Fed. A compter de cette date, les taux d’intérêt à long terme ont déjà commencé à rebaisser. Mais il est trop tard : les pertes en capital pour les portefeuilles d’obligations sont très élevées. Ce « krach obligataire » hante depuis lors la mémoire des investisseurs.

Pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de cet épisode, il convient de rappeler que jusqu’en 1994, la Fed ne produisait pas de communiqué et n’annonçait pas même la décision prise à l’issue de son comité de politique monétaire (FOMC) ! De ce point de vue, février 1994 marque un premier tournant, puisque la hausse des taux s’accompagne pour la première fois d’un communiqué. Mais force est donc de constater que l’effort est insuffisant. Rétrospectivement, le krach obligataire résulte bien davantage de l’incertitude liée à l’opacité de la stratégie monétaire que de la conjoncture macroéconomique.

Suite à cet épisode, la Fed entreprend peu à peu de rendre plus transparent son processus de décision.

2004 : la leçon est retenue au-delà des espérances !

Entre 1994 et 2004, la publication de communiqués à l’issue des FOMC est devenue systématique et leur contenu s’est progressivement étoffé. Les discours prononcés par les membres de la Fed entre les FOMC permettent par ailleurs d’expliciter la stratégie monétaire et contribuent ainsi également à mieux ancrer les anticipations des marchés.

Entre mars et juin 2004, alors que les taux directeurs demeurent inchangés, les taux à 2 ans grimpent de 140pb et les taux à 10 ans de 100pb. Le changement de ton des autorités l’explique pour partie. Si bien que lorsque le communiqué du FOMC est modifié le 4 mai et introduit la phrase «l’accommodation monétaire peut être retirée à un rythme qui sera probablement mesuré », les marchés ne sont pas surpris. Et les premières hausses de taux de la Fed sont des non-événements pour les marchés.

Les résultats dépassent les attentes : les taux à long terme ne remontent quasiment pas entre juin 2004 et juin 2006 en dépit d’une remontée du taux des fed funds de 1,0% à 5,25%. Cet épisode est qualifié par A. Greenspan lui-même « d’énigme » (« conundrum ») en février 2005. B. Bernanke en proposera peu après une interprétation qui fait désormais autorité. L’excès d’épargne mondial (« Global Saving Glut ») se traduit par des surplus de balances courantes, notamment dans les pays émergents. Compte tenu de l’absence de flexibilité de leurs régimes de change et d’opportunités d’investissement alternatives, les banques centrales de ces pays financent le déficit extérieur américain en accumulant des réserves détenues sous forme de bons du Trésor. Les taux d’intérêt à long terme sont ainsi maintenus à un niveau exagérément faible au regard de la conjoncture économique et de la politique monétaire de la Fed.

Malgré un environnement macrofinancier très différent, 2010 ressemble davantage à 2004 qu’à 1994. En effet, l’excès de liquidité mondiale persiste et la Fed a désormais une communication bien rodée qui lui permet de préparer le terrain. Or la fragilité de la reprise rend très improbable une remontée brutale des taux directeurs en 2010-11. Toutefois, l’expérience de 2004 enseigne qu’une amélioration de la conjoncture couplée à un changement de communication peut exercer une pression haussière sur l’ensemble des taux d’intérêt. La tonalité du communiqué du FOMC du 27 janvier ouvre la porte à un changement plus notable dans les mois qui viennent. Compte tenu de leur très faible niveau, ce sont clairement les taux d’intérêt à 1-3 ans qui menacent de remonter le plus fortement. C’est au printemps que les bourgeons éclosent !