Secteur postal : un marché français statique

Par Paul Champsaur, président de l’Arcep

Dix ans après la première directive européenne postale et 2 ans après la création en France d’un régulateur indépendant, il y a peu ou pas de concurrence sur le marché postal français. C’est avec difficulté qu’émerge la concurrence dans les autres grands pays européens ; mais j’observe toutefois avec préoccupation que l’écart se creuse entre la situation dans certains de ces pays et celle du marché français, qui demeure particulièrement statique. Or, l’ouverture du marché a été voulue « progressive » par la politique européenne, pour permettre aux entreprises de s’adapter sans retard, et sans rupture brutale.

Il y a un enjeu important à ce que les trois courtes années qui nous séparent de 2011 voient enfin :

–  l’émergence de concurrents

–  corrélativement, l’adaptation de l’opérateur historique.

1 – Avant de détailler ce que nous observons du marché français, je vais revenir sur les finalités de l’ouverture des marchés

Cela revient à se poser la question : pourquoi libéralise-t-on ? Et cette question en entraîne à son tour deux autres :

– quels sont les objectifs poursuivis ?

– et : comment entend-t-on assurer un service postal efficace et abordable à tous les utilisateurs ?

 Les objectifs :

A l’origine de la libéralisation des marchés européens, on trouve un constat critique sur l’efficacité et la qualité du service postal européen des années 80. La réalisation du marché unique pouvait être le moyen de progresser. C’est donc l’efficacité économique qui est la motivation principale. C’est une motivation plus restreinte que celle qui préside dans les télécommunications, où l’abandon des monopoles résultait aussi du foisonnement des technologies. En ouvrant les marchés postaux, on cherche donc essentiellement à réduire les imperfections que la théorie économique associe au monopole. Dans le cas français d’ailleurs, le rapport du Sénateur Larcher en 1997 illustrait parfaitement ces biais :

– Des missions mal définies, au financement peu transparent ;

– Une tarification sans rapport avec les coûts donnant des signaux erronés aux acheteurs, et donc source d’inefficacité économique ;

– L’absence de pression à l’efficacité, dont résultent un retard dans la modernisation des outils de production, et une qualité insuffisante.

Sur le plan théorique, une régulation effective du monopole permet également d’obtenir ce résultat. C’est le modèle américain de l’USPS, très strictement contraint par la « postal rate commission ». Mais ce modèle est difficile à réaliser en Europe : par exemple, l’USPS est une entreprise strictement cantonnée à l’activité régulée, dont les contours épousent de très près ceux du monopole. Au contraire, les postes européennes sont des entreprises diversifiées, dans lesquelles l’activité régulée coexiste avec des activités commerciales similaires (autres services de distribution) ou des métiers profondément différents : les services bancaires.

Une régulation monopolistique est donc plus difficile dans ce cas de figure et j’ajouterai, mais c’est un commentaire personnel, que la pression exercée par le marché me semble toujours plus pertinente que celle que tente d’organiser le régulateur.

 J’en viens maintenant à l’articulation avec l’obligation de service universel

La décision d’ouvrir les marchés repose aussi sur l’analyse que le SU postal est soutenable dans un contexte concurrentiel. Dans la mesure où ce point a fait l’objet de nombreux commentaires durant les négociations européennes, notamment autour de la question de la péréquation géographique des tarifs, je souhaite revenir sur le coeur de ce raisonnement :

– On observe qu’une moitié environ du marché postal est « captif » : il s’agit du trafic dit « égrené », peu affecté par la concurrence, car coûteux à collecter et à traiter industriellement ; l’enjeu de l’opérateur de SU est d’obtenir pour ce trafic des tarifs couvrant les coûts. Ces tarifs peuvent demeurer péréqués puisque le marché correspondant est peu contesté par la concurrence. Si l’opérateur de service universel équilibre sa tarification, il peut assurer le service dans des conditions économiques d’autant plus satisfaisantes que ce trafic contribue à ses économies d’échelle ;

– Au contraire, la part contestable du marché, le courrier dit « industriel », est exposée quant à elle à un modèle d’entrée par l’écrémage. Elle l’est d’autant plus que la part des coûts de distribution y est proportionnellement plus forte que pour les envois égrenés ; or, c’est l’activité de distribution qui concentre les économies d’échelle de l’opérateur, et le risque de perte de celles-ci au profit de la concurrence. En revanche, la dépéréquation des tarifs est possible si la situation le justifie.

La concurrence se concentre sur un segment limité du marché, le courrier industriel non urgent distribué dans les zones denses, où l’opérateur historique a pour lui les économies d’envergure liées au fait qu’il achemine tous les types de trafic, tandis que l’entrant n’a accès qu’à cette fraction du marché, mais a pour lui une structure de coûts plus légère.

C’est ainsi que s’établit l’équation de la concurrence postale. Au fond, s’il préserve ses parts de marché dans le segment contesté, l’opérateur historique reste dans une situation économique viable ; or, sur ce segment, il est placé à armes égales avec la concurrence puisqu’il a la possibilité de dépéréquer les tarifs.

Dans ce contexte, le financement du service universel est une question qui ne se pose pas à court terme, puisque les opérateurs alternatifs n’ont pas encore acquis de part de marché significative. Elle est normalement résolue à long terme si l’opérateur est efficace.

Naturellement, les Etats sont légitimes à prévoir des dispositifs de compensation pour le cas où l’équilibre serait temporairement hors d’atteinte.

J’en ai terminé avec ce rappel des prémices de l’ouverture des marchés. Au terme des négociations européennes de l’année 2007, l’ouverture complète est maintenant arrêtée pour 2011 et je souhaite vous donner la vision de l’ARCEP sur l’état de préparation du marché français à cette échéance.

 2 – J’en viens maintenant à la situation du marché français

Je dirai qu’en aval du marché postal, au stade de la distribution, il n’y a encore ni concurrents ni concurrence et qu’en amont, au stade de la préparation, il y a des concurrents – les routeurs – mais pas de véritable concurrence.

 Les opérateurs de distribution

Bien entendu, l’ARCEP a délivré des autorisations à des entreprises qui offrent aujourd’hui des services postaux locaux ou nationaux. Mais, à ce stade, l’observation montre qu’à législation constante, il ne pourra émerger en France, d’ici 2011, de réseau de concurrents d’envergure similaire au suédois City mail, au néerlandais Sandd, aux opérateurs allemands PIN ou TNT, voire à l’espagnol Unipost.

Dans tous les pays européens, l’émergence de ces concurrents a été difficile. La situation rencontrée aujourd’hui en Allemagne montre que l’arrivée à maturité du marché peut rencontrer bien des vicissitudes. Je note toutefois que les opérateurs alternatifs de ce pays, PIN et TNT, ont réalisé des chiffres d’affaires respectivement de 272 et 200 millions d’€ en 2007, ce qui en fait des opérateurs très significatifs.

Mais par rapport à la situation dans ces pays, le marché français se caractérise par l’étroitesse du segment ouvert à la concurrence. C’est ce que je vais détailler maintenant.

En théorie, la part du marché français ouverte à la concurrence n’est pas négligeable : Ainsi, malgré un monopole légal seulement 6,2 milliards d’€ en monopole sur un total qui peut aller de 15 milliards dans son acception la plus large (y compris express et PNA), à environ 11 milliards si l’on retient une définition plus restreinte du marché postal (courrier, colis B to C et C to C, presse et recommandé).

Mais à cette vision juridique du monopole s’oppose, comme on l’a vu plus tôt, une réalité économique : le segment réellement « contestable » est plus réduit. Avec un monopole portant jusqu’à 50g, il devient particulièrement ténu : en effet, parmi les envois industriels et distribués en zone dense, seuls ces derniers sont juridiquement accessibles aux opérateurs alternatifs aujourd’hui.

Sur la base des données des opérateurs alternatifs, l’ARCEP a estimé qu’il fallait atteindre une part de marché proche de 17% sur le segment contestable – déjà très limité – pour espérer couvrir les seuls coûts opérationnels d’un réseau de distribution. Dans les pays où le segment ouvert est significativement plus élevé, les opérateurs alternatifs atteignent le point mort avec une part de marché inférieure (10% pour les opérateurs des Pays-Bas, 8% pour Citymail).

Le monopole de fait s’étend donc largement au delà du monopole de droit, compte tenu des effets d’envergure liés à l’offre de service universel, et couvre ainsi :

– le courrier de plus de 50g, qui ne représente que 16% des volumes postaux ;

– les services d’envois recommandés ou de colis C to C, qui représentent des volumes limités mais des marchés significatifs en valeur.

Pour poursuivre l’analyse que j’ai développée tout à l’heure, je dirai que selon l’hypothèse la plus vraisemblable, les opérateurs alternatifs ne trouvent pas actuellement les trafics qui leur permettent de réaliser des économies d’échelle nécessaires pour concurrencer La Poste. C’est un problème relativement propre au marché français : en effet, dans la plupart des autres pays, les opérateurs alternatifs disposent d’un espace économique plus important dans la période préparatoire à l’ouverture :

– via l’ouverture au premier gramme des envois publicitaires dans la plupart des pays européens ;

– via la notion de « services à valeur ajoutée » dans le cas allemand ;

– via l’ouverture du marché de la distribution locale dans le cas espagnol.

J’ajoute que les opérateurs français ont également trouvé sur leur route des obstacles particuliers, tels que l’accès aux boites aux lettres : dans notre pays en effet, de plus en plus d’immeubles urbains installent des systèmes de fermeture de leurs accès.

De ce point de vue, le retrait du principal concurrent ayant cherché à prendre pied sur le marché de la distribution adressée en France, ADREXO, n’est pas de bon augure.

 Je souhaite évoquer maintenant la concurrence sur les marchés « amont » du courrier, la collecte et la concentration des envois, qui est une donnée importante pour les grands émetteurs de courrier.

Il est intéressant de comparer les situations respectives des marchés anglais et français dans ce domaine.

En France, 200 entreprises préparent les envois de courrier selon des normes industrielles : ce sont les « routeurs ». Une partie d’entre eux rassemblent en dépôt unique des envois de plusieurs émetteurs, ce sont des « consolidateurs ».

L’antériorité historique est donc plus grande en France qu’au Royaume-Uni ; on estime que les routeurs traitent 85% des envois publicitaires. Ce que l’Autorité a pu observer en revanche, c’est que ces entreprises n’ont pas de pouvoir de marché : les contrats qui les lient à l’opérateur les placent dans une situation proche de celle d’un sous-traitant de celui-ci, ou d’un sous-traitant de l’émetteur. C’est ce qui me faisait dire tout à l’heure qu’il y avait des concurrents mais pas de concurrence.

En Angleterre au contraire, l’activité de routage connaît, semble-t-il, un développement rapide grâce à des conditions tarifaires et juridiques plus favorables, qui éliminent toute discrimination entre le routeur et l’émetteur. C’est une situation que nous regardons avec intérêt.

A situation inchangée, le marché français passera donc sans transition en 2011 d’un quasi monopole à une situation de concurrence totale. Cela n’était pas la volonté du législateur européen ou national, puisque l’ouverture a été voulue progressive et que le régulateur a été créé dès 2005. Ce n’est pas non plus la situation rencontrée sur les marchés étrangers.

Je crois que le principe de l’ouverture par tranche de poids sans « soupapes » donnant aux concurrents l’espace économique nécessaire est la cause de l’atonie du marché postal. L’ARCEP a toujours estimé que sa mission était d’ordre transitoire, c’est à dire que son rôle est de permettre la transition d’un état du marché – le monopole – à un régime de concurrence. La régulation a vocation à s’alléger au fur et à mesure que la concurrence émerge.

Dans cette période transitoire, l’une des responsabilités du régulateur peut être de faire fonctionner un mécanisme de compensation ; il est légitime que le législateur prévoie la mise en place d’un tel mécanisme ; mais comme je le disais tout à l’heure, sa mise en œuvre est naturellement le corollaire de l’apparition d’une concurrence effective.

Je dirais par euphémisme que ce n’est pas l’une des questions les plus urgentes qui se posent à l’ARCEP aujourd’hui.

(Discours prononcé le 14 mars 2008 devant l’IDEI de Toulouse)