par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi
L’année 2014 a pour une grande partie, confirmé certaines des tendances lourdes qui prévalent depuis un peu plus de 3 ans désormais: la recherche de rendement et de spreads, la faiblesse de la reprise économique en zone euro, la meilleure santé de bon nombre de pays périphériques, les divergences économiques à l’intérieur de la zone, mais aussi entre Europe – États-Unis – Asie, le resserrement des spreads (crédit et dette souveraine), l’impossible remontée des taux courts et longs, la difficulté de sortie des programmes de Quantitative Easing (QE)…
Elle a aussi remis au goût du jour des facteurs de risque essentiels comme le danger déflationniste, les craintes de « grande stagnation », le « risque d’erreur » de communication et d’action de la Réserve Fédérale, les dysfonctionnements des canaux de transmission des politiques monétaires, les craintes / doutes sur la valorisation des actifs risqués, le caractère peu protecteur des stratégies longues en duration, la remontée de la volatilité financière…
Le repli des indices de prix, y compris aux États-Unis, ainsi que d’assez mauvais indicateurs économiques publiés au cours de l’été ont fragilisé les marchés financiers, influencés également par de nouveaux doutes sur l’efficacité des politiques monétaires. Au retour de l’été, l’ensemble des marchés ont subi une correction sévère, influencés également par des facteurs techniques aisément identifiables. Même si la chute a finalement été de courte durée, ce coup de semonce (première réelle correction depuis le début de l’année) a laissé des traces.
Certaines questions de fonds demeurent, et nous allons tenter d’y répondre clairement. Nous conclurons sur les scénarios en présence et sur les recommandations d’allocation d’actifs pour 2015… et au-delà.
#1 Zone euro : le danger de la déflation généralisée n’est pas encore écarté
Il y a deux types de déflation : la « Price deflation », déflation des prix, qui se traduit par des taux d’inflation négatifs, et la « Debt deflation », déflation par la dette, qui se traduit par une baisse simultanée des indicateurs d’activité et de tous les prix (les prix sur le marché des biens et services, le cours de change sur le marché des changes, les salaires sur le marché du travail, les taux d’intérêt sur le marché des capitaux…).
En situation de désinflation et de déflation par les prix, les dépenses de consommation sont repoussées, au regard de la certitude de pouvoir disposer des mêmes biens ultérieurement à un prix plus bas. Au-delà de cette particularité, la déflation est une spirale négative qui menace de toucher la production, et de se transformer en récession. C’est là le danger principal. Selon Mario Draghi, la déflation (des prix) est une situation où l’on observe une baisse du niveau des prix :
- dans de très nombreux pays,
- pour de très nombreux produits,
- de manière auto-entretenue, ce qui signifie que les prévisions d’inflation pèsent sur l’inflation actuelle.
L’inflation étant négative en Italie, 35 % du PIB de la zone euro sont désormais en déflation, contre 5 % fin 2012. La France, elle aussi, est proche de la déflation, en raison de la fragilité du marché du travail, du désendettement et de la persistance des capacités excédentaires. En fait, si l’on raisonne à taxes constantes, la France est elle aussi en déflation. Autrement dit, même si la zone euro dans son ensemble n’est pas en déflation, plus de 50 % de ses composantes (en termes de PIB) le sont désormais. Plus on avance dans le temps, et plus la part de la zone euro en déflation progresse.
Bien que nécessaires, des réformes vertueuses de l’offre pourraient même accroître les pressions déflationnistes à court terme. En résumé, ces dernières continuent à augmenter. Il est à noter que les marchés financiers « pricent » la BCE comme ils « pricent » la Banque du Japon et le Banque Nationale Suisse, deux pays clairement en déflation. Les courbes futures 3 mois restent extrêmement plates au moins pour les 3 à 4 prochaines années.
#2 La zone euro est-elle en train de se japoniser ? Si oui, quel Japon : celui des années 1990 ou celui des années 2010 ?
Il est vraiment tentant de comparer zone euro et Japon, tant les caractéristiques sont similaires. Le Japon est en déflation depuis le début des années 90. Il connaît une croissance très faible, un endettement public colossal, une inflation négative / déflation, sa dette est fortement détenue par les résidents, des taux courts et longs extrêmement bas… Comparons zone euro et Japon, mais quel Japon ? Celui des années 90 ou celui des années 2010 ?
- Le Japon des années 90 connaît une bulle immobilière, une bulle sur les actions (avec des valorisations extrêmes), une politique monétaire peu active et très en retard, des politiques budgétaire et fiscale inadéquates… La zone euro d’aujourd’hui ressemble assez peu à ce Japon-là. Elle ne connaît pas de bulle immobilière ou de bulle sur les actions (la valorisation actuelle en Europe est très nettement inférieure au niveau atteint au Japon il y a deux décennies), elle a une politique monétaire active, des politiques budgétaire et fiscale certes trop peu pro-croissance, mais avec des inflexions en cours(?)… L’une des similitudes toutefois, c’est que la zone euro a besoin d’un soutien extérieur, tout comme le Japon où les marchés haussiers ont été arrêtés nets par des chocs externes : 1994, 1997, 2000, 2007.
- Le Japon des années 2010 est quant à lui caractérisé par une politique monétaire ultra-expansionniste (qui se traduit par une gigantesque augmentation du bilan de la banque centrale) et une politique économique activiste (les Abenomics) ayant fortement poussé à la baisse le yen. La zone euro nous semble bien plus proche du Japon des années 2010, ce qui est plutôt une bonne nouvelle a priori: c’est dans ces années que l’archipel nippon a renoué avec les profits, et les fortes performances des marchés d’actions. Le marché obligataire japonais est mieux « protégé » que le marché européen par la présence plus grande des investisseurs domestiques, mais la zone euro a par ailleurs un atout supplémentaire, en l’occurrence un rendement des dividendes trois fois supérieur aux taux longs.
Au total, le fait de ressembler au Japon des années 2010 et non au Japon des années 1990 est plutôt une bonne nouvelle… mais il faut pour cela que la BCE parvienne à mettre en place le programme non conventionnel promis et qu’une dépréciation supplémentaire de l’euro en découle.
#3 La croissance est redevenue un déterminant important de la valorisation des actifs risqués
La croissance et les perspectives de croissance ont eu peu d’importance au cours de ces dernières années dans la détermination des prix d’actifs. D’autres facteurs ont été bien plus cruciaux. En fait, on peut distinguer différentes phases dans l’évolution des actifs risqués.
Phase 1: la crise financière (2008). Elle a provoqué le plongeon des actions et l’envolée des spreads de crédit, indépendamment des considérations de croissance économique. Les actifs risqués ont atteint des valorisations sans commune mesure avec les fondamentaux réels. Les effets de contagion ont joué à plein, et tous les marchés ont été violemment impactés.
Phase 2: l’élimination des risques systémiques (2009 aux États-Unis, 2010/2011 en zone euro). En dépit de la récession qui se matérialise un peu partout dans le monde industrialisé, les actions des banques centrales – baisse des taux, QE1, QE2 et QE3 aux États-Unis ; baisse des taux, LTRO et annonce des OMT en zone euro – ont propulsé les actifs risqués vers le haut, avec notamment, une performance très forte des obligations privées, dans un climat économique pourtant fortement déprimé.
Phase 3: l’abondance de liquidité (depuis 2009 aux États-Unis, depuis 2011 en zone euro). Elle a porté encore plus haut l’ensemble des actifs, parfois au détriment de l’investissement productif. Même si l’évolution de prix d’actifs guidés par la seule liquidité n’est pas durable, ou soutenable, cette tendance a perduré quelque temps, touchant l’ensemble des actifs, et notamment les marchés émergents qui ont pu attirer une part importante de ces excès de liquidité.
Phase 4: la course aux spreads et au rendement (depuis 2012). Le niveau extrêmement bas des taux longs, et la reprise économique, ont enfin permis de consolider les tendances sur les marchés d’actions et d’obligations d’entreprises. C’est bien la recherche de rendement et de spread qui domine, avec un avantage important, celui de permettre aux grandes entreprises de se (re)financer aisément sur le marché des capitaux, au moment où les banques se faisaient plutôt timides. L’appétit pour les papiers à spread a consolidé l’activité des marchés primaires, tandis que le bas niveau des taux longs incitait à « repricer » la valeur d’actifs tels que la dette émergente ou les actions.
Conclusion d’étape: jusqu’ici, la croissance économique n’a pas eu un rôle important dans la détermination du prix des actifs de la zone euro (hormis dans les pays périphériques). Est-ce durable? Sans doute pas, parce qu’une stagnation de la croissance, ou, pire, un nouvel effondrement de celle-ci, ne manquerait pas de raviver les doutes sur la solvabilité de certains États. Il en serait alors fini avec des taux bas et des spreads bas pour certains pays périphériques. Le renchérissement des conditions de crédit et du coût de capital serait sans doute fatal pour les actifs risqués.
Phase 5: stratégies de «reflation» dans un environnement de faible croissance. C’est la phase actuelle. La course aux rendements et aux spreads n’est pas terminée, mais avec une croissance plus faible, cela n’est pas sans risque. Trois éléments-clef :
- L’ampleur et le succès des mesures qu’adoptera la BCE,
- L’ampleur – et le financement ou non – des réformes structurelles,
- Et enfin la capacité de la zone euro à mener des politiques économiques contra-cycliques.
Autrement dit, il nous semble bien évident que la croissance et les perspectives de croissance – sont redevenues et vont rester un facteur déterminant dans la valorisation des actifs risqués… et des spreads souverains.
#4 Réformer maintenant pour une meilleure croissance plus tard… Facile à dire mais encore difficile à faire dans certains pays
La BCE ne peut pas tout faire, c’est un fait que les marchés financiers ont eu un peu trop tendance à oublier ou à négliger ces dernières années. Il est question de relancer la croissance via l’investissement (privé en France et dans les périphériques, public en Allemagne…), la politique budgétaire et fiscale. Il est également question de réformer les économies, afin de mettre en place des conditions durables de croissance plus solide.
En périphérie de la zone euro, on trouve désormais des champions des réformes structurelles. Selon l’OCDE (Economic Policy Reforms – Going for Growth 2013 – OECD Report), “Les pays qui ont le plus réformé sont les pays sous assistance”. La Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne sont dans le top 5 des pays réformateurs. À titre de comparaison, le Japon est au rang # 29, l’Italie au rang # 9, la France au rang # 25, les États-Unis au rang # 26, l’UE au rang # 17, et l’OCDE dans son ensemble au rang # 19.
Si l’on prend en compte la difficulté à mettre en place des réformes, la Grèce est #1, l’Espagne #2, et le Portugal #3.
Les réformes sont insuffisantes dans certains pays, comme la France. Il est question ici de réduire la fiscalité, notamment celle des entreprises, de rendre plus flexible le marché du travail, de réformer les systèmes de santé notamment … afin de redonner des marges de manœuvre et de relancer les perspectives de croissance à moyen et long terme. Quels sont les choix qui se présentent pour les pays concernés ?
Scénario # 1: réformer sans financer les réformes. Dans un tel cas de figure, la hausse de l’activité qui découlerait à terme des réformes se traduirait rapidement par des hausses de déficits publics et de dette publique. La question centrale concerne d’une part la réponse des instances européennes (Commission européenne et partenaires européens) qui sont déjà réticentes à l’égard des déficits de certains pays, considérant les efforts menés actuellement insuffisants. C’est principalement le cas de la France. Elle concerne d’autre part la réaction des investisseurs, résidents et non- résidents. Cela est d’autant plus gênant que d’autres pays de la zone euro ont prouvé leurs capacités de réformes tout en parvenant à renouer avec des excédents primaires, des excédents courants… et avec la croissance.
Scénario # 2: réformer et financer les réformes. Réformer sans dégrader les déficits publics est une option que certains pays n’envisagent pas d’explorer car à court terme, on peut miser sur un effet récessif sur l’activité économique. Cela fut d’ailleurs le cas dans la plupart des pays périphériques qui se sont engagés dans cette voie. Cela fut le cas également en Allemagne qui a mené des réformes lourdes en 2001 qui ont eu des effets positifs sur l’activité à partir de 2005. Autrement dit, accepter ce scénario revient à accepter des mesures dépressives pour l’activité dans un premier temps. La France, par exemple, ne s’est jamais engagée depuis 2008 dans une telle voie. La dépense publique y est restée un moteur de croissance, contrairement à bon nombre de ses partenaires européens.
Scénario # 3: ne rien faire, retarder les réformes, est assurément le pire des scénarios. Il se traduit par une poursuite de la stagnation économique, de la désindustrialisation… et trace la voie à une croissance potentielle de plus en plus faible. Ne rien faire revient à entériner les retards par rapport aux pays qui ont mené à bien bon nombre de réformes et en tireront les bénéfices.
#5 « Stagnation séculaire » : causes, stratégies de sortie et conséquences sur les classes d’actifs
Nous vivons dans un monde de taux très bas, du fait de l’environnement d’inflation ultra-faible (« lowflation »). Mais ce n’est pas seulement cela. Ce qui intrigue depuis la crise financière, c’est la faiblesse de l’investissement et des innovations, et cela pèse évidemment sur la croissance, les salaires et donc sur les taux d’intérêt. Quelle en est la raison ? Gordon (2012) a identifié les « vents de face » venant peser sur l’activité économique, dont certains sont transposables à bon nombre d’économies, avancées ou dites « émergentes » :
- Le vieillissement de la population se traduit par une baisse du taux d’activité et un déclin des gains de productivité. Les baby-boomers se retirent graduellement de la vie active, les taux de natalité sont souvent trop faibles et l’allongement de l’espérance de vie maintient l’effet dépressif sur l’activité économique. Le Japon est sans aucun doute le meilleur exemple de cette situation néfaste. L’Allemagne a un taux de natalité trop bas, mais bénéficie depuis la crise financière et la crise de la dette d’une immigration forte, jeune, diplômée… et trouvant des emplois.
- La mondialisation exerce une pression à la baisse sur les salaires des pays avancés, conséquence de la concurrence des pays émergents et de la délocalisation industrielle. L’égalisation des prix des facteurs s’opère inévitablement au détriment des pays aux salaires les plus élevés, i.e. les pays avancés. On notera cependant que la mondialisation pousse les salaires à la hausse dans les pays qui se développent. C’est ainsi que la Chine a vu ses salaires passer au-dessus de bon nombre de concurrents asiatiques, un handicap pour la compétitivité, et ce d’autant plus que les devises asiatiques ont cédé du terrain contre le yuan en 2013 notamment.
- Le désendettement du secteur privé et la nécessaire stabilisation de la dette publique réduisent revenu disponible et dépenses de consommation. Le retour de l’endettement public sur une trajectoire soutenable pèse inéluctablement sur le taux de croissance du PIB.
- La gestion de la crise environnementale réduira graduellement le budget que les ménages consacrent aux autres postes de dépenses de consommation.
La « Grande Récession » a mis en exergue des changements importants (rendements décroissants pour les facteurs de production, innovations technologiques insuffisantes), conduisant à une « grande stagnation ».
Rappelons toutefois que l’idée d’une stagnation durable apparaît chaque fois que l’économie ralentit de façon sérieuse (elle fut également populaire dans les années 1930 (Alvin Hansen, « Full recovery or stagnation ? » (1938)). Les conséquences d’une « grande stagnation » (ou plus simplement de danger de grande stagnation) sont assez claires :
- Des taux courts bas,
- Des taux longs bas,
- Des prix d’actifs élevés,
- Une volatilité financière plus élevée.
Il est difficile de trouver actuellement d’où pourrait provenir une croissance économique suffisamment forte pour enrayer ces conséquences. La période actuelle de faible croissance peut encore durer longtemps. « La « nouvelle normalité, c’est une situation de taux bas et de prix d’actifs élevés, et ceux qui croient en une normalisation des taux d’intérêt auront tort, c’est une quasi-certitude » (P. Krugman, juin 2014, Forum Amundi).
Comment sort-on de cet engrenage? Trois voies semblent possibles. La première met l’accent sur la recherche du plein-emploi, la deuxième sur la recherche d’inflation, et la troisième mise sur l’impact à moyen terme des réformes structurelles.
Stratégie de sortie # 1: selon cette stratégie, il serait crucial de renouer avec le plein emploi, et pour cela de poursuivre des politiques ultra- accommodantes, pendant une période de temps plus longue que nécessaire, quitte même au besoin, à accepter l’existence de bulles. Clairement suivie par Alan Greenspan autrefois, cette stratégie avait conduit à des excès dévastateurs… Il ne faudrait pas que les marchés financiers associent J. Yellen à de tels risques. En tout cas, cette stratégie de reflation est favorable aux classes d’actifs risqués, et elle maintient les taux d’intérêt – courts et longs – à de faibles niveaux.
Stratégie de sortie # 2: rendre la politique économique efficace passe par un retour de l’inflation. Ce thème, évoqué à de nombreuses reprises par O. Blanchard (FMI) et par P. Krugman, est également l’un des chevaux de bataille de banques centrales (le vice-président de la Fed, S. Fisher évoque fréquemment ce sujet) et de gouvernements. Si elle réussit, cette stratégie pousse les taux courts et longs à la hausse, et la reprise de croissance censée en découler favorise les actifs risqués.
Stratégie de sortie # 3: mener des réformes structurelles s’avère indispensable. La Banque des règlements internationaux (BRI) et les banquiers centraux en général, ne manquent jamais de rappeler la nécessité de rendre les économies moins dispendieuses et plus flexibles, seule façon de ne pas créer de bulles financières (stratégie #1) ou (stratégie # 2), de laisser déraper l’inflation, un des objectifs cruciaux – sinon le seul – pour certaines banques centrales. À court terme, cette stratégie pénalise les actifs risqués.
#6 Politiques monétaires conventionnelles : peut-on miser sur un retour de leur efficacité ? Le cas de la zone euro
Les variations de taux (politiques conventionnelles) et de liquidité (politiques non conventionnelles) ont un impact sur l’économie réelle, via les taux d’intérêt et le crédit bancaire, les effets de richesse ou encore les effets de change.
L’histoire montre i) que les politiques monétaires conventionnelles et non- conventionnelles doivent être suffisantes pour générer des effets de richesse conséquents, et ii) que les taux longs doivent baisser en deçà des anticipations de croissance économique afin d’encourager les investisseurs à acheter des actifs risqués.
Les leçons de 2008 (crise financière) et de 2011 (crise de la dette) sont multiples.
- Les canaux de transmission « taux d’intérêt » et « crédit bancaire » sont largement inefficaces quand les agents économiques sont en cycle de deleveraging. Ce n’est plus le cas aux États-Unis, mais c’est encore le cas dans les pays périphériques de la zone euro.
- Les canaux de transmission « effet de richesse » sont très puissants en situation de deleveraging dès que les politiques monétaires non conventionnelles entrent en action. Les États-Unis en ont fourni un exemple remarquable, ainsi que la zone euro, à un degré moindre… et avec retard.
- Le canal « taux de change » dépend du déséquilibre entre épargne et investissement. Un excès d’épargne (surplus courant) ne plaide pas en faveur d’une dépréciation de la devise. C’est sans doute là une différence importante, actuellement, entre le Japon (ou l’effet change a joué à plein) et la zone euro (où il a été quasiment inexistant… jusqu’en 2014). L’enjeu de la BCE est donc clair: maintenir les taux bas et favoriser les effets de richesse. L’enjeu de la zone euro est également clair: adopter un policy-mix qui accroît les anticipations de croissance. La BCE ne peut pas tout faire, et tant que le canal du crédit bancaire (politiques conventionnelles) est « grippé », l’adjonction de liquidités (politiques non conventionnelles) est inévitable.
#7 BCE : entrée durablement dans une phase de taux bas et d’ajouts de liquidités
Pour l’heure, les marchés financiers considèrent à juste titre que la politique à venir de la BCE restera accommodante pour une période de temps considérable (encore plus considérable qu’aux États-Unis !). La Fed a tout récemment mis fin à son programme de Quantitative Easing, mais la Banque du Japon poursuit dans cette voie, tandis que la BCE est en passe d’accélérer le rythme. En somme, l’excès de liquidité mondiale n’est pas en train de se tarir. La BCE affiche son souhait de voir son bilan revenir au niveau de celui qui prévalait début 2012 : 2 700 Mds € en janvier et 3 000 Mds € en mars, contre 2 000 Mds € actuellement. En clair la BCE souhaite que son bilan atteigne de nouveau plus de 30 % du PIB de la zone (contre 20 % environ actuellement). La stratégie de la BCE est claire et ses actions de taille :
- Lancement du programme TLTRO, pour un montant de l’ordre de 400 Mds € , mené en huit étapes sur deux ans. Le premier a été jugé décevant, mais il ne fallait pas s’attendre à un grand succès à quelques semaines des Assets Quality Review (AQR) et stress tests.
- Annonce d’un programme d’achat d’ABS et de Covered Bonds (titres immobiliers compris), d’une taille non spécifiée, mais potentiellement très importante. Il règne un peu de scepticisme à l’égard de ce programme, peut-être parce qu’il intervient un peu tard dans le cycle : les banques n’ont guère d’incitations (réglementaires, mais aussi financières) de se défaire des crédits bancaires (deleveraging presque terminé), la situation économique est moins dégradée, la profitabilité en grande partie restaurée… Autrement dit, ce qui aurait été salutaire il y a deux ans apparaît aujourd’hui moins indispensable. Il s’agit pourtant d’un programme opportun et même vital, et on peut penser que si la BCE s’engage sur ce terrain, il s’agira de montants conséquents. Aider au financement des PME (très dépendantes des banques contrairement aux grandes entreprises) en maintenant les taux bas, en facilitant l’accès à la liquidité banque centrale et en réactivant le marché des ABS est crucial, quand on connaît le poids des PME dans l’économie européenne. En clair, en 2012, les PME employaient 87 millions de personnes dans l’Union européenne (67 % de la main-d’œuvre totale) et généraient 58 % de la valeur ajoutée globale. Elles représentent près de 80 % de la main-d’œuvre et 70 % de la valeur ajoutée en Italie, en Espagne et au Portugal. Dans ces pays, le secteur des PME est dominé par les toutes petites entreprises comprenant moins de dix salariés. Enfin, elles ont assuré 85 % des créations nettes d’emploi entre 2002 et 2010.
- Perspectives d’achat d’obligations privées (si l’on en croit les rumeurs).
- Perspective d’un QE souverain si besoin est. Le sujet est délicat: on connaît la réticence de certains pays, Allemagne en tête, à l’égard des programmes OMT (Outright Monetary Transactions) qui prévoyaient que la BCE se porte acquéreur de dettes de pays en difficulté. L’annonce de cette facilité avait grandement contribué à apaiser le stress financier et à réduire les primes de risque que portaient les souverains périphériques. Mais la sélectivité de ces actions aurait conduit la banque centrale à accumuler des dettes en souffrance et à financer des États en déficit. Si cela n’est pas, semble-t-il, conforme aux statuts de la BCE, en revanche, se porter acquéreur de dettes européennes (au prorata du capital des États dans le capital de la BCE par exemple) le serait. Débat à suivre, sans aucun doute, et sujet troublant, assurément : comment imaginer que le président de la BCE puisse proposer des solutions non conformes aux statuts de l’organisation qu’il dirige ?
Au total, il est évident que les taux courts européens resteront très bas pour les 3 à 5 ans à venir, et que des mesures quantitatives seront dévoilées au cours des mois à venir. La stratégie de la BCE est claire, et inévitable.
Malgré les mesures à venir (BCE, plan Juncker de 300 Mds d’infrastructures), la croissance en zone euro va rester faible pour plusieurs années encore… reconnaissons toutefois que la zone euro bénéficie d’une combinaison de facteurs très favorables :
- Un large QE de la BCE (qui n’en est qu’à ses débuts et pourrait être élargi aux titres obligataires privés et aux titres souverains, si besoin),
- Des taux d’intérêt qui ne sont pas près de remonter,
- Un affaiblissement de l’euro qui devrait se poursuivre,
- Un possible plan de relance européen centré sur des investissements en infrastructures (le « plan Juncker »),
- Un assouplissement des conditions de crédit,
- Des politiques budgétaires moins restrictives qu’au cours des dernières années,
- Une reprise dans les économies périphériques les plus durement touchées par la crise (Espagne, Portugal, Grèce et Irlande). Tous ces facteurs sont favorables à la poursuite de la défragmentation économique et financière de la zone euro, ce que recherchent gouvernements et BCE. Le risque, c’est que la croissance mondiale s’étiole encore, que les craintes sur la solvabilité des États européens refassent surface, que les situations politiques et sociales se dégradent…
#8 Fed : la sortie du QE est un exercice difficile
Avec des chiffres d’inflation faibles – ou bien plus faibles que prévu – aux États- Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Chine, le thème de la déflation a refait son apparition. Il n’en fallait pas plus pour que les « colombes » de la Fed interviennent. Pour John Williams, président de la Fed de San Francisco, la Fed devra reprendre sa politique de QE… qui vient à peine de se terminer (fin octobre), si l’inflation ne parvient pas à converger vers la cible de 2 %. Stanley Fisher, le vice-président de la Fed, a également insisté sur le caractère crucial de la remontée de l’inflation. Quant à James Bullard, président de la Fed de Saint- Louis, réputé « faucon » (voir tableau ci-dessous), il a déclaré que la Fed devrait retarder la fin du QE afin de s’assurer que les perspectives d’inflation soient préservées. Il faut dire que, malgré les améliorations cycliques indéniables sur le marché du travail, l’inflation salariale reste aux abonnés absents : les salaires réels continuent de stagner, ce qui empêche une accélération solide de l’inflation.
On notera le décalage important entre, d’une part les déclarations de Mme Yellen (qui annonce un laps de temps considérable entre la fin du QE et le début des hausses de taux), d’autre part les « prévisions » des membres du board de la Fed (compatibles avec des hausses des taux identiques (rapides et conséquentes) à celles qui ont prévalu dans les phases de resserrement monétaire passées, et enfin avec ce qu’indique le nouvel indicateur fétiche de la Fed, un indice composite concernant le marché de l’emploi (voir encadré p.14) qui montre clairement que la Fed aurait dû resserrer il y a au moins 6 mois. Tout ceci confirme qu’il est bien difficile de sortir d’un vaste programme de QE, et que les erreurs de politique monétaire restent un facteur de risque majeur pour des marchés qui ont jusqu’ici accordé aux banques centrales une confiance absolue et parfois aveugle.
Au total, force est de reconnaître qu’il n’y a pas de raison de voir l’économie américaine ralentir durablement. De nombreux facteurs plaident en faveur de la poursuite de l’expansion :
- Les conditions monétaires et financières sont très accommodantes ;
- Les effets de richesse jouent à plein: par exemple, les taux longs ont rebaissé depuis le début de l’année, la bourse est au plus haut ;
- La politique budgétaire devient moins restrictive ;
- Les ménages se sont désendettés ;
- Le chômage baisse ;
- Les entreprises sont en bonne santé (marges élevées) ;
- La croissance mondiale tient bon.
Peut-on en revanche espérer une nette accélération? Pas sûr… le cycle économique américain est moins impressionnant concernant l’investissement, les salaires… Au total, la remontée des fed funds interviendra donc probablement un peu plus tard que prévu, fin 2015 voire début 2016. Au-delà de la date de début du resserrement, se pose la question de l’ampleur des hausses et de la fréquence. Même la Fed aujourd’hui n’en sait rien (il y a tellement de paramètres en jeu et la date du premier resserrement est encore bien éloignée !). Mais ce que l’on peut dire actuellement, c’est que le resserrement à venir sera moins rapide et moins brutal que ne l’ont été les précédents, et moins brutal et moins rapide que les prévisions des gouverneurs de la Fed (les « dots »), prévisions auxquelles les marchés financiers accordent bien peu de crédit.
#9 Prime de risque, coût du capital et valorisation des actifs risqués : un débat récurrent
L’environnement de taux bas – courts et longs – n’est bien évidemment pas sans conséquences pour les actifs financiers, et notamment les actifs risqués. Les taux d’intérêt entrent en effet en ligne de compte dans les modèles de valorisation d’actions et de primes de risque. Ce point est important car la hausse du prix des actifs risqués, dans le monde actuel de faible croissance, est souvent perçue comme étant excessive, et donc représentative d’une création de bulle. Qu’en est-il exactement? Et si la hausse des prix d’actifs était tout simplement liée à un « repricing » et à l’intégration de taux durablement bas dans les modèles d’évaluation ?
Répondre à cette question serait aisé s’il n’existait qu’une seule façon de calculer la valeur d’une action ou d’une prime de risque. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Les méthodes d’évaluation et les hypothèses de croissance, de taux varient d’un bureau de recherche à l’autre mais aussi d’un analyste à l’autre, d’un secteur à l’autre… On retrouvera par exemple la méthode des cash flows actualisés (DCF), de l’EVA (Economic Value Added), de l’actualisation des dividendes, des multiples de transactions, de l’actif net réévalué (ANR)… bref, différentes approches, même si la méthode des cash flows actualisés est la méthode la plus commune. Elle consiste à déterminer la valeur actuelle des liquidités qu’une entreprise sera capable de dégager dans le futur. Cette évaluation sera sensible à des hypothèses comme le taux d’actualisation (coût moyen pondéré du capital ou WACC – Weighted Average Cost of Capital), qui représente en fait le taux de rentabilité annuel moyen attendu par les actionnaires et les créanciers, en retour de leur investissement. Plus le taux d’intérêt est bas, et plus le coût du capital sera bas (à fiscalité inchangée). Une autre composante des modèles d’évaluation concerne l’hypothèse de croissance (la croissance à l’infini). On utilise généralement la croissance à long terme, soit une moyenne historique longue, soit la croissance potentielle.
Il existe également plusieurs méthodes pour évaluer les primes de risque, mais il est courant d’utiliser l’écart entre la rentabilité des actions (rendement du dividende + taux de croissance du PIB nominal) et le taux sans risque, que l’on approxime généralement par le taux d’intérêt à 10 ans (on prend en général le taux allemand).
Au cours des 25 dernières années, on constate que la rentabilité du marché des actions a « relativement peu » fluctué autour de sa moyenne (autour de 10 % au plus haut, environ 5 % au plus bas, avec une moyenne de 7 %). En revanche, le taux 10 ans s’est effondré sur la période, passant d’un plus haut de 9,1 % au moment de la réunification allemande à un plus bas de 0,9 % en cette fin de mois d’octobre.
Autrement dit, si la rentabilité du marché des actions n’est aujourd’hui que légèrement en dessous de sa moyenne (6,3 %), le taux sans risque a quant à lui été divisé par 10, d’où une prime de risque qui demeure à des niveaux très (trop) élevés.
Pour réduire ce biais, on peut faire deux aménagements :
- Plutôt que de prendre les taux allemands, on prend une moyenne des taux d’intérêt en Europe, pondérée en fonction des poids dans l’indice. Le taux est alors de 1,6 % vs. 0,9 %;
- Compte tenu de la situation actuelle (démographie, investissements / innovations, stagnation séculaire…), tout le monde a revu à la baisse les potentiels de croissance, y compris la Fed pour ce qui concerne les États- Unis. Les taux d’intérêt d’équilibre (courts et longs) sont ainsi également revus à la baisse. On réduit donc les potentiels de croissance potentielle long terme.
Pris ensemble, selon nos estimations, ces deux correctifs réduiraient la prime de risque de 150 pb. Celle-ci s’établirait donc autour de 4 % au lieu de 5,5 %, avec l’ensemble des conséquences qui en découlent sur le coût du capital.
Au total doit-on revoir le coût du capital des entreprises? Au regard des perspectives de croissance et du taux d’équilibre long terme, la réponse est oui… à quelques nuances près :
La baisse des taux d’intérêt allemands ou américains et leur maintien à des niveaux en moyenne plus bas qu’au cours des années passées est un fait, mais cela ne veut pas dire que cela s’applique nécessairement à tous les pays. Pour les pays périphériques, la composante spread est importante, et l’on peut penser qu’un nouvel effondrement de croissance pèserait sur la solvabilité et sur les spreads. Autrement dit, la baisse du coût du capital est généralisable tant que la situation reste apaisée. Dans le cas contraire, on assisterait à une hausse du coût du capital dans certains pays.
Chez Amundi, nous avons d’une part réduit le coût du capital dans nos modèles d’évaluation il y a plus d’un an (ce qui justifie des valorisations plus élevées), mais nous avons aussi décidé de revoir à la baisse le potentiel de croissance à long terme et de dissocier pays du cœur de la zone euro et pays périphériques, avec un taux de capital plus élevé pour le second groupe. On notera que revoir à la baisse le coût du capital accroît – parfois considérablement – la valorisation des actions alors que revoir à la baisse la croissance potentielle la réduit. Difficile de revoir l’une sans revoir l’autre. Ceci explique pourquoi, avec des hypothèses différentes (sur le couple taux de croissance – taux d’intérêt), mais avec une méthode identique, on peut parvenir à des évaluations similaires… et aussi peu excessives ou « anormales ».
#10 Lowflation, déflation, récession, reflation: scénarios et stratégies d’investissement
Au total, trois scénarios alternatifs se dessinent :
• Notre scénario central pour 2015 (probabilité: 65%) est développé dans le texte 3 pour la partie purement macroéconomique. Dans ce scénario, la croissance mondiale reste relativement solide, mais la croissance de la zone euro reste faible. La déflation menace encore, ce qui pousse la BCE à mettre en place des mesures qui poussent la taille du bilan à la hausse. Une dépréciation supplémentaire de l’euro nous semble inévitable. Les politiques économiques s’infléchissent quelque peu (texte 2), mais l’accélération de la reprise économique prend du temps. 2015 devrait être une année caractérisée par des politiques de reflation, dans un environnement de faible croissance. Un environnement suffisamment sain pour éviter une nouvelle crise, mais un environnement de plus forte volatilité, qui n’empêche cependant pas la convergence économique et la défragmentation financière de se poursuivre. La Fed conserve quant à elle une politique monétaire accommodante, mais les courbes futures se pentifient dans la deuxième partie de l’année.
La baisse de l’euro serait sans aucun doute l’un des facteurs les plus favorables pour les marchés d’actions de la zone, avec le rendement du dividende, historiquement et systématiquement plus élevé qu’au Japon ou aux États-Unis. Il faut tout de même noter que dans un environnement de taux très bas et de plus grande volatilité, être long duration des pays du noyau dur ne protège plus des secousses sur les marchés d’actions. Cette limite au « macro hedging » est elle-même génératrice d’une plus grande volatilité.
• Le scénario intermédiaire est un scénario de déflation – récession … « à la japonaise – années 1990 et 2000 » (probabilité : 30%). C’est précisément ce scénario que banquiers centraux, gouvernements et instances européennes veulent éviter à tout prix. Car dans un tel cas de figure, les doutes sur la solvabilité de certains États périphériques et sur l’efficacité des politiques monétaires en zone euro referaient surface, des éléments annonciateurs d’une crise sévère. On assisterait alors à une nouvelle dégradation des spreads de crédit, entreprises et souverains. Les marchés d’actions n’y résisteraient sans doute pas, affectés par les perspectives de croissance dégradées, la remontée des spreads, la volatilité de marché et les perspectives de profit.
• Au troisième et dernier scénario est associée la probabilité la plus faible. Le scénario de « normalisation » (probabilité : 5%) est fort peu probable. Même si la croissance gagne du terrain, il n’est pas possible dans les conditions actuelles de croire en une quelconque normalisation : pas plus des politiques monétaires que des taux longs, ou encore des croissances potentielles irrémédiablement revues à la baisse. De même, il n’est pas possible de croire qu’un tel scénario ne passe pas d’abord par notre scénario central qui met l’accent sur le rôle majeur des banques centrales et des policy-mix.