par Philippe d’Arvisenet, directeur de la recherche et des études économiques de BNP Paribas
L’aversion pour le risque atteint des proportions extrêmes dans le monde actuel. Nous avons récemment assisté à un passage en territoire négatif des rendements des bons du Trésor américain, qui atteste bien l’ampleur de la fuite vers la qualité ; en effet, si l’on en vient à payer pour investir dans les emprunts d’État, cela ne dénote-t-il pas un manque de confiance, même dans les actifs liquides ?
Une analyse monétaire simple
Pour rester simples et sans tenir compte des questions de causalité (un débat économique très ancien en matière d'influence des agrégats monétaires), nous pouvons nous appuyer sur l'identité fondamentale ci-après : M V = P T soit la quantité de monnaie multipliée par sa vitesse égale la valeur des transactions (quantité multipliée par prix).
La vitesse de la monnaie s'est effondrée en conséquence de la rétention des liquidités par les individus. Toutes choses égales par ailleurs, la chute de V entraîne une diminution des transactions et peut finir par engendrer un processus déflationniste (P suivant T à la baisse). Pour contrer ce mouvement, la Réserve fédérale américaine procède à des injections massives de liquidités (voir l’explosion de son bilan).
Cependant, comme on l’a vu au Japon, lorsque la création de crédit s’arrête, pour quelque raison que ce soit (demande ou offre insuffisantes), l’inflation de la monnaie de base ne garantit nullement que les agrégats monétaires plus larges lui emboîteront le pas. Lorsque le recours à des procédures classiques, à savoir l’acquisition de titres à court terme qui ne rapportent rien, n’est d’aucune aide puisque la liquidité n’est pas dépensée, mais thésaurisée (certains utilisent l’image de « pousser sur une ficelle »), il peut être indiqué d’utiliser l’assouplissement quantitatif. L’acquisition de valeurs mobilières aux échéances plus longues, de nature plus diversifiée, peut se révéler fructueuse en engendrant des rendements inférieurs.
Certes, cela ne suffira pas à déclencher un nouveau « boom » de l’endettement dans un contexte de reconstitution des bilans des ménages, mais la charge de leurs paiements d'intérêts s'en trouvera allégée. N’avons-nous pas assisté à une diminution des taux des emprunts hypothécaires sur 30 ans à taux fixe de 5,4 % à 4,8 % en seulement quelques jours, suite à l’annonce fin novembre de l’intention de la Fed de racheter jusqu’à USD 600 mds de titres des agences Fannie Mac, Freddie Mac et Ginnie Mac ? N’avons-nous pas assisté par la suite à une augmentation considérable des demandes de refinancement ?
De toute façon, on ne peut attendre de la politique monétaire qu’elle résolve tous les problèmes alors que le secteur privé est en phase de réduction de sa dette. La distribution de crédit ralentit rapidement, comme l’ont montré les flux de capitaux de la Fed, le taux d'endettement des ménages a atteint son pic au printemps dernier(1), ce qui, comme le montrait bien la dernière enquête de la Réserve fédérale sur l’octroi de crédit (Senior Loan Officer Survey), ne procède pas seulement d’un resserrement des conditions d’emprunt, mais bien également d’un reflux de la demande.
Si l'endettement recule, il est évident que la demande en pâtit. Prenons l'exemple des ménages ces dernières années : le potentiel d'accroissement de leur demande a été tiré à la hausse par le développement de la dette, qui est venu s’ajouter à l’évolution de leur revenu disponible. Lorsque l’augmentation de la dette s’interrompt brutalement (et encore plus si cette dernière se contracte), la demande peut chuter, même si les revenus continuent de croître. Les composantes de la demande fortement dépendantes du crédit (l’investissement dans le logement, mais également les acquisitions de biens durables tels que les automobiles) supportent l’essentiel de l’ajustement. C’est bien le phénomène enregistré dans l’immobilier résidentiel depuis deux ans et pour les biens de consommation durables depuis quelques mois.
Un calcul très simple suffit à donner une idée très précise de la situation actuelle de l’investissement résidentiel et des ventes de détail. Le premier a chuté de 40% en 2 ans, tandis que les dernières n’ont connu que cinq mois de contraction. J’additionne tout simplement le revenu disponible des ménages et la dette nette supplémentaire, ce qui permet d’estimer ce qui aurait pu être dépensé en consommation ou en acquisition de logements. Le recul de l’endettement constaté ces derniers trimestres n’a fait que précipiter le passage de ce total en territoire négatif et la contraction de la demande n’a donc rien d’étonnant.
Politique budgétaire
Lorsque la réduction de la dette du secteur privé a lieu en même temps que le recul de la demande, une augmentation de la dette publique est justifiée. C’est précisément ce qui s’est passé au Japon dans les années 1990, lorsque les entreprises du pays ont consolidé leurs bilans (le rapport dette des entreprises/PIB avait alors chuté de 155% en 1990 à 120% en 2000 et 95% en 2005, tandis que, dans le même temps, la dette publique augmentait de 65% en 1990 à 175% actuellement. L’efficacité et les conséquences à long terme d’une telle politique budgétaire soulèvent plusieurs questions. Certes, elle paraît indispensable à court terme, mais il convient d’examiner ses conséquences à plus longue échéance.
Par ailleurs, le contexte de fuite vers la qualité rend l’emprunt public nettement moins cher que le crédit privé, ce qui justifie d’autant plus que l'État augmente son recours à l’emprunt en période de désendettement privé. A court terme, l’efficacité de l’intervention de l’État dépendra de ses composantes. Les baisses d'impôts visant à stimuler la demande, comme une réduction forfaitaire de la TVA, ne sont sans doute pas très efficaces, leur impact étant limité par un contexte d’orientation généralisée des prix à la baisse. Par ailleurs, elles peuvent renforcer les craintes de déflation. Une diminution généralisée de l’impôt sur le revenu peut également se révéler décevante, les sommes ainsi économisées par les ménages pouvant servir à accroître l’épargne au lieu de la consommation. Il est probable que les mesures ciblées visant à alléger la charge des ménages très endettés ou à faibles revenus, ou encore visant des secteurs spécifiques, soient plus efficaces (voir en France la « prime à la casse »).
Dans une perspective à plus long terme, lorsque l’appétit pour le risque se normalisera, les rendements devraient repartir à la hausse. Ce retournement, combiné à l’augmentation de la dette publique, est synonyme de davantage d’intérêts à payer, et donc d’une moindre marge de manœuvre pour réduire les impôts ou accroître d'autres types de dépenses. Dans cette optique, il est d'ores et déjà évident qu'une réévaluation du risque est en cours, comme l'atteste l'élargissement des écarts de rendement des emprunts souverains par rapport aux Bunds allemands dans la zone euro. La réduction de la dette suppose soit une augmentation des impôts – une mesure qui peut être difficile à prendre dans des pays où la charge fiscale est élevée (comme l’Europe continentale) –, soit une réduction des charges, ce qui, bien que recommandable pour les dépenses courantes, est toujours un point politiquement sensible.
Pour faire face aux défis d’aujourd’hui que représentent une récession profonde et un risque de déflation, la dette publique doit prendre le relais d’une dette privée en diminution. Naturellement, toutes choses égales par ailleurs, un tel processus reportera la correction des déséquilibres externes – en d'autres termes, du déficit courant des États-Unis. La seule différence étant qu'il reflétera un déficit de financement accru pour le secteur public et inférieur pour le secteur privé.